Le processus de radicalisation « jihadiste » : une triple dimension émotionnelle, relationnelle et idéologique

Mis en ligne le 09 Avr 2018

Cet article propose la synthèse des conversations de terrain menées avec plus de 800 jeunes « pro-Daech » et visant à mieux identifier le cheminement souterrain du processus de radicalisation. Les recruteurs de Daech adaptent le discours au profil des jeunes qu’ils souhaitent enrôler, en jouant à la fois sur des ressorts émotionnels, relationnels et idéologiques ; c’est l’idée maîtresse qui structure cette étude étayée et documentée. Pour l’auteure, c’est bien un entremêlement dialectique entre idéologie et émotion qui conduit à l’action violente.


Les opinions exprimés dans cet article n’engagent pas le CSFRS. 

Les références originales de ce texte sont Dounia Bouzar : « Le processus de radicalisation « jihadiste » : une triple dimension émotionnelle, relationnelle et idéologique »

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site des Cahiers de l’Orienthttps://lescahiersdelorient.org/


 

Le processus de radicalisation « jihadiste » : une triple dimension émotionnelle, relationnelle et idéologique

 

L’enregistrement des conversations des recruteurs avec 809 jeunes « pro-Daech » a permis de mettre en relief la triple dimension émotionnelle, relationnelle et idéologique qui sous-tend les « petits pas » invisibles du processus de radicalisation « jihadiste »[1] . Notre étude est partie de données qualitatives recueillies auprès de jeunes Français « pro-jihadistes » ayant essayé de gagner Daech et de leurs environnements proches (familles et équipes professionnelles). Nous nous sommes particulièrement fondés sur un échantillon de 809 histoires de vie, observées, étudiées et accompagnées sur un espace de 28 mois (d’avril 2014 à août 2016)[2] , sous mandat ministériel. De nombreux entretiens individuels, collectifs, semi-directifs et ouverts ont eu lieu, afn de permettre une analyse de données transversales.

Ces parcours individuels nous ont permis d’appréhender avec rigueur et détail les mécanismes invisibles mis en place par les idéologues jihadistes et leurs « rabatteurs », tant dans leur propagande que dans leurs stratégies d’embrigadement. C’est également cette étude qui nous a conduit à identifier l’existence d’une individualisation de l’engagement jihadiste, que nous avons analysé dès septembre 2014 par un rapport rendu au ministère de l’Intérieur. Car il n’existe plus, comme à la fin des années 1980, un seul discours unique de dette idéologie. Les recruteurs jihadistes contemporains adaptent aujourd’hui leur corpus de dogmes aux différents profils des jeunes qu’ils veulent enrôler, en leur proposant des mythes qui correspondent à leur idéal personnel social, culturel, politique et psychologique.

Nous proposerons une démonstration au travers de l’exemple des attentats terroristes d’Orlando et de Nice, car il est fondamental de comprendre l’individualisation des mythes promis par les recruteurs pour adapter les stratégies de détection de la radicalisation et de neutralisation du passage à l’acte, que nos travaux nous permettent en effet d’affirmer qu’elles doivent tenir compte de la mutation du discours des jihadistes. L’enjeu est donc aujourd’hui de travailler sur la dimension implicite et individualisée de l’engagement jihadiste, afin de diagnostiquer la probité d’un passage à l’acte bien en amont, et non plus d’en subir les conséquences et les pertes.

Dans le champ de la lutte contre le « jihadisme », l’une des questions principales est de trouver les moyens d’identifier et d’évaluer le risque précocement, avant même que la personne radicalisée ne soit passée à l’acte, dans un contexte juridique où seul le passage à l’acte ou la préparation d’un passage à l’acte est punissable. Les experts opposent souvent leurs approches selon leurs champs disciplinaires respectifs, et par définition restreints: sociologie, psychologie, psychiatrie, géopolitique, islamologie, etc. Ils considèrent le « jihadisme » soit comme un phénomène exclusivement socio-politique, soit comme l’aboutissement d’un surinvestissement religieux ou identitaire musulman, soit comme le produit d’une problématique individuelle, ou encore d’une dérive sectaire.

