« Difficile d’évaluer les jihadistes qui sortent de prison »

Mis en ligne le 14 Mai 2019

Cet article-entretien aborde la question des sortants de prison et de la difficile évaluation, tant de leur dangerosité que de leur capacité de réinsertion. L’entretien met en lumière les difficultés auxquelles ces évaluations se heurtent. Il revient également sur le processus de radicalisation qui s’opère chez de jeunes français et décrit l’attitude adoptée comme le travail singulier mené par le magistrat anti-terroriste face aux Jihadistes.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « Difficile d’évaluer les jihadistes qui sortent de prison ». Les Cahiers de l’Orient n°134,  Entretien avec Marc Trévidic par Dounia Bouzar printemps 2019.

NB : Ce numéro sera au centre d’une conférence-débat à l’Assemblée nationale le jeudi 13 juin 2019.

Ce texte, ainsi que d’autres publications et informations, peuvent être consultés sur le site des Cahiers de l’Orient.


Les Cahiers de l’Orient / Dounia Bouzar : Quel est votre regard général sur la situation actuelle de ceux qu’on appelle les radicalisés ?

Marc Trévidic : Ce n’est pas évident d’y voir bien clair. Le dernier point précis remonte à la vague de départs des jeunes Français pour la Syrie – à visages découverts, si l’on peut dire. Nous avons constaté avec stupeur l’engouement des jeunes pour cette émigration. Personne ne pouvait imaginer qu’autant de Français étaient radicalisés au point de vouloir partir. Le gouvernement avait mis en place en urgence un Numéro vert, tenu par l’UCLAT [1], pour tenter de recenser et de repérer, via les familles, ceux qui préparaient leur départ ; vous êtes bien placée pour vous souvenir de cette période [2]… Ce mouvement d’immigration nous a en quelque sorte fait prendre conscience de l’ampleur des dégâts pour la première fois de manière quantifiable. Plus de 18 000 familles ont téléphoné à ce Numéro vert, craignant que l’un de leurs proches ne rejoigne Daech… Bien entendu, ce n’était qu’une partie des familles concernées ! D’autre part, tous ceux qui l’auraient voulu ne sont pas partis, pour des raisons diverses : attachement familial, maladie, conditions financières, caractères frileux… Quand 2 000 individus partent effectivement, comment savoir combien au total en avaient le projet ? Le nombre d’individus radicalisés est donc difficile à établir avec exactitude. Il y a un an, les services spécialisés recensaient sur notre territoire national 19 745 individus fichés FSPRT [3], dont 22,7 % de femmes. 2014-2015 constitue donc un moment historique, car c’est alors que la volonté de rejoindre Daech s’affiche ouvertement et que la société se rend compte globalement du phénomène.

Par rapport à ces constatations et à ces chiffres, face à la réaction forte de l’État après les attentats commis sur notre sol – notamment la mise en place de l’état d’urgence – beaucoup de radicalisés ont adopté une posture discrète et sont entrés en dissimulation. Mais le fait de « faire canard » ne signifie pas qu’on a abandonné ses convictions… Je n’adhère pas à l’idée optimiste selon laquelle les radicalisés seraient dégoûtés de leur idéologie du fait des attentats perpétrés en France. Je pense simplement que, lorsque l’État islamique fait peur à tout le monde, que cette organisation veut nous accueillir, on se sent supérieur tandis que, quand on est moins fort, on se cache. En période de défaite militaire, comme c’est aujourd’hui le cas, on redevient discret…

Parallèlement, les gens chevronnés, les plus intelligents, sont plutôt partis dans les autres pays pour se refaire une santé – comme c’était le cas pour Peter Chérif [4]. Ceux qui ont de la bouteille sont probablement au Pakistan ou en Asie. Ils se sont mis au vert et ne risquent pas de rentrer en France, contrairement à ce qui était annoncé.

C. O. /D. B. : Cette discrétion signifie-t-elle que les professionnels de terrain auront plus de difficulté à les repérer, que les indicateurs d’alerte institués ne fonctionneront plus ?

M. T. : Sans nul doute. À part les excités qui fanfaronnent parce qu’ils ne savent pas vivre autrement, qui arborent le tee-shirt de Ben Laden ou le drapeau de Daech sur leur voiture… Mais bien entendu, ce ne sont pas les plus dangereux.

