L’ESSOR DES POPULISMES. Origines et particularités des mouvements populistes : leur succès politique

Mis en ligne le 18 Avr 2019

Cet article met en exergue les caractéristiques communes des mouvements populistes dans les pays occidentaux tout en soulignant l’importance d’analyser ces mouvements au travers du contexte historique, culturel et socio-économique propre à chacun des pays considérés. Pour l’auteur en effet, si ces mouvements populistes s’appuient sur des thématiques politiques et sociales similaires, il serait néanmoins réducteur de les analyser de manière analogue si l’on souhaite les comprendre finement.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « L’essor des populismes – Origines et particularités des mouvements populistes : Leur succès politique » par Henri Wallard[1] dans le numéro 426 de la revue Futuribles.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de Futuribles.


L’essor des mouvements populistes, notamment dans les pays occidentaux supposés incarner l’idéal démocratique, voire l’arrivée au pouvoir de certains de leurs leaders suscitent légitimement une vive inquiétude et bien des questions : comment expliquer ce phénomène ? Quelles sont les caractéristiques communes à ces mouvements et, inversement, qu’est-ce qui fait leur spécificité dans les différents pays ? Tel est le premier thème retenu pour faire suite à l’accord de coopération établi à l’initiative de Najat Vallaud-Belkacem entre Ipsos, dont elle est directrice générale déléguée « Études internationales et innovation sociale », et la revue Futuribles. L’article d’Henri Wallard, s’appuyant sur les enquêtes et études de l’institut Ipsos, rappelle d’abord ce que recouvre ce terme. Puis il montre que si les populismes possèdent des traits communs et fondent leur action sur certains thèmes de prédilection, ils sont néanmoins très divers et doivent être analysés en tenant compte de l’histoire, de la culture, du contexte socio-économique et politique propre à chaque pays. En témoignent, selon l’auteur, les cas analysés ici des États-Unis, de l’Italie et du Royaume-Uni. « Il n’y a pas, écrit Henri Wallard, de montée du populisme mais plutôt émergence de différents mouvements populistes particuliers. » Ce n’est toutefois pas une raison pour sous-estimer le danger qu’ils représentent. H.J.

Le terme de « populisme » est désormais au cœur des débats et analyses politiques, au point d’être devenu une sorte de mot-valise recouvrant des contenus très divers.

Le sens donné à ce mot ancien a, de fait, déjà énormément varié au cours de l’Histoire : on pense au populisme russe de la seconde moitié du XIXe siècle, désignant une orientation plutôt réformiste et progressiste, au populisme américain de la fin du XIXe siècle, ou encore aux populismes latino-américains du deuxième tiers du XXe siècle. De plus, le mot populisme est aujourd’hui souvent utilisé dans des contextes très variés, de manière interchangeable avec « démagogie » ou « antidémocratique ». Son emploi, dans le discours dominant, comporte d’ailleurs souvent une forme de jugement moral sur les mouvements politiques qu’il désigne — les responsables politiques utilisent ainsi souvent le qualificatif de « populisme » à des fins de disqualification de leurs adversaires. À l’inverse, certains revendiquent le terme de « populistes », soulignant que la racine du mot renvoie au « peuple » dont ils se réclament et prétendent que leurs adversaires se seraient coupés. La revendication de l’étiquette populiste leur permet ainsi d’affirmer leur non appartenance au « système » qu’ils dénoncent. Cependant, il est à notre avis absolument nécessaire de ne pas projeter les analyses du passé sur les enjeux d’aujourd’hui. Dans La Citadelle assiégée, Christophe Barbier et Jose-Maria Martí Font [2] décrivent par exemple clairement comment certains populismes du XXe siècle projetaient un avenir radieux, tandis que les mouvements aujourd’hui qualifiés de populistes renvoient au contraire à un passé idéalisé, présenté comme harmonieux. Même si tout leader politique est nécessairement amené à parler de l’avenir, la référence à un passé positif est fréquente chez les leaders populistes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans nos études, nous mesurons des dimensions liées au désir de retrouver les charmes d’antan. Un exemple manifeste de cette valorisation du passé est tout naturellement contenu dans le message du président américain Donald Trump : « Make America great again [Restaurer la grandeur des États-Unis] ».