Or, pendant que les experts se disputent pour faire prévaloir une grille de lecture relevant de la « radicalisation de l’islam » ou de l’« islamisation de la radicalité »[3] , les « penseurs jihadistes » peaufinent à merveille le mélange des deux. Profitant de ces oppositions à la fois méthodologiques et analytiques, ils élaborent leur discours à partir d’une approche transversale pluridisciplinaire, à la fois macro (des discours généraux selon les axes géographiques) et micro (des approches individualisées et spécifiques). Dans un premier temps, leurs communicants étudient les dysfonctionnements socio-politiques des discours et des décisions des gouvernants des différents pays, pour adapter leur propagande à chaque public (en utilisant leur langue, leur histoire, leur mémoire et leur culture). Dans un deuxième temps, leurs recruteurs[4]  font l’analyse du profil du jeune avec lequel ils communiquent, afin de lui proposer un motif d’engagement dans l’idéologie « jihadiste » qui corresponde à son propre idéal. Cela explique que les filières d’approvisionnement de combattants de Daech puissent provenir de pays aussi différents que la Chine[5] , le Maroc ou l’Allemagne, et que les profils des « sympathisants jihadistes » puissent être aussi divers, tant au niveau de la classe sociale qu’au niveau de la référence culturelle de la famille d’origine.

Une évaluation rigoureuse et efficace du risque ne peut faire l’économie de la prise en compte de la métamorphose du discours « jihadiste », qui arrive depuis quelques années[6] à faire basculer des individus très différents selon des modalités individualisées, parfois invisibles, qui entraînent la remise en question des indicateurs autrefois utilisés pour détecter les engagements « jihadistes » traditionnels, type al-Qaïda ou autre.

Des indicateurs d’alerte dépassés qui doivent être actualisés

Deux passages à l’acte récents, l’un à Orlando, aux ÉtatsUnis, le 12 juin 2016 par Omar Mateen (29 ans)[7] et l’autre à Nice en France le 14 juillet 2016 par Mohamed LahouaiejBouhlel (31 ans), illustrent la nécessité d’adaptation des indicateurs d’alerte des autorités pour repérer un individu qui peut passer à l’acte. Selon les observateurs spécialisés, rien ne permettait de prévoir que le premier attaque le Pulse, une boîte de nuit qu’il fréquentait lui-même, et que le second tue des familles venues voir le feu d’artifice du 14 juillet sur la Promenade des Anglais de Nice.

Le passage à l’acte de l’américain Omar Mateen interroge les autorités. Le président Obama en parle comme d’« un jeune homme en colère, dérangé et instable, qui a été radicalisé. » Il se trouve que Omar Mateen avait été suivi par le FBI, qui l’avait interrogé à trois reprises, en 2013 et 2014, pour « d›éventuels liens avec des terroristes ». Mais ces enquêtes avaient été classées sans suite[8] , en raison de l’absence de signes extérieurs de radicalité.

Lorsque le deuxième terroriste, Mohamed LahouaiejBouhlel, est passé à l’acte, les spécialistes du renseignement croyaient à une simple crise de folie, tant il n’y avait pas de signes avant-coureurs « de radicalisation jihadiste ». Les propos du ministre de l’Intérieur d’alors, Bernard Cazeneuve, pour dévoiler les premiers éléments de l’enquête montrent une certaine sidération: « Il semble qu’il se soit radicalisé très rapidement ». Le tueur « n’était pas connu des services de renseignement car il ne s’était pas distingué, au cours des années passées, soit par des condamnations, soit par son activité, par une adhésion à l’idéologie islamiste radicale », a précisé le ministre; c’est à ses yeux « un attentat d’un type nouveau » qui « montre l’extrême difficulté de la lutte antiterroriste ». Selon les informations du Monde, les indications étayant une radicalisation très rapide proviendraient des gardes à vue qui ont suivi[9] .

On apprendra que le premier a attaqué une boîte de nuit dans laquelle il passait lui-même des soirées entières et y entretenait notamment des relations homosexuelles avec quelques habitués du lieu. Comment imaginer qu’un libertin de référence homosexuelle soit aussi un « jihadiste » sur le point de tuer des centaines de victimes qui dansaient auparavant avec lui, a fortiori au nom de Dieu? On apprendra également que le second était bisexuel, avec une relation aux femmes de nature harcelante et violente. Traversant une période narcissique, il avait accumulé les selfies au fur et à mesure de l’évolution de sa musculature qu’il entretenait de manière obsessionnelle. Des éléments à l’envers de notre représentation de l’idéologie « jihadiste », d’autant plus que l’individu était passionné de salsa et n’aurait arrêté l’alcool que quelques jours avant le passage à l’acte[10] .