C. O./D. B. : Pensez-vous qu’à court terme, une nouvelle attaque soit possible sur le sol français ?

M. T. : Je ne vois pas comment actuellement, une attaque organisée de grande ampleur serait possible ; cela me paraît un peu tôt. Seulement, des individus non structurés peuvent agir et faire des dégâts importants sans aucune organisation : on l’a vu à Strasbourg. Comment avoir une idée de ce qui se passe en France maintenant ? Notre vigilance tombe un peu en sommeil, et c’est dangereux. Quand l’[organisation] État islamique a compris que la coalition allait mener une vraie guerre, certains de ses membres ont dû préparer l’avenir. Les questions sont donc : sont-ils encore tous éparpillés ? Au bout de combien de temps vont-ils se regrouper ? Ont-ils déjà formé des petites cellules ? Ils se doutent bien que tous leurs proches sont sous surveillance. Logiquement, ils attendent le temps nécessaire pour reprendre contact, probablement au moment où notre vigilance aura beaucoup diminué…

C. O./D. B. : Le discours politique actuel se veut rassurant, comme si la défaite militaire de Daech signifiait la fin des attentats…

M. T. : Le problème est de savoir si le contenu du discours politique est lié au degré de surveillance. On peut tenir un discours rassurant sans nécessairement faiblir la vigilance ! En 2007, à la fin des premières filiales irakiennes, les effectifs de police ont diminué de façon impressionnante : un fonctionnaire sur deux n’a pas été remplacé. Mais il n’y avait pas eu d’attentat depuis celui du 3 décembre 1996 au RER Port Royal… Avec la force des attentats que nous venons de subir, je ne pense pas que le gouvernement puisse imaginer baisser la garde pour le moment, d’autant qu’environ 400 jihadistes vont sortir de prison – une grande partie de ces détenus étaient partis une quinzaine de jours en Syrie et sont vite rentrés. L’État français a conscience de ce danger ; je suis confiant sur sa vigilance actuelle devant une telle masse de personnes à risque interne très fort.

C. O./D. B. : Comment évaluer le niveau de dangerosité de ces « sortants » de prison, qui ont écopé de quelques années de détention suite à leur retour rapide de la zone irako-syrienne ?

M. T. : C’est une situation compliquée : l’enquête pénale n’a pas permis de vraiment évaluer ces détenus au préalable. Ils ont été incarcérés dès leur descente de l’avion dans lequel l’ambassade française en Turquie les avait placés, puisque la plupart de ces « revenants » lui avaient demandé de l’aide pour rentrer. Nous n’avons pas eu le temps de les observer, de les écouter, de les mettre sous surveillance, pour vérifier exactement ce qu’ils avaient dans le ventre. Nous n’avons pas pu vérifier s’ils étaient vraiment partis pour des raisons humanitaires, comme tous le prétendaient… Auparavant, c’était la procédure appliquée aux jihadistes rentrant par exemple de Bosnie. On les mettait d’abord sous surveillance, en milieu ouvert, pour les connaître, et une enquête était menée, qui pouvait durer une bonne année, y compris sur leur famille et leurs proches, avant une éventuelle arrestation. Quand on avait la preuve que certains étaient rentrés parce qu’ils ne voulaient effectivement pas participer aux combats, on ne les arrêtait pas ; ils n’ont jamais su qu’ils avaient été longtemps surveillés… Les autres, qui rêvaient d’imposer la charia en utilisant la violence, étaient déférés.

Depuis Daech, cette stratégie n’a pas été possible. En période de crise, ce luxe n’existe pas, on doit ouvrir le parapluie tout de suite. En raison du nombre de dossiers qui s’enchaînaient et des risques d’attentats sur le sol, les enquêteurs et les forces de surveillance ont manqué, le niveau était insuffisant pour gérer cette montée du terrorisme et il a été impossible de vérifier si les revenants avaient vraiment fui l’EI ou s’ils rentraient en France commandités par ses soins et animés de mauvaises intentions… Il fallait systématiquement incarcérer les individus en détention provisoire. Nous avons bien sûr tenté de compenser ce manque de profondeur d’enquêtes préalables par une évaluation en prison. Mais on ne peut comparer l’évaluation de quelqu’un qui ne sait pas qu’on le surveille avec celle d’un individu en détention préventive, qui sait qu’il doit « montrer patte blanche ». C’est cet aspect qui me gênait le plus : que nos enquêtes aient manqué de critères objectifs, et d’avoir si peu de renseignements sur les jihadistes. Mais comment faire autrement ? Il m’est donc difficile de prédire comment, quelques années plus tard, ces détenus ont évolué pendant leur détention et comment ils ont vécu leur procès.

C. O./D. B. : Cette perte d’informations précieuses recueillies en surveillant les individus en milieu ouvert est due au manque de policiers ?

M. T. : Chaque pays dispose d’un nombre d’effectifs donné, et une période de crise entraîne une explosion d’enquêtes. Or, le temps de rattraper le décalage, la capacité opérationnelle prend deux ans à se reconstituer, ce qui est long dans un contexte de terrorisme. De même a-t-il fallu du temps pour passer de 8 à 14 juges antiterroristes. C’est le cœur du problème : il faut garder un effectif suffisant pour gérer le pire, mais si le phénomène se calme pendant un temps assez long, les autorités ont tendance à diminuer les effectifs pour faire des économies, d’où le phénomène de yoyo. Du point de vue judiciaire, on aurait pu régler ce problème en construisant un pôle national unique qui mêle les affaires de génocide, de terrorisme et de criminalité organisée. Ainsi, si les affaires d’un secteur diminuent, les juges équilibrent en s’occupant des affaires de l’autre secteur. Il existe en France huit JIRS (juridictions interrégionales spécialisées)5. On aurait pu quadriller la France avec des gestions communes qui demandent les mêmes façons de travailler un peu lourdes, avec des aspects monétaires et des dimensions internationales. Cela aurait également permis aux juges de ne pas s’occuper d’une seule sorte de dossier, comme le génocide. Tout le monde trouvait cette idée bonne mais cela ne s’est pas fait, difficile de savoir pourquoi…

À la fin des premières filières irakiennes, deux aspects se sont conjugués : une baisse réelle d’activités terroristes, après les départs massifs de 2003-2004, et la volonté de Nicolas Sarkozy de diminuer les fonctionnaires au niveau national. Tout le monde était attentif au projet de fusion entre DST et RG6, destiné à ne pas faire de doublon et garder la cohérence. Mais en réalité, on a perdu beaucoup d’effectifs de gens de terrain, sans oublier une rivalité entre la DCRI7 et la SDAT8 en raison de la baisse du nombre de dossiers terroristes… Paradoxalement, les dossiers anciens, en quantité, n’intéressaient pas grand monde – les « dossiers morts » concernant des transactions en Arabie séoudite ou en Mauritanie jamais réelle ment éclaircies. Cela m’a donné le temps de travailler certaines affaires en profondeur : celles des attentats de la rue Copernic (1980), de la rue des Roziers (1982), de Karachi (2002), etc. [Les meurtres commis par] Merah en 2012 ont réveillé tout le monde ; à partir de l’explosion de 2013, tout est allé vite et nous a dépassés, d’autant plus que nous avions perdu des fonctionnaires qui s’y connaissaient bien. Par exemple, des anciens spécialistes du renseignement intérieur ne peuvent passer au renseignement judiciaire s’ils ne maîtrisent pas le Code de procédure pénale. Des formations ont été mises en place, mais on a perdu deux ans avant de se remettre à niveau.

C. O./D. B. : La police a-t-elle assimilé le changement entre le recrutement d’Al-Qaïda, qui se constituait en filières relativement organisées et hiérarchisées, et l’aspect « individualisation de l’engagement » développé par les recruteurs de Daech avec l’aide des réseaux sociaux, qui touche des jeunes très différents ?

M. T. : Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun mélange. Mais effectivement, on voit des petits jeunes qui ne paient pas de mine se radicaliser en quelques semaines, non par le texte mais par l’image, sans fond dogmatique très important. Par ailleurs, ce qui est nouveau est que le recrutement concerne des adolescents et des femmes. Au début – vous vous en souvenez au niveau éducatif – on voulait les empêcher de partir. Sur le plan judiciaire, nous tentions de les empêcher administrativement de prendre l’avion. J’étais favorable à cette gestion, contrairement à d’autres qui estimaient au contraire que, si l’État les laissait tous rejoindre la zone irako-syrienne, cela nous débarrassait du danger et nous permettait de savoir où ils étaient. Je trouvais que c’était une vision étriquée qui ne tenait pas compte des Syriens ; il me paraissait cynique de se décharger de nos jihadistes dans un autre pays qui avait déjà son lot de souffrances et de problèmes. Je n’étais pas non plus certain que cela nous protège tant à terme, car il est évident que ceux qui n’ont pas suivi le parcours initiatique de l’entraînement sont globalement moins dangereux que les autres.

C. O./D. B. : Ce qui explique que notre équipe ait pu sortir tant de jeunes de leur projet : aucun n’avait été jusqu’à l’entraînement, puisqu’ils avaient été repérés par les parents ou la police avant leur départ.

M. T. : Exactement. Avoir suivi l’entraînement, avoir rencontré les chefs, change profondément l’état de radicalisation d’un jeune. Une sorte d’identification s’opère et l’inhibition vis-à-vis de la mort disparaît. Mais il n’était pas simple de les empêcher de partir à notre niveau : nous mettions ces jeunes en examen et sous contrôle judiciaire en raison de leur projet de partir, même s’ils n’avaient pas de contact avec le groupe jihadiste. Des petits et grands ados sans envergure rejoignaient à l’époque l’AQPA (al-Qaïda dans la péninsule Arabique) en prenant un visa et en passant par une agence de voyage ! Nous espérions limiter les dégâts en les gardant à l’œil, mais cela ne marchait pas toujours. En 2013, j’ai mis en examen et sous contrôle judiciaire Samir Amimour, qui projetait de partir pour le Yémen ; cela ne l’a pas empêché de rejoindre Daech dès sa création, comme tant d’autres… Après un an d’entraînement, ce petit jeune de rien du tout est revenu participer à la tuerie du Bataclan : en passant par les mains de l’État islamique, voilà ce qu’ils devenaient.

C. O./D. B. : Avec le recul, regrettez-vous cette stratégie de les empêcher de partir ?

M. T. : Non, Amimour est un contre-exemple qui symbolise le pire. Dans le lot, de nombreux jeunes ont réalisé l’aspect terroriste de leur groupe et s’en sont détachés. Vous le savez bien : vous n’auriez pas pu les sortir de ce projet s’ils étaient partis, et aucun n’a pu être sauvé une fois là-bas. Nous ne nous sommes donc pas trompés en essayant de les retenir. Mais il régnait une vraie confusion : une foule de jeunes voulait en découdre avec l’armée de Bachar Al Assad pour aider les Syriens. Les profils étaient très différents selon les périodes. Certains se moquaient du groupe à rejoindre, du moment qu’ils pouvaient combattre le dictateur qui s’en prenait à son peuple. On était en 2013, après les premières utilisations de produits toxiques par le président syrien. Il y avait un réel engouement humanitaire, parfois militaire, plus que religieux. Tous ces petits groupes se retrouvaient majoritairement à Alep. Certains partaient rejoindre l’Armée syrienne libre, que l’État français soutenait et armait. Ceux-là étaient parfois déférés. Personnellement, je préférais les entendre comme témoins car il fallait rester logique : ils n’avaient à aucun moment voulu rejoindre un groupe terroriste. Quand les choses se sont éclaircies, que l’État islamique s’est officiellement auto-proclamé, qu’il a imposé la charia, commis et a revendiqué des exactions, organisé l’esclavage des Yézidis, assassiné les chiites, combattu et détruit les autres groupes, alors les choses sont devenues claires et les jeunes qui voulaient partir pouvaient être déférés pour lien avec entreprise terroriste. C’était plus facile à gérer, les motivations n’avaient plus rien à voir.

C. O./D. B. : Vous dites qu’il est difficile de mesurer le degré de dangerosité des jeunes qui vont bientôt sortir de prison… Comment améliorer la question de la sortie de détention ?

M. T. : Il aurait fallu envisager cette question dès leur jugement. Au moment de la condamnation, on aurait dû prévoir un tribunal qui ait la possibilité d’imposer une période de suivi avec des obligations à la fin de la peine de prison, comme cela se pratique au Royaume-Uni. Bien entendu, cela permet d’établir une surveillance afin de ne pas perdre les plus ambivalents dans la nature. En France, en l’absence de texte pénal, les juges d’application des peines peuvent décider une libération conditionnelle, qui a forcément une durée courte, puisqu’elle s’arrête à la fin de la peine – s’il lui reste six mois de prison, le détenu bénéficiera d’une libération conditionnelle de six mois durant laquelle il devra chercher du travail et porter un bracelet électronique. Mais pour la surveillance et l’évaluation d’un (ancien) terroriste, six mois ne sont vraiment pas suffisants. De plus, accorder une libération conditionnelle à des jihadistes qu’on connaît peu, comme je l’ai déjà expliqué, paraît impossible : personne ne mettra un jihadiste dehors avant la fin de sa peine.

Les détenus vont donc sortir en fin de peine – des sorties sèches – ce qui signifie qu’ils se retrouveront libres d’un jour à l’autre, sans comptes à rendre. Il aurait vraiment fallu voter une loi qui laisse aux juges la possibilité de directement prévoir après l’incarcération une longue période de suivi adaptée à cette problématique, qui permette de surveiller indirectement leur capacité de réinsertion et leur niveau de dangerosité. De toute façon, même si elle était votée demain, elle ne pourrait être appliquée à ceux qui sortent. Les annonces du type « on va tous les mettre dans un centre » ne sont que des discours politiques qui n’ont aucun fondement juridique. On ne peut plus rien faire pour ceux qui vont sortir. En attendant de voter une loi, on peut uniquement se débrouiller avec des mesures administratives contraignantes : assignation à résidence, interdiction de sortie de la ville, de la région, du pays… La loi du 31 octobre 2017 permet d’utiliser ces moyens de l’état d’urgence de manière permanente quand il s’agit de terrorisme.

C. O./D. B. : Que l’État les « arrête » lorsque la justice les libère ne risque-t-il pas d’avoir un effet contre-productif en alimentant leur sentiment de persécution et leur théorie du complot ?

M. T. : Peut-être… Mais surtout, on revient toujours au même problème : quand on veut surveiller quelqu’un, il ne faut pas qu’il le sache… Imposer des mesures administratives coercitives une fois que le détenu pense avoir « payé sa dette » à la société peut l’amener à une dissimulation encore plus fine ! Le système britannique est plus intelligent : quand vous êtes condamné, on vous annonce qu’en sortant, vous aurez telle et telle obligation. L’accompagnement au retour à la vie en société est banalisé. Cela a du sens. Le détenu le sait. Et en même temps, pendant cette longue période où il reste suivi par des institutions, la police peut discrètement vérifier un certain nombre de choses… En termes de sécurité, rien n’est plus efficace que la surveillance discrète sur le long terme. Nos sortants de prison, eux, à peine dehors, peuvent être convoqués par la police et recevoir une assignation à résidence : donc savoir qu’ils seront à nouveau surveillés… De plus, cette assignation peut se révéler un leurre : si on pense que l’individu est chez lui, on ne pousse pas investigations et vérifications. Au contraire, une surveillance en milieu ouvert demande certes plus de travail et plus de moyens, mais la police est au courant de la préparation éventuelle d’un attentat.

C. O./D. B. : Quelle est la posture du juge face à un jihadiste par rapport aux criminels de droit commun?

M. T. : Les profils des jihadistes sont très divers, avec au moins deux grandes catégories. D’un côté, celui qui assume idéologiquement: j’ai fait ceci, je voulais faire cela, je suis fer de l’avoir fait, etc. De l’autre, celui qui estime qu’il s’est fait monter la tête. Celui de la première catégorie, je ne peux le comparer avec un criminel de droit commun, à cause de la question des remords. Le criminel fonctionne un peu comme un individu lambda : selon son acte, il y a un moment où il finit par regretter. C’est la grande différence avec un jihadiste: même si ce dernier assume son acte, il n’éprouve aucun sentiment de culpabilité. Reprenons ma logique à l’envers: l’homme qui a commis un crime peut avouer ou pas. Mais s’il n’avoue pas, cela ne signifie pas qu’il n’a aucun sentiment de culpabilité – seulement qu’il ne veut pas être condamné à perpétuité… Il peut donc cacher ce qu’il a fait tout en s’en sentant coupable. Celui qui a tué quelqu’un sait que c’est mal, mais il veut échapper à la peine. En revanche, qu’il revendique son acte ou pas, le jihadiste qui assume ne conçoit jamais de culpabilité. De son point de vue, la violence est quelque chose de juste. Or le remords est tout de même le début de l’amorce d’une chance qu’il ne recommence pas…

C. O./D. B. : C’est ce que nous avons appelé « l’inversion des auteurs/victimes » : les terroristes se croient toujours en légitime défense, et c’est ce qui leur permet de tuer sans aucun remords.

M. T. : Ceux qui n’inversent pas les rôles sont souvent ceux qui étaient partis avec des intentions humanitaires, en voulant par exemple être infirmiers. Cela m’avait beaucoup marqué pour la Bosnie: ils étaient partis combattre les Serbes qui tuaient les musulmans bosniaques. C’était très différent d’une volonté d’imposer l’islam au monde entier ou de trouver des esclaves sexuels pour leur intérêt personnel! Parfois, ils partaient par groupe de quinze infirmiers pour soigner les musulmans bosniaques. Une fois arrivés sur place, ils réalisaient qu’ils rejoignaient des fous-furieux qui massacraient à tour de bras sous prétexte de défendre leurs frères: loin d’imaginer cela, ils faisaient faire demi-tour. Ce type de jihadistes n’a pas eu de mal à dénoncer les exactions. Parmi ceux qui ont des remords, il y a aussi ceux qui sont partis afin de trouver une sorte de cadre, d’ordre social, et pensaient le trouver dans un islam rigoriste. Lorsqu’ils découvrent que chaque émir fait sa propre loi et veut prendre le pouvoir, que les groupes se battent entre eux, ces candidats veulent rentrer et parlent franchement de leur déception. Les histoires d’amis qui se sont engagés ensemble pour le « jihad » et se sont retrouvés dans des groupes opposés, à devoir s’entretuer, ont beaucoup compté… Surtout lorsqu’ils se sont échappés ensemble pour se rendre à l’ambassade de France en Turquie!

C. O./D. B. : Cela corrobore nos statistiques: les échecs que nous constatons sont en partie liés à des jeunes qui recherchaient la toute-puissance. Nos réussites concernent ceux qui avaient des motifs d’engagement éloignés de la véritable identité et de l’action de Daech. La méthode de remobilisation cognitive a d’ailleurs consisté à leur faire prendre conscience du décalage entre leur idéal (humanitaire, défense des plus démunis, recherche de protection, d’égalité, de fraternité, etc.) et le vrai visage de l’EI…

M. T. : Certains restent des fondamentalistes mais estiment que la violence aveugle est contre-productive, surtout lorsqu’elle n’est pas cohérente et maîtrisée; c’est comme si cette violence anarchique avait détruit leur rêve d’un État islamique idéal. Ils auraient préféré utiliser la négociation pour garder leur territoire islamique; ils ne voient pas l’intérêt d’organiser des attentats partout dans le monde. En somme, ceux qui ont des remords ne sont pas partis pour rechercher de la toute-puissance et imposer la charia.

C. O./D. B. : Face à ce type de « jihadistes » sans remords, comment le juge opère-t-il pour obtenir quand même des renseignements?

M. T. : Généralement, ils ne me reconnaissent pas comme juge: ils déclarent clairement qu’ils ne se soumettent pas à la loi et à la justice laïques et mécréantes. Je leur réponds: « Écoutez, je ne vous juge pas, je fais une enquête qui doit établir des faits. Après, c’est le tribunal qui va vous juger. Alors, voulez-vous que le tribunal ait votre version ou pas? » Habituellement, ils se mettent à parler, justement pour donner leur version. Ensuite, cela dépend des moments: certains commencent à discuter puis, une fois en détention, ils se font monter la tête par d’autres détenus et on les perd. Puis ils reviennent. Ce n’est pas stable. Souvent, je leur demande de me raconter leur histoire et de m’expliquer leurs choix. Quand on s’intéresse sérieusement à leur parcours, à leur passé, on peut ensuite créer un échange.

Je ne les contre pas, parfois je comprends leurs ressentis, je vais dans leur sens, car instaurer cette relation me permet ensuite d’insérer de la relativité et de la réciprocité. Je présente différents types d’arguments pour qu’ils se mettent à la place des autres. Par exemple, si l’un d’entre eux est persuadé que l’Occident veut combattre l’islam, j’essaie de voir s’il y a des éléments réels objectifs qui l’ont mené à penser ça ou s’il répète simplement le discours de son groupe… S’il me dit qu’on ne peut pas être musulman en France, je peux reconnaître certains dysfonctionnements mais immédiatement, je lui demande si on peut faire du prosélytisme chrétien ou juif en Arabie saoudite, et quels sont les droits des chrétiens et des juifs là-bas? J’insère de la relativité, de la complexité. Quasiment à chaque entrevue, l’Amérique revient sur le tapis: là aussi, je rappelle que les États-Unis ont soutenu les Moudjahidines contre les communistes en Afghanistan, qu’ils ont été les alliés de l’Arabie séoudite après la guerre, etc. Il s’agit de les faire sortir du mode binaire. Je le sens bien: plus on discute, plus ils réfléchissent.

 

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