La reprise convenue des analyses du passé ne saurait donc suffire à combattre les tentations populistes d’aujourd’hui et, par exemple, les imprécations antifascistes n’ont guère de chances d’être efficaces sur l’opinion dans un contexte qui n’est certes pas sans risque en termes de restriction des libertés publiques, mais qui est fort éloigné des combats du XXe siècle.

En outre, il est trompeur de parler par exemple de montée « du » populisme en Europe. Les situations d’opinion, les systèmes politiques, l’histoire et la culture jouent des rôles essentiels. Les populismes d’Europe orientale, la situation en Italie, en Allemagne ou en France ne peuvent être sommairement associés pour conclure à une montée d’un populisme homogène en Europe, et encore moins au plan mondial. C’est pourquoi nous parlerons ici des populismes dans leur pluralité. L’analyse des opinions dans de nombreux pays conduit à dégager quelques questions communes et essentielles qui forment des forces sous-jacentes et sont combinées de façon variable selon les pays. Nous présenterons donc ici les questions posées par ces populismes, en soulignant les traits qui leur sont communs mais en accordant surtout une attention particulière aux spécificités nationales.

Les populismes : leurs traits communs

Ces mouvements ont des traits communs : ils partagent l’idée qu’une « élite » aurait trahi le « peuple », envisagé comme un tout homogène dans ses attentes et revendications ; ces mouvements s’appuient sur l’idée que « le système est bloqué » et donc que des personnes « hors système » doivent venir apporter des solutions qui sont souvent bannies du champ du politiquement correct. Leur dynamique prospère sur la fragmentation de nos sociétés, mobilise les électorats les plus pessimistes pour leur avenir et inquiets du déclassement, et mise sur l’opposition à une forme de menace extérieure ou présentée comme telle (immigration, mondialisation, élites cosmopolites, Union européenne, Washington). Enfin, ce sont des mouvements qui, souvent, s’appuient sur une incarnation forte, une personnalisation du pouvoir qui se caractérise par l’outrance des mots et des attitudes. Mais ces traits communs ne doivent pas conduire à sous-estimer l’importance des circonstances na – tionales (ou régionales) très particulières sur lesquelles prospèrent les différents mouvements popu – listes. C’est la raison pour laquelle, à quelques mois d’élections européennes où la tentation de comparer ce qui n’est pas comparable sera probablement grande, il nous a semblé important d’explorer en profondeur un certain nombre de cas particuliers, qui ne sauraient être compris à travers la seule analyse de leurs traits communs.

Le Brexit ne saurait ainsi être compris en faisant abstraction des tendances europhobes, nourries de longue date notamment dans les courants conservateurs, et dont le référendum de juin 2016 n’est qu’une amplification et un aboutissement. D’ailleurs nous ne pensons même pas qu’il faille le considérer comme une manifestation « du » populisme, dans la mesure où les opinions europhobes sont largement partagées entre travail listes (Labour) et conservateurs (Tories). Aux États-Unis, l’élection de Donald Trump s’appuie sur des circonstances particulières, et notamment sur la fragmentation de la société américaine, le fait que les démocrates avaient déjà effectué deux mandats avec le président Obama, l’incapacité de la candidate Hillary Clinton à mobiliser certains électeurs qui avaient voté Obama lors des précédentes élections, et enfin le système électoral lui-même. De même, on ne saurait comprendre la percée de l’AFD (Alter – native für Deutschland, Alternative pour l’Allemagne) en Allemagne en dehors du contexte migratoire extrêmement particulier vécu par le pays à partir de 2015, suite aux décisions fortes de favoriser une immigration de 1,5 million de personnes. Au Canada, enfin, on ne saurait comprendre les préoccupations de l’opinion sans tenir compte des phénomènes migratoires récents, de populations venant de plus en plus loin, et de plus en plus diversifiées, autrement dit dotées de cultures de plus en plus distantes du fond commun européen des vagues précédentes. Souvent, le populisme est réduit à un phénomène à deux dimensions, où deux blocs s’affronteraient de manière antagoniste, plutôt qu’à travers la négociation et la recherche de compromis qui caractérise la compétition électorale dans la plupart des démocraties libérales. D’un côté, on trouverait les forces économiques et politiques établies, et de l’autre, les membres de la société qui considèrent que l’ordre établi est tourné contre leurs intérêts, et veulent changer le système. Bien qu’intéressante, cette grille paraît insuffisante pour expliquer la dynamique des phénomènes populistes.

Afin de mieux rendre compte des phénomènes populistes et des multiples facteurs expliquant leur expansion aux quatre coins du globe, Francisco González et Clifford Young [3] ont développé un modèle explicatif selon lequel trois conditions nécessiteraient d’être réunies pour ouvrir la voie à une vague populiste :

— Un « entrepreneur politique », derrière lequel les forces « anti-establishment » se rallient.

— Une structure opportune : un sentiment d’insécurité lié à des modifications structurelles de la société, telles que des crises économiques prolongées, ou une modification de la composition ethnique de la population d’un pays. Ces modifications structurelles génèrent souvent des systèmes de croyances et de représentation visant à en rendre compte, qui constituent un terreau fertile pour les insurrections populistes.

— Un terrain favorable dans l’opinion publique : l’opinion doit être bien disposée à l’égard des solutions et programmes anti-establishment. Souvent, cette prédisposition est associée à la croyance que le système est bloqué et que les dirigeants ne se soucient pas des gens « comme nous ».

On peut distinguer, au sein d’un même « cycle populiste », trois phases : — « En dehors du pouvoir (out of power) » : un épisode populiste typique peut débuter, ainsi que l’a théorisé Ernesto Laclau [4], par une opposition : le peuple s’organise afin de conquérir le pouvoir en sortant les responsables en place (que ce soit pacifiquement, à travers une élection légitime, ou de manière plus brutale, par un coup d’État ou toute autre forme de prise de pouvoir), considérés comme l’élite, l’establishment ou les experts, dont l’action est perçue comme hostile au citoyen moyen et favorable aux intérêts du système.

— « Au pouvoir (in power) » : lorsque les populistes parviennent à conquérir le pouvoir, ils cherchent par tous les moyens à le conserver. Un conflit frontal s’installe donc entre les populistes et les élites / l’establishment, qui se différencie du mécanisme traditionnel par lequel détenteurs du pouvoir et opposition s’affrontent en ce qu’il n’y a pas de recherche de compromis.

— « La récupération du pouvoir (recuperating power ) » : les leaders populistes ayant été débarqués peuvent essayer de le reconquérir à travers des mobilisations de masse — à l’image de ce que fit Hugo Chávez au Venezuela afin de revenir au pouvoir en 2002.

Aux fondements des populismes

Souvent, la rhétorique de l’entrepreneur politique cadre le débat de manière à mettre en scène une opposition « entre eux et nous ». Au XXIe siècle, cette manière de cadrer les débats est d’autant plus efficace qu’existe la capacité, mise en lumière par Manfred Steger [5], de façonner des communautés idéologiques globales d’amis et d’ennemis — on pense ici aux « mondialistes » auxquels Marine Le Pen oppose les « patriotes », mais il peut aussi s’agir des « élites » contre le « peuple », les « immoraux » contre ceux qui peuvent se prévaloir d’une morale, les « natifs » contre les « migrants », etc. Cette dichotomie n’a rien de neuf : déjà, Carl Schmitt [6] expliquait que le principal clivage politique se trouvait entre les « amis » et les « ennemis ». L’enjeu, ici, est d’être capable d’agglomérer des individus autour d’une cause unique capable de transcender leurs intérêts individuels, voire de briser les clivages politiques anciens pour reconfigurer le paysage politique (Brexit).

Un deuxième facteur est fondamental pour qu’un mouvement populiste émerge : une opportunité structurelle, c’est-à-dire l’existence de conditions économiques, technologiques, sociales…, qui génèrent un sentiment d’insécurité, de menace existentielle, sentiment qui constitue un terreau favorable à la demande de solutions populistes. Les conditions susceptibles de susciter un tel sentiment d’insécurité dans la population sont de quatre ordres :

— Les conditions institutionnelles : l’existence d’un mécanisme permettant l’expression de la volonté populaire.

— Les conditions économiques : crises et difficultés à la fois aiguës et de long terme.

— Les conditions culturelles : les idées, normes, croyances, attitudes prévalent au sein d’une population donnée.

— Les conditions existentielles : les menaces réelles ou perçues par la population, telles que les guerres, désastres, ou encore le terrorisme.

S’agissant des conditions institutionnelles permettant l’émergence du populisme, il s’agit de tous les mécanismes par lesquels la volonté populaire peut s’exprimer et bouleverser l’équilibre des pouvoirs en place. Les conditions économiques ont longtemps joué le rôle principal : l’apparition du terme « populisme » dans son acception moderne fut intimement liée à la confrontation d’intérêts de classe (l’alliance des farmers et des travailleurs dans le Sud et le Midwest des États-Unis, à l’origine de la création du « People’s Party », s’opposant aux monopoles industriels et au secteur financier de Wall Street). De nombreux épisodes populistes furent associés à des périodes de crise économique majeure, génératrices de délitement social et de précarisation. Les analyses contemporaines insistent la plupart du temps sur le lien entre la crise de 2008 et ses conséquences, et la résurgence du populisme dans les pays occidentaux : Brexit, élection de Donald Trump, chute de Matteo Renzi et arrivée au pouvoir d’une coalition populiste… De ce point de vue, même si la victoire d’Emmanuel Macron en France et l’échec de Geert Wilders aux Pays- Bas ont amené quelques commentateurs à proclamer la fin de la vague populiste, il convient de rester prudent.

En effet, non seulement les causes économiques susceptibles de favoriser les mouvements populistes sont loin d’avoir disparu, mais les moteurs des populismes ne sauraient par ailleurs être réduits aux seuls facteurs économiques et sociaux. Des facteurs de perception de la mondialisation, de l’avenir et de l’immigration par exemple, jouent un rôle essentiel. Si l’économie a pu être, dans le passé, analysée comme le moteur du populisme, les facteurs culturels jouent désormais un rôle majeur, que les responsables politiques, surtout progressistes, peinent à appréhender à leur avantage. La place de ces facteurs culturels a sans doute été amplifiée par les transformations structurelles subies par nos économies et nos sociétés de puis le début du XXIe siècle. Le niveau de mondialisation des échanges sans précédent, les flux de marchandises, de capitaux, de personnes et d’information donnent le sentiment à beaucoup que le monde est devenu un endroit plus divers, mais aussi plus incertain et dangereux. Les migrations et la communication ont été facilitées, mais les transformations ont aussi apporté leur lot d’inégalités économiques, de conflits, voire de risques climatiques.

Cela aboutit, pour de nombreux pays, à un sentiment de perte de contrôle sur leur destin, de perte de repères et de dilution de leur identité. Les pays se percevant de façon variable comme pays d’immigration se sentent plus ou moins menacés par ce qui, pour les plus hostiles, s’apparente à une forme d’« invasion », voire de « remplacement » comme le prétendent certains mouvements extrémistes européens. On trouve la crainte, nourrie parfois par la perception de l’insuccès des immigrations antérieures dans son propre pays, ou bien par l’image perçue de l’insuccès de l’immigration dans d’autres pays (c’est le cas des pays d’Europe de l’Est par rapport à l’Europe de l’Ouest et du Sud), que les nouveaux arrivés ne s’assimilent pas, et ne respectent pas les normes et cultures locales. On trouve aussi l’idée qu’ils représentent une concurrence déloyale dans la compétition sur le marché de l’emploi (notamment moins qualifié), qu’ils bénéficient de ressources publiques perçues comme déjà trop rares (notamment les aides publiques), ou encore que des terroristes potentiels s’infiltrent parmi les nouveaux arrivants.

Troisième et dernier facteur fondamental favorisant l’émergence de mouvements populistes : l’existence, dans l’opinion publique, d’une prédisposition favorable à l’égard des solutions radicales, n’appartenant pas aux institutions existantes et qui viseraient à réparer un système perçu comme défaