Nouvelle vague technologique et emploi ; une analyse critique des travaux sur les destructions d’emplois

Mis en ligne le 13 Mar 2018

Cet article s’attache Ă  (re)poser de façon cohĂ©rente le dĂ©bat innovations technologiques/emplois, pour en Ă©viter les biais anxiogĂšnes. L’étude menĂ©e par le Conseil d'Orientation pour l'Emploi (COE) sur laquelle l’auteure appuie son raisonnement adopte en effet un angle nouveau, s’intĂ©ressant non aux mĂ©tiers mais Ă  l’activitĂ© rĂ©ellement effectuĂ©e par les salariĂ©s. Cette approche globale permet de battre en brĂšche les conclusions alarmistes. Elle permet Ă©galement de mieux prĂ©parer la sociĂ©tĂ© Ă  accompagner les transformations pour en tirer tout le potentiel positif.


Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont :

Marie-Claire CarrĂšre-GĂ©e, « Nouvelle vague technologique et emploi : une analyse critique des travaux sur les destructions d’emploi », Futuribles, (N° 421).

Ce texte ainsi que d’autres publications peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de Futuribles : www.futuribles.com


 

 

Nouvelle vague technologique et emploi

Une analyse critique des travaux sur les destructions d’emplois

 

Les progrĂšs fulgurants rĂ©alisĂ©s dans le champ de la robotique et de l’intelligence artificielle, l’essor de l’Internet des objets, le traitement des donnĂ©es de masse ou l’émergence de l’impression en trois dimensions (3D) alimentent aujourd’hui des inquiĂ©tudes autour d’un futur sans emploi. Un bref regard rĂ©trospectif pourrait conduire Ă  balayer de telles craintes : si chaque rĂ©volution technologique a fait redouter l’apparition et la persistance d’un chĂŽmage technologique, les innovations des deux derniers siĂšcles ne se sont pas accompagnĂ©es d’une rĂ©duction de l’emploi, ni a fortiori de sa disparition. Dans le sillage des rĂ©volutions technologiques prĂ©cĂ©dentes, l’emploi s’est transformĂ©, mais il a augmentĂ©.

 

Une vague technologique massivement destructrice d’emplois ?

Si le dĂ©bat resurgit aujourd’hui, ce n’est pas seulement par mĂ©connaissance de l’histoire Ă©conomique. C’est aussi en raison de l’ampleur et de la nature mĂȘme de la vague technologique actuelle : elles lui confĂšreraient un potentiel de destruction d’emplois sans commune mesure avec les crĂ©ations d’emplois nouveaux qu’elle induirait.

L’ampleur de cette vague apparaĂźt en effet inĂ©dite. La capacitĂ© croissante de perception et d’adaptation des robots Ă  des environnements complexes, leur dextĂ©ritĂ© ou encore leur facultĂ© de communiquer ou d’interagir avec d’autres robots, ou directement avec les humains, changent la donne. Le spectre des tĂąches et des fonctions de l’entreprise pouvant ĂȘtre automatisĂ©es, ainsi que celui des secteurs concernĂ©s s’élargit, en s’étendant au-delĂ  de l’industrie pour toucher aussi les services. Au-delĂ , la vague technologique actuelle modifie en profondeur les modes de consommation et d’échange de biens et services, jusqu’à les bouleverser : en particulier, les processus de circulation instantanĂ©e d’information permis notamment par le dĂ©veloppement de plates-formes numĂ©riques, qui restaient au cours des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes largement internes aux entreprises s’étendent Ă©galement entre entreprises et jusqu’au client final. On pense par exemple au gĂ©ant du commerce en ligne Amazon, ou Ă  des plates-formes comme Airbnb, Uber, Deli veroo, qui ont modifiĂ© profondĂ©ment les modes de consommation, dĂ©stabilisant les secteurs oĂč ils se sont implantĂ©s. Au-delĂ  du seul systĂšme productif, la diffusion de ces innovations induit des transformations profondes dans l’organisation sociale, en alimentant par exemple une diversification des formes d’emploi.