Dans les deux cas, le débat public s’interroge sur la proportion du déséquilibre personnel et de l’adhésion à l’idéologie « jihadiste », jusqu’à ce que les services de renseignements américain et français découvrent que les deux personnages avaient bien des ramifications avec des groupes et l’idéologie « jihadistes » avant leur passage à l’acte. « Son but intime était-il réellement de servir une cause politique, ou s’est-il servi du Califat, qui s’est servi de lui en retour, pour légitimer son désir de mort?»[11] , se demande un journaliste français du Monde. Question que
ne se posent pas les « penseurs du jihad » : ils vont systématiquement chercher les caractéristiques personnelles de chaque futur combattant pour lui proposer une propagande qui lui donnera l’illusion que l’adhésion à leur idéologie « jihadiste » totalitaire, et l’engagement dans leur groupe, constitueront la réponse à ses questions profondes, voire au sens de sa vie. À un moment donné, les recruteurs arrivent à faire passer l’individu de son malaise personnel (psychologique, politique, social, familial, etc.) à l’adhésion au discours « jihadiste ». Ils le persuadent que son mal-être, même passager, sera miraculeusement et définitivement réglé par son adhésion à leur idéologie, présentée comme la seule qui serait capable à la fois de le régénérer et de régénérer le monde. Un lien cognitif s’établit alors entre la dimension transcendantale de l’islam et l’expérience vécue par le jeune en question.

Les recruteurs s’adaptent à chaque profil et à chaque idéal: ils proposent différentes raisons de « faire le jihad », et adaptent leur discours aux aspirations cognitives et émotionnelles de chaque cible, faisant miroiter de l’humanitaire à celui ou celle qui veut être utile, un monde utopique à celui ou celle qui trouve la société injuste, la mort à celui ou celle qui est dépressif, la vengeance à celui qui a été discriminé, la protection à la fille qui a été violentée, etc. Le jeune évolue alors vers une idéologie reliée à une identité collective. C’est ce qui explique que, quels que soient leurs différents motifs d’engagement, et donc leurs caractéristiques personnelles, les « jihadistes » se déshumanisent tous autant les uns que les autres à la fin du processus de radicalisation. Il n’y a aucun motif d’engagement qui soit plus grave que les autres car ce n’est qu’un prétexte, un « hameçonnage » à simple fin que l’individu adhère à l’idéologie. L’étudiant infirmier se mobilise pour « sauver les enfants gazés par Bachar Al Assad » ; la vendeuse licenciée parce qu’elle portait le voile s’engage afin de « pouvoir vivre librement son islam » et le délinquant psychopathe s’enrôle dans le but d’être encore plus puissant. Ils deviendront semblables à la fin de leur radicalité et considéreront, d’un commun accord, tous ceux qui  ne se soumettent pas à Daech comme de simples choses que l’on peut / doit exterminer pour régénérer le monde.

Alors qu’al-Qaïda s’appuyait d’abord sur un projet théologique pour susciter l’adhésion, les recruteurs actuels s’appuient d’abord sur les ressorts intimes des jeunes, selon la société où ils vivent. Nous ne nions pas que l’aspect « religieux » est néanmoins très important dans la radicalisation jihadiste car, au-delà de la justification idéologique qu’il permet, l’islam se présente ici comme un récit qui permet non seulement de donner un sens à sa vie, mais aussi de trouver l’appartenance à un groupe. Comme le dit l’anthropologue franco-américain Scott Atan: « L’aspect religieux, certes, constitue la cause qui fédère ces compagnons dans un premier temps, mais ce qu’ils recherchent, c’est la force du lien. »[12] L’aspect « relationnel » – pour ne pas dire fusionnel – est omniprésent à la fois dans la demande des jeunes et dans l’offre jihadiste.

L’offre jihadiste de transformer son corps en forteresse : analyse d’un exemple d’individualisation de l’engagement

Les deux cas d’Orlando et de Nice cités correspondent, de notre point de vue, à une offre du discours jihadiste dite de la « forteresse ». En effet, l’enregistrement des 809 conversations de recruteurs avec de jeunes Français que nous avons étudié[13] permet d’identifier qu’un certain nombre de jeunes basculent dans le « jihadisme » dans l’espoir de trouver un cadre contenant des pulsions sexuelles qui les « débordent ».

Pendant leur rétro-analyse, ils expriment avoir adhéré à cette idéologie parce qu’elle leur apportait des règles absolues sur tout: leur façon de manger, de marcher, de regarder, de dormir… Face au manque – et au besoin – d’un cadre normatif très strict véhiculé par leur propos, l’offre radicale islamiste leur procure en somme un « havre de paix » en les entourant d’interdits, leur propose un cadre normatif rigide qui les sécurise et constitue l’une des raisons de leur engagement.

Cependant, ils s’aperçoivent rapidement que l’entrée dans l’idéologie radicale, couplée à leur nouvelle pratique religieuse, ne suffit pas à chasser leurs pulsions sexuelles. Ils s’engagent en croyant que le strict respect des rituels les mènera à se conformer aux interdits; mais ils n’arrivent pas ensuite à les imposer à leur corps. Le décalage s’accroît alors entre ce qu’ils voulaient être et ce qu’ils sont réellement, avec une énorme culpabilité en prime, car l’idéologie « jihadiste » exige une mobilisation totale du corps. Or, comme leur individualité est absorbée par le groupe, ériger son corps en forteresse est nécessaire pour ériger son groupe en forteresse. Par conséquent, dans ce contexte où la fusion du groupe entre membres identiques fait sa force, la culpabilité de pouvoir laisser passer l’altérité est énorme. Se sentant incapables d’avoir ce qu’ils appellent un « bon comportement » sur terre (se fermer aux « autres »), ces jeunes décident donc d’abréger ce « passage » en sacrifiant leur corps, ce corps qu’ils ne parviennent pas à maîtriser totalement. Entretemps, les recruteurs leur ont appris que tuer cet autre (le mécréant) garantissait l’accès au paradis, là où ils pourront avoir autant de femmes, d’éphèbes et d’alcool qu’ils le souhaitent. Mourir en martyr procure donc une sorte de raccourci pour l’au-delà avec, en bonus, la garantie du paradis. C’est une délivrance du sujet avec un projet d’existence future qui inclura enfin ce qui est interdit aujourd’hui.

Les tueurs d’Orlando et de Nice, mais aussi Salah Abdeslam, l’un des auteurs des attentats de novembre 2015 à Paris, qui avait fréquenté des bars pour homosexuels[14] , n’assumaient pas leur orientation sexuelle pour des motifs qui leur étaient propres. On sait que le père d’Omar Mateen postait des vidéos homophobes sur Internet et a déclaré que dans la rue, son fils détournait les yeux s’il voyait un couple gay, dont la vue le révulsait. Les recruteurs avec lesquels ces tueurs ont été en contact ont détecté en eux cette culpabilité et leur ont fait miroiter la perspective de devenir des « personnes pures » qui résistent et se fortifient contre les tentations de la dunya (la vie ici-bas). Cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas adhéré à l’idéologie « jihadiste », mais cela révèle que les « jihadistes » ont trouvé comment accentuer l’angoisse de vivre leur homosexualité et ont su leur proposer un idéal compensatoire, avec une idéologie qui faisait sens et autorité sur eux à partir de ce point de départ. Tout comme ils le font pour n’importe quelle autre vulnérabilité, qu’elle soit sociale ou psychologique. C’est ce que nous nommons « l’individualisation de l’engagement jihadiste ».