La nature de la vague technologique actuelle est Ă©galement spĂ©cifique. D’une part, les innovations Ă  l’Ɠuvre sont interdĂ©pendantes. Les technologies informatiques et numĂ©riques peuvent ĂȘtre intĂ©grĂ©es Ă  de nombreuses autres technologies, avec pour effet d’en amĂ©liorer les performances. Les progrĂšs qui pourront ĂȘtre faits dans les domaines de l’intelligence artificielle ou de la robotique dĂ©coulent fortement des avancĂ©es rĂ©alisĂ©es dans les technologies de big data ou de l’essor de l’Internet des objets. Or, ces derniĂšres avancĂ©es sont elles-mĂȘmes conditionnĂ©es, dans une large mesure, par les progrĂšs rĂ©alisĂ©s dans des domaines tels que l’accroissement de la vitesse des ordinateurs, la modĂ©lisation et la simulation numĂ©rique, l’« infonuagique » (cloud computing) ou encore le trĂšs haut dĂ©bit, voire le dĂ©veloppement des nanotechnologies. Certaines nouvelles technologies peuvent en retour favoriser de nouveaux modes d’innovation ou de diffusion des innovations. C’est le cas de plates-formes numĂ©riques permettant Ă  diffĂ©rents acteurs d’un domaine d’échanger sur leurs avancĂ©es respectives dans tel ou tel domaine d’innovation. C’est le cas Ă©galement de technologies d’open data qui permettent de partager Ă  une trĂšs large Ă©chelle, et gratuitement, des donnĂ©es ou des programmes informatiques.

D’autre part, les machines deviennent apprenantes : elles acquiĂšrent une autonomie qui Ă©merveille autant qu’elle effraie. Des machines intelligentes communiquent dĂ©sormais entre elles. Les importants progrĂšs dans plusieurs branches de l’intelligence artificielle Ă©largissent le champ des activitĂ©s susceptibles d’ĂȘtre automatisĂ©es — c’est-Ă -dire celles qui peuvent ĂȘtre dĂ©crites en un ensemble de rĂšgles bien dĂ©finies — Ă  des activitĂ©s complexes et ayant une forte dimension cognitive. La comprĂ©hension de problĂšmes complexes et leur traduction sous la forme de rĂšgles explicites, de raisonnements probabilistes ou d’apprentissage profond pouvant constituer autant de substituts Ă  la dĂ©cision humaine, sont notamment favorisĂ©es par les technologies de big data, qui permettent la collecte et le traitement d’importants volumes de donnĂ©es pertinentes. Les donnĂ©es rendent possible par ailleurs la quantification de façon objective des succĂšs des programmes, ce qui permet de continuellement les amĂ©liorer. En tĂ©moigne par exemple la capacitĂ© de dialoguer en langage naturel avec des smartphones pour leur poser des questions variĂ©es, et surtout obtenir des rĂ©ponses pertinentes ; ou encore des applications visant Ă  amĂ©liorer sensiblement la maintenance en la rendant prĂ©dictive.

Par son champ et son intensitĂ©, la rĂ©volution technologique en cours pourrait donc avoir un impact inĂ©dit sur l’emploi, et cela mĂȘme si les Ă©conomistes ne trouvent aucune explication pleinement satisfaisante Ă  la stagnation actuelle de la productivitĂ©[1]

À l’appui de cette thĂšse, plusieurs Ă©tudes sont venues chiffrer les destructions d’emplois significatives, voire massives que pourrait entraĂźner cette foudre du progrĂšs technologique s’abattant sur nos emplois, sans cependant s’accorder sur leur ampleur, qui serait comprise entre 9 % des emplois actuels aux États-Unis (Melanie Arntz et alii)[2] et 47 % (Carl Frey et Michael Osborne)[3]. La diffĂ©rence notable dans l’ampleur des destructions d’emplois[4] estimĂ©e dans ces deux Ă©tudes qui ont fait date, tient Ă  une diffĂ©rence dans les approches retenues (voir encadrĂ© ci-contre) : Melanie Arntz et alii en tendent approfondir et affiner l’approche de Carl Frey et Michael Osborne en passant d’une approche par mĂ©tiers Ă  une approche par tĂąches. Cette derniĂšre est plus Ă  mĂȘme de cerner l’ampleur des destructions d’emplois.

 

Un débat mal posé

Le dĂ©bat, pour ĂȘtre instruit, nous paraĂźt cependant mal posĂ©. PremiĂšre ment, ces Ă©tudes ne considĂšrent que les destructions d’emplois, occultant les crĂ©ations d’emplois en lien avec le progrĂšs technologique. Bien sĂ»r, les crĂ©ations d’emplois directement liĂ©es Ă  la technologie, au numĂ©rique et Ă  la robotique en l’occurrence, ne sont pas massives. Le numĂ©rique reprĂ©sente une part marginale de l’emploi salariĂ© en France, environ 3,9 %. Mais sur la pĂ©riode 2009-2014, l’emploi crĂ©Ă© dans ce secteur d’activitĂ© a crĂ» de 2,6 %, alors qu’il n’a progressĂ© que de 0,6 % pour l’ensemble de l’économie. Il y a ensuite diffĂ©rents mĂ©canismes qui, d’un point de vue thĂ©orique, peuvent rĂ©duire, voire compenser intĂ©gralement et au-delĂ , les pertes d’emplois initiales liĂ©es Ă  l’introduction de nouvelles technologies. Et cela via la rĂ©duction des prix de production, l’augmentation de la demande, les nouveaux investissements et l’augmentation de la demande de travail. Leur ampleur dĂ©pendra de quantitĂ© de facteurs comme le contexte institutionnel (normes sociales, juridiques ou techniques), le fonctionnement des marchĂ©s (nature et intensitĂ© de la concurrence, Ă©lasticitĂ© de la demande au prix), les coĂ»ts respectifs du capital et du travail et les possibilitĂ©s de substitution entre ces deux facteurs de production, ou la formation des anticipations des agents Ă©conomiques (entreprises et consommateurs). L’effet final sur l’emploi est donc difficilement prĂ©visible. Enfin, les innovations Ă  l’origine de produits ou de services nouveaux peuvent crĂ©er spontanĂ©ment de l’emploi en suscitant l’apparition de nouvelles activitĂ©s Ă  condition qu’elles ne « cannibalisent » pas des activitĂ©s existantes. Il est naturellement difficile de cerner et a fortiori de quantifier ces nouveaux emplois qui seront crĂ©Ă©s : on sait ce que l’on perd, pas ce que l’on gagne. Ce serait une grossiĂšre erreur, par exemple, que de considĂ©rer les besoins des consommateurs comme li mitĂ©s dans leur volume Ă  leur niveau actuel et non susceptibles d’évoluer pour porter vers de nouveaux produits et services apparus avec le progrĂšs technologique.

Notre analyse est que le potentiel de crĂ©ation d’emplois indirects liĂ© Ă  la vague technologique actuelle est rĂ©el, et cela pour trois raisons. D’une part, l’impact des avancĂ©es rĂ©alisĂ©es dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la robotique ne se rĂ©sume pas Ă  une rationalisation des processus de production : celles-ci font dĂ©jĂ  Ă©merger, dans d’autres secteurs que celui du numĂ©rique et de la robotique, de nouveaux produits et de nouveaux services, crĂ©ateurs d’emplois. D’autre part, dans un pays comme la France, la diffusion des technologies d’automatisation pourrait permettre aux secteurs exposĂ©s Ă  la concurrence internationale, et notamment Ă  l’industrie, d’amĂ©liorer leur compĂ©titivitĂ©, avec un effet positif sur l’emploi : plus compĂ©titives, les entreprises industrielles françaises pourraient gagner des parts de marchĂ© Ă  l’étranger, et donc augmenter leur production avec in fine des effets positifs sur l’emploi. Enfin, l’amĂ©lioration de la productivitĂ© et le re gain de compĂ©titivitĂ© dans les secteurs exposĂ©s Ă  la concurrence internationale liĂ©s Ă  ces nouvelles technologies pourraient avoir des effets d’entraĂźnement supplĂ©mentaires dans les secteurs abritĂ©s.

Il reste qu’il est plus que dĂ©licat de dĂ©passer un cadre rĂ©trospectif ou thĂ©o rique et de se livrer Ă  des pronostics de crĂ©ations d’emplois : par dĂ©finition, on ne connaĂźt pas, par exemple, les nouveaux produits susceptibles d’entraĂźner des crĂ©ations d’emplois, pas plus que les futures dĂ©cisions de politique publiques qui seront susceptibles d’accĂ©lĂ©rer ou freiner les crĂ©ations d’emplois. Les Ă©tudes empiriques rĂ©trospectives (et notamment celles sur la France ces 30 derniĂšres annĂ©es) tendent toutefois Ă  montrer que les innovations technologiques ont eu globalement un effet positif sur l’emploi, cet effet pouvant varier selon le niveau d’analyse, la pĂ©riode ou le progrĂšs technologique considĂ©rĂ©.

Si le dĂ©bat actuel est Ă  nos yeux mal posĂ© c’est, deuxiĂšmement, parce qu’il est souvent considĂ©rĂ© que toute technologie disponible qui permettrait de se substituer Ă  un emploi est forcĂ©ment mobilisĂ©e. Mais ce n’est pas ce qui se passe dans la vraie vie ! D’abord, il y a la question de la rentabilitĂ© Ă©conomique d’une telle substitution. Ensuite, c’est faire fi de tous les freins sociaux et culturels qui peuvent se manifester : toutes les technologies ne sont pas acceptĂ©es socialement. Enfin, il y a des aspects institutionnels : la technologie, c’est ce que les sociĂ©tĂ©s dĂ©cident d’en faire, ce sont les barriĂšres Ă©thiques ou rĂ©glementaires qu’elles dĂ©cident, ou non, d’ériger pour dĂ©finir un cadre acceptable Ă  leur utilisation.

TroisiĂšmement, le dĂ©bat actuel fait souvent aussi l’impasse sur la question pourtant centrale de la localisation des emplois. Les avancĂ©es technologiques en cours ne constituent pas un phĂ©nomĂšne isolé : elles interviennent en mĂȘme temps que d’autres phĂ©nomĂšnes, avec lesquels elles sont en inter action. On pense par exemple Ă  la fragmentation croissante des processus de production, au renforcement de la financiarisation des Ă©conomies, Ă  la concurrence internationale ou encore Ă  la mondialisation des Ă©changes. En abaissant les coĂ»ts de la distance et de la coordination, les technologies de l’information et de la communication ont ainsi pu favoriser des dĂ©localisations de certaines activitĂ©s industrielles ou de service routiniĂšres vers des pays oĂč le coĂ»t du travail est faible.

Cette tendance, en cours depuis les annĂ©es 1980, pourrait nĂ©anmoins s’attĂ©nuer voire dans certains cas s’inverser, avec possiblement des relocalisations, grĂące notamment aux possibi litĂ©s croissantes d’automatisation. En effet, la diffusion des nouvelles technologies numĂ©riques et robotiques combinĂ©e Ă  des transformations de la demande, des hausses des coĂ»ts de production dans les pays Ă©mergents et des coĂ»ts des transports, pourrait ĂȘtre favorable Ă  des retours d’activitĂ©s prĂ©a lablement dĂ©localisĂ©es vers les pays Ă©mergents. Les nouvelles attentes des consommateurs, avec une demande renforcĂ©e de personnalisation des biens et des services et de garantie sur la qualitĂ© des produits, rendues, partiellement au moins, possibles grĂące au numĂ©rique, peuvent conduire les entreprises Ă  privilĂ©gier une localisation Ă  proximitĂ© des consommateurs finaux pour ĂȘtre en mesure d’adapter leur production rapidement. Les possibilitĂ©s offertes par l’impression 3D pourraient peut-ĂȘtre aussi, Ă  terme, favoriser la localisation en France de lieux de fabrication de produits ou piĂšces dĂ©tachĂ©es. Enfin, l’extension des possibilitĂ©s d’automatisation dans la production indus trielle mais aussi dans les services, peut conduire les entreprises Ă  rĂ©Ă©valuer la rĂ©partition entre capital et travail, et donc l’importance relative de leur coĂ»t. Peu d’études ont ainsi cherchĂ© Ă  Ă©valuer l’impact des relocalisations de l’emploi. Les principales Ă©tudes en la matiĂšre ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es par des cabinets de conseil sur les États-Unis et le Royaume-Uni, et considĂšrent que les relocalisations seront associĂ©es Ă  des crĂ©ations nettes d’emplois. Une Ă©tude de 2015 du cabinet Ernst & Young estime ainsi que les relocalisations pourraient crĂ©er jusqu’à 315 000 emplois au Royaume-Uni[5].

 

Enfin, il y a souvent dans les dĂ©bats actuels une apprĂ©ciation erronĂ©e des conditions de l’impact du progrĂšs technologique sur l’emploi. Si des Ă©tudes comme celle de Carl Frey et Michael Osborne, conduite sur la base de donnĂ©es amĂ©ricaines, ou celle du cabinet Roland Berger qui en a transposĂ© les conclusions au cas français[6], surestiment massivement les destructions d’emplois potentielles, c’est qu’elles considĂšrent, pour faire court, que le progrĂšs technologique s’attaque Ă  des mĂ©tiers en tant que tels, et Ă  l’emploi de l’ensemble des personnes qui effectuent le mĂȘme mĂ©tier.

 

Or, de notre point de vue, le progrĂšs technologique affecte des tĂąches bien spĂ©cifiques au sein d’un mĂ©tier, et pas nĂ©cessairement l’intĂ©gralitĂ© des tĂąches susceptibles d’ĂȘtre effectuĂ©es dans le cadre de ce mĂ©tier. De plus, toutes les personnes qui exercent un mĂȘme mĂ©tier n’accomplissent pas strictement les mĂȘmes tĂąches. Au total, raisonner par mĂ©tiers conduit Ă  nĂ©gliger, non seulement toute la diversitĂ© des activitĂ©s effectuĂ©es dans le cadre d’un emploi, mais aussi tout le potentiel de transformation des mĂ© tiers. Et c’est bien souvent Ă  des transformations que l’on assiste en rĂ©alité : si des mĂ©tiers apparaissent et d’autres disparaissent, les Ă©volutions les plus frĂ©quentes se dĂ©roulent Ă  l’intĂ©rieur d’un mĂȘme mĂ©tier ou d’un mĂȘme em ploi. Les conseillers bancaires n’ont pas disparu avec la diffusion des guichets automatiques : ils ont vu leur activitĂ© se rĂ©orienter vers d’autres services aux clients, et ils ne distribuent plus de billets. Un ingĂ©nieur d’affaires, un chargĂ© de recrutement, un chargĂ© de communication n’ont pas la mĂȘme activitĂ©, aujourd’hui, qu’il y a 15 ans : la vague de numĂ©risation a contribuĂ© Ă  des Ă©volutions considĂ©rables du contenu de ces mĂ©tiers. L’emploi dans ces secteurs n’a pas disparu : il s’est puissamment transformĂ©, dans son contenu.

 

L’étude du Conseil d’orientation pour l’emploi

Pour cette raison, le COE a voulu conduire sa propre enquĂȘte en se basant, non sur une approche par mĂ©tiers, mais sur la rĂ©alitĂ© de ce que font les salariĂ©s dans leur emploi actuel[7].