La nécessité d’étudier les causes implicites de l’engagement jihadiste pour établir des indicateurs de détection faibles

Si les terroristes d’Orlando et de Nice n’étaient pas morts, ils ne se reconnaîtraient pas dans notre analyse. Car, de leurs points de vue, ils souhaitaient « se soumettre à Dieu », « suivre l’islam pur à la source », « faire le jihad », « se séparer des kofars (mécréants) ». Ils admettraient éventuellement vouloir devenir des « personnes pures qui résistent et se fortifient contre les tentations de la dunya (vie ici-bas) » ou « purifier le monde avec la loi divine », etc. Ces affirmations stéréotypées constituent ce que nous appelons la raison explicite évoquée par les jeunes engagés, en lien avec le « mythe de la forteresse », une fois que leur processus cognitif est transformé. Pourtant, nous avons vu comment l’idéologie « jihadiste » a fait autorité sur eux, en leur faisant d’abord miroiter la perspective de transformer leur corps en forteresse contre les pensées intrusives à thématique sexuelle. Le motif d’engagement « jihadiste » explicite réside ici dans une quête de pureté, voire de sainteté, signifiant de manière implicite la recherche d’une contenance à des obsessions de nature sexuelle.

Une fois que le système cognitif du radicalisé est transformé, il y a toujours un décalage entre l’explicite et l’implicite, dont il n’a même pas conscience. Dans notre exemple, le rituel religieux est surinvesti afin de calmer la culpabilité; il se rapproche ainsi du surinvestissement qui caractérise le rituel du trouble obsessionnel compulsif (TOC)[15] . S’il est indéniable que les pulsions sexuelles, qu’elles soient exprimées ou non, sont communes à tous les êtres humains, l’élément distinctif des « jihadistes » engagés par ce « mythe de la forteresse » est la quête de sainteté, qui leur est très spécifique. Or, lorsque les rituels religieux ne régulent pas leurs pulsions comme ils se l’étaient imaginé, la mort en martyr est alors envisagée comme la seule issue face à l’impossibilité d’accéder à cet idéal de soi.

Ce qui est intéressant dans notre étude, c’est que la présence d’une sexualité opposée à « l’éthique musulmane » – la fréquentation de prostitué(e)s, les relations éphémères au sein de boîtes de nuit alcoolisées, les relations homosexuelles, etc. – ne peuvent constituer des signes d’absence de radicalité. Il ne s’agirait pas là nécessairement de manœuvres de dissimulation[16] , mais de comportements soudain libérés avant la mort, envisagée comme une délivrance du sujet vers un projet d’existence future dans laquelle l’accessibilité à tous les interdits d’ici-bas leur est promise et pardonnée.

En clair: « pas d’islam» ne signifie pas « absence de processus jihadiste », pas plus que « pratique de l’islam » ne signifie « prédisposition à un processus jihadiste ». Nous sommes ici au cœur de la démonstration. Il ne s’agit pas d’un débat idéologique, mais bien de se donner les moyens pragmatiques d’atteindre notre objectif: repérer les individus qui basculent dans l’idéologie « jihadiste » avant qu’ils ne passent à l’acte. Et pour y parvenir, il faut accepter de reconsidérer les présuppositions les plus fondamentales et de se séparer des discours politiques sécuritaires qui doivent donner le sentiment de « maîtriser l’ennemi », pour désormais construire une nouvelle criminologie « jihadiste », critique et autonome, qui examine les facteurs sociaux, culturels, géopolitiques et psychologiques combinés, afin de pouvoir avoir accès aux causes implicites de l’engagement des individus que l’on veut détecter.

Autrement dit, il est essentiel d’avoir accès aux multiples « fils invisibles » du processus de radicalité « jihadiste ». Cela demande un effort intellectuel, car il ne s’agit plus de trouver l’archétype de « l’homme jihadiste », dont les stigmates seraient visibles, donc repérables et définis à l’avance. Cela demande aussi de dépasser l’idée selon laquelle l’idéologie islamiste joue un rôle exclusif dans l’embrigadement des individus extrémistes. La nouvelle approche que nous proposons, suite à la mutation du discours « jihadiste », concerne l’étude du processus de radicalisation qui comprend à la fois une dimension émotionnelle, une dimension relationnelle et une dimension idéologique, et qui produit un changement cognitivo-affectif du radicalisé.

La détection de la radicalisation adaptée à la mutation du discours « jihadiste »

Au lieu de guetter une pratique, une certaine relation à l’islam ou un signe religieux visible pour détecter un « apprenti-jihadiste », il est donc plus efficace de repérer un ensemble de comportements et de discours dont l’accumulation peut donner lieu à une alerte et une enquête policière plus poussée, avant tout passage à l’acte. Ces comportements et ces discours sont consécutifs à la vision du monde liée à l’idéologie « jihadiste » et à l’adhésion au groupe « jihadiste ». Toutefois, comme il n’est pas possible d’interroger ou de discuter avec le radicalisé, qui se mettrait immédiatement en posture de dissimulation pour échapper à son interlocuteur, les comportements et la rhétorique engendrés par le changement idéologique sont plus faciles à repérer.

Deux sortes d’indicateurs peuvent être mis en place: les premiers sont liés au domaine relationnel du radicalisé; les seconds sont liés à certains comportements détectables. La première série d’indicateurs peut être repérée à la fois par une observation de l’individu, par l’écoute de ses conversations et par le suivi de ses communications sur les réseaux internet.

Indicateurs liés au domaine relationnel de l’individu

Le premier élément à prendre en compte pour détecter un début d’embrigadement est l’approche émotionnelle anxiogène mise en place par les recruteurs « jihadistes » : il n’y a pas d’embrigadement « jihadiste » sans passage, à un moment ou à un autre, par l’augmentation de la défiance des jeunes vis-à-vis des institutions en particulier, et des adultes en général. Les « jihadistes » utilisent la théorie conspirationniste, qui présente à certains égards des aspects générateurs de stress, de peur, de méfiance, de suspicion[17] : le jeune a le sentiment que tous les adultes sont endormis ou bien complices de ces sociétés secrètes qui complotent pour garder le pouvoir et la science pour elles, à l’insu du monde entier. Ces sociétés secrètes distilleraient en outre partout des images subliminales pour empêcher les peuples de retrouver leur discernement. Il leur faut donc se couper des autres et de toute culture pour ne pas être aveuglé à leur tour. Les recruteurs « jihadistes » s’appuient aussi sur la théorie de la persécution des musulmans, et instrumentalisent des versets coraniques pour faire croire aux jeunes que les athées, les juifs et les chrétiens veulent empêcher les musulmans de garder leur religion. L’objectif est le même: isoler le jeune de tous les interlocuteurs qui contribuaient à sa socialisation. Bien entendu, le jeune apprécie la menace en fonction de ses ressources personnelles, de ses vulnérabilités et de ses aménagements défensifs.

Cette approche émotionnelle anxiogène des recruteurs « jihadistes » a pour conséquence de provoquer une rupture du jeune avec son environnement. La radicalisation en lien avec l’islam se manifeste donc de manière observable par un cumul de ruptures dans les relations amicales, dans la scolarisation, dans les loisirs et aussi dans les relations familiales, ruptures qui peuvent précéder des choix extrêmes tels que le départ vers Daech ou le passage à l’acte sur le territoire français – même si elles n’y conduisent pas systématiquement. C’est ce que nous avons nommé, dans nos travaux précédents et notre premier rapport[18] , « indicateurs d’alerte », qui permettent de distinguer ce qui relève de la liberté de conscience (garantie par les républiques démocratiques) de ce qui révèle un début de radicalisation. Une petite vingtaine d’indicateurs sont conçus pour détecter les comportements de rupture des jeunes en voie de radicalisation.

Ces indicateurs comportent deux facettes, l’une comportementale et l’autre cognitive, qui sont définies comme suit:
– la facette comportementale décrit les comportements de la personne observables par son entourage (familial ou social), qui constituent des changements brutaux par rapport à ses comportements habituels,
– la facette cognitive illustre ce que la personne pense du comportement adopté: comment elle l’explique, ou la signification qu’elle lui donne, ou l’objectif qu’elle lui assigne, ou la symbolique qu’elle y voit, etc.

Parmi la vingtaine d’indicateurs que l’on peut construire sur le domaine relationnel, le tableau 1 prend comme exemple l’item « relation aux parents ».

Indicateurs liés au comportement de l’individu

Des comportements et des discours consécutifs à l’embrigadement « jihadiste » peuvent être repérés suite à leur changement cognitif. Pour présenter les indicateurs liés à ce changement de comportements, il nous faut expliquer la manipulation du concept du tawhid (unicité divine) par opposition au chirk (associer quelqu’un à Dieu, donc tomber dans le péché de l’associationnisme). Cette transformation du principe d’unicité divine en concept si restrictif qu’il en devient une source d’angoisse quotidienne est d’abord l’œuvre des divers courants salafistes piétistes, qui coupent les jeunes in fine de toutes les sensations et les relations qui définissent l’être humain. Par exemple, regarder une image reviendrait à considérer le dessinateur comme un créateur au même niveau que Dieu, donc à trahir le principe du tawhid et à « faire du chirk ». Dans la même logique, écouter de la musique reviendrait à considérer le musicien également au même niveau que Dieu. Cette menace de «faire du chirk » prend une forme généralisée. L’étude de nos conversations[19] montre que l’angoisse envahit les salafistes dans tous les domaines de la vie: ils ne peuvent apprécier un match de football ou un bon flm de peur de s’identifier à un footballeur ou à un acteur, qu’ils finiraient par considérer comme une icône… Ils ne peuvent plus utiliser le mot « adorer », y compris pour dire qu’ils « adorent le chocolat », car ce verbe doit être réservé à l’adoration de Dieu. Ils ne doivent pas aimer leur pays, quel qu’il soit, car ce dernier constitue à leurs yeux « la plus grande idole » qui les éloignerait de Dieu.

Les salafistes se donnent mutuellement des conseils extrêmement restrictifs afin de limiter la menace du péché du chirk : ne plus se rendre dans des magasins ordinaires de peur que la radio allumée en bruit de fond ne diffuse une chanson… ne pas se rendre dans des lieux touristiques de peur de se retrouver dans le cadre d’une photographie… ne monter dans le métro qu’après avoir vérifié qu’aucun musicien ne joue un morceau d’accordéon pour récupérer quelques pièces… Certains comportements de repli sur soi, appelés classiquement « communautaristes », relèvent en réalité de cette angoisse: les salafistes préfèrent acheter leur nourriture dans des magasins de salafistes pour être certains de se protéger d’une éventuelle musique qui pourrait surgir.

Cette angoisse de « faire du chirk » devient permanente: le stade de paranoïa atteint son stade maximal chez un individu quand le groupe salafiste lui explique que, dans la mesure où la tentation « d’adorer » quelque chose d’autre que Dieu est partout, il peut pécher sans même s’en rendre compte. La seule solution est de « rectifier son tawhid », qui devient le seul thème abordé en cours de religion. Il s’agit de se focaliser dessus, si l’on ne veut pas succomber aux tentations omniprésentes de ce monde polythéiste. Le jeune se coupe alors de toute personne non-salafiste car il estime que celui-ci peut être polythéiste à son insu, dès lors qu’il marche dans la rue sans avoir « rectifié son tawhid »[20] .

Il en ressort une angoisse obsessionnelle se traduisant par des comportements qui ressemblent à de la phobie: le jeune exige que sa mère éteigne la radio avant de monter dans sa voiture, détruit les statues et les tableaux du domicile parental, déchire les photos de familles, refuse d’échanger des textos qui contiendraient des émoticônes, considère toute activité comme pouvant l’éloigner de Dieu… Arrive le stade ultime où il considère qu’adhérer aux lois humaines reviendrait à placer les députés au même niveau que Dieu (en tant que créateurs de lois, ndlr). Il refuse alors de signer une déposition, de signer un contrat de travail, voire un contrat EDF… Puis il refuse de faire un pacte ou un contrat avec une personne soumise aux lois humaines.

Les « jihadistes » reprennent ces interprétations sur l’unicité de Dieu même si, une fois sur zone, ils ne les mettent pas forcément en pratique puisqu’ils multiplient les images pour élaborer leur propagande sur l’Internet et réintroduisent la musique pour galvaniser leurs soldats! Mais contrairement aux salafistes, les « jihadistes » estiment qu’ils ne peuvent se contenter de se protéger des tentations: ils doivent lutter contre le polythéisme en imposant la loi divine. Et pour ne pas aller en enfer, ils doivent entrer en action. Non seulement il ne faut pas associer à Dieu d’autres divinités mais, avant d’adorer Dieu, il faut rejeter les autres divinités. Il ne suffit pas de prier Dieu pour être monothéiste, il faut également se débarrasser de choses invisibles qui restent du temps du polythéisme. En fait, on ne peut adorer Dieu que si l’on rejette tout ce qui est autour de Lui ici-bas…

La différence principale entre les salafistes et les jihadistes concerne le statut de la faute de celui qui n’applique pas la loi de Dieu. Pour les salafistes, il s’agit d’un simple péché et non d’un acte d’apostasie. De leur point de vue, ils peuvent vivre dans un pays où sont appliquées des lois humaines s’ils n’ont pas d’autres choix. Ils ne portent pas la responsabilité du chirk, puisqu’ils ne font pas partie des gouvernants. Ils doivent simplement rester à l’écart de cette gouvernance, par exemple en ne participant pas aux élections « de mécréants » et ne mettant pas leurs enfants à l’école « mécréante ».

Pour les « jihadistes », se soumettre à la loi humaine relève bien du chirk : il s’agit d’un véritable acte d’apostasie qui met à la place de Dieu les députés. À leurs yeux, un musulman n’a pas le droit de vivre dans un pays dont le gouvernement n’applique pas la loi de Dieu. A défaut, il tombe dans le chirk, en permettant à un humain d’ordonner ce qui est licite (permis) illicite (interdit). Les gouvernements sont responsables de l’entrave au tawhid en produisant des lois humaines: on peut donc tuer tous ceux qui travaillent pour l’État, notamment les militaires et les policiers. Mais
les « jihadistes » contemporains ajoutent un « niveau » de chirk : rester sur une « terre mécréante » revient à reconnaître implicitement que la loi humaine est supérieure à celle de Dieu.

Ainsi, « faire du chirk » ne se réduit plus à apprécier un footballeur, un chanteur, un homme politique, un philosophe ou même un pays. Pour respecter le tawhid, il ne faut pas se soumettre aux lois humaines[21] . Plus encore: de leur point de vue, respecter le tawhid revient à condamner les citoyens qui acceptent de vivre dans un pays qui utilise des lois humaines. « Il n’y a pas d’innocents » est leur maxime favorite: ils peuvent ainsi « faire le takfir » de (déclarer apostat) tous ceux qui se soumettent aux lois humaines, salafistes piétistes compris, qu’ils traitent de mourjis (musulmans qui considèrent que la foi est dans le cœur, quelles que soient leurs fautes). N’importe quel citoyen qui vit dans un pays où sont appliquées des lois humaines peut, de par cette théorie, être dorénavant tué au nom de Dieu, quelle que soit sa conviction et son activité professionnelle.

Ce type d’interprétations aboutit sur un changement de vision du monde produisant de nouveaux comportements, qu’il s’agit de mesurer. Il s’agit là non plus de détection (comme l’exemple donné précédemment) mais de mesure d’intensité de la radicalisation (le tableau 2 comprend quatre niveaux d’évaluation, du « non significatif » à gauche au « plus radical » à droite)[22] . On peut proposer comme exemple d’étudier la conception de la notion de hijra (émigration) du jeune que l’on veut évaluer.

Conclusion

D’une manière générale, l’impact psychologique de Daech est aussi fort que son impact militaire: les « jihadistes » ne font pas qu’une simple guerre, mais recherchent avant tout à créer une désorganisation émotionnelle au niveau individuel et à ébranler les repères de civilisation au niveau collectif. On ne combattra pas Daech uniquement avec des bombes. On ne peut pas « sortir » les jeunes de l’idéologie de Daech si l’on ne part pas de leur motif d’engagement et des procédés utilisés par les rabatteurs.

La dimension émotionnelle et relationnelle n’est pas assez mise en avant dans les études sur les processus de radicalisation, probablement parce que les observateurs n’ont pas accès aux «  fils invisibles » de la radicalité. L’étude de nos conversations et la collaboration de nos repentis nous mènent à attirer l’attention sur le fait que le rejet de l’« Autre » et des démocraties se réalise à la fois par l’idéologie et par l’approche émotionnelle anxiogène des « jihadistes », de manière concomitante. Car c’est bien l’entremêlement de l’idéologie et des réactions émotionnelles fortes qui aboutit à l’action violente. Cela signifie que le cadre conceptuel des programmes de détection doit prendre en compte cette triple dimension émotionnelle, relationnelle et idéologique pour être efficace.

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