Les conclusions de l’étude sont trĂšs claires : elles confirment que l’enjeu de la rĂ©volution technologique, du point de vue de l’emploi, est moins celui d’un futur sans emploi que celui d’une transformation massive du contenu des emplois existants. En effet, si moins de 10 % des emplois prĂ© sentent un cumul de vulnĂ©rabilitĂ©s tel qu’il est susceptible de menacer leur existence dans un contexte d’automatisation et de numĂ©risation, l’étude montre que la moitiĂ© des emplois existants est susceptible d’évoluer, dans leur contenu, de façon significative Ă  trĂšs importante.

L’étude montre aussi qu’en tout cas dans le cadre de la frontiĂšre technologique actuelle, le progrĂšs technologique continuerait Ă  favoriser plutĂŽt l’emploi qualifiĂ© et trĂšs qualifié : parmi les emplois vulnĂ©rables, les mĂ©tiers surreprĂ©sentĂ©s, en volume ou au regard de leur part dans l’emploi total, sont souvent des mĂ©tiers pas ou peu qualifiĂ©s.

Regardons, en effet, quels sont les mĂ©tiers les plus reprĂ©sentĂ©s, d’une part dans les emplois vulnĂ©rables et, d’autre part, dans les emplois susceptibles d’ĂȘtre profondĂ©ment transformĂ©s dans leur contenu.

Parmi les emplois les plus exposĂ©s (graphique 1), les mĂ©tiers proportionnellement les plus reprĂ©sentĂ©s par rapport Ă  leur part dans l’emploi salariĂ© total sont le plus souvent des mĂ©tiers manuels et peu qualifiĂ©s, notamment de l’industrie : ouvriers non qualifiĂ©s des industries de process, ouvriers non qualifiĂ©s de la manutention, ouvriers non qualifiĂ©s du second Ɠuvre du bĂątiment, agents d’entretien, ouvriers non qualifiĂ©s de la mĂ©canique, caissiers. On peut trouver aussi quelques mĂ©tiers qualifiĂ©s : ouvriers qualifiĂ©s de la mĂ©canique et ouvriers qualifiĂ©s des industries de process par exemple.

 

Parmi les emplois les plus susceptibles d’évoluer du fait de l’automatisation (graphique 2), les mĂ©tiers proportionnellement les plus reprĂ©sentĂ©s par rapport Ă  leur part dans l’emploi salariĂ© total sont Ă©galement souvent des mĂ©tiers manuels et peu qualifiĂ©s, mais ils relĂšvent plus du secteur des services que les mĂ©tiers les plus exposĂ©s : conducteurs, caissiers, agents d’exploitation des transports, employĂ©s et agents de maĂźtrise de l’hĂŽtellerie et de la restauration, aides Ă  domicile et aides mĂ©nagĂšres par exemple.

On assisterait donc Ă  la poursuite de deux Ă©volutions constatĂ©es au cours de la dĂ©cennie passĂ©e : une Ă©volution de la structure de l’emploi profitant aux plus qualifiĂ©s, d’une part, et une poursuite de la complexification du contenu des mĂ©tiers, d’autre part.

La diffusion des technologies numĂ©riques au cours des 10 ou 15 derniĂšres annĂ©es est en effet l’une des causes de la dĂ©formation de la structure de l’emploi constatĂ©e dans les pays dĂ©veloppĂ©s et en France. Ces technologies seraient en effet plus facilement substituables aux emplois auxquels sont associĂ©es des tĂąches manuelles et cognitives routiniĂšres. Il s’agit plutĂŽt d’emplois de niveau de qualification intermĂ©diaire. Elles seraient en re vanche complĂ©mentaires aux emplois auxquels sont attachĂ©s des tĂąches non routiniĂšres qui impliquent de rĂ©soudre des problĂšmes, de faire preuve crĂ©ativitĂ© ou de leadership. Il s’agit plutĂŽt d’emplois de niveau de qualification Ă©levĂ©.

Plusieurs travaux rendent compte, aussi, d’une relative complexification des mĂ©tiers existants en lien avec la diffusion de technologies nouvelles, marquĂ©e par un essor des compĂ©tences analytiques et relationnelles. On assiste par exemple (en particulier pour les cadres) Ă  une mobilisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e des compĂ©tences transverses : gestion de projet, capacitĂ© Ă  travailler au sein d’équipe pluridisciplinaire, capacitĂ© Ă  dĂ©velopper un rĂ©seau ou Ă  communiquer (avec des collĂšgues ou des clients), bonne comprĂ©hension de la stratĂ©gie d’entreprise, prise en compte des enjeux commerciaux.

La modification des compĂ©tences exigĂ©es sur le marchĂ© a aussi Ă©tĂ© tirĂ©e par l’émergence de nouveaux mĂ©tiers dans le domaine du numĂ©rique et aux quels sont attachĂ©es des tĂąches nouvelles et plus complexes. Ainsi, parmi quelque 150 nouveaux mĂ©tiers recensĂ©s depuis 2010, une centaine appartiennent au domaine du numĂ©rique.

Du point de vue de la localisation des emplois, les territoires les plus susceptibles de connaĂźtre des destructions d’emplois Ă  cause des possibilitĂ©s croissantes d’automatisation seraient ceux oĂč les secteurs industriels traditionnels faiblement intensifs en technologie reprĂ©sentent une grande part de l’emploi, et cela d’autant plus lorsque ces territoires sont spĂ©cialisĂ©s dans ces secteurs, qu’ils se caractĂ©risent par une forte densitĂ© en travailleurs peu qualifiĂ©s ou un grand nombre de personnes ayant des mĂ©tiers routiniers.

D’autre part, les territoires qui pourraient bĂ©nĂ©ficier de la diffusion des technologies seraient, d’abord, les territoires capables d’attirer des relocalisations notamment industrielles, ensuite, les aires urbaines oĂč les entreprises peuvent profiter d’économies d’agglomĂ©rations et puiser dans un vivier de talents dont les compĂ©tences sont complĂ©mentaires des nouvelles technologies.

Le dĂ©veloppement de secteurs soutenus par ces avancĂ©es technologiques peut enfin avoir des effets plus indirects sur l’emploi au niveau local, en favorisant le dĂ©veloppement d’emplois induits. L’emploi dans les industries intensives en technologie ou plus gĂ©nĂ©ralement dans le secteur marchand peut ainsi conduire Ă  des crĂ©ations d’emplois dans les services qualifiĂ©s et peu qualifiĂ©s au sein de la mĂȘme Ă©conomie locale.

Dans un contexte de grande incertitude liĂ©e tant Ă  la vitesse de diffusion des progrĂšs technologiques qu’à de possibles sauts, par dĂ©finition difficiles Ă  anticiper, c’est bien la capacitĂ© collective Ă  gĂ©rer cette pĂ©riode de transition qui fera la diffĂ©rence : en cherchant, non Ă  se protĂ©ger contre la foudre du progrĂšs technologique, mais Ă  bien conduire cette grande transformation ; en cherchant Ă  maximiser le potentiel de crĂ©ations d’emplois directs et surtout indirects liĂ©s aux technologiques, et Ă  faciliter la localisation ou la relocalisation d’emplois ; en adaptant, aussi, la protection sociale Ă  cette nouvelle donne, marquĂ©e par des transitions entre emplois frĂ©quentes, l’acquisition par les actifs en postes de nouvelles compĂ©tences et une montĂ©e prĂ©visible des inĂ©galitĂ©s — le progrĂšs technologique favorisant, Ă  un horizon proche tout au moins, toujours plus les mieux qualifiĂ©s et les territoires dĂ©jĂ  les plus richement dotĂ©s.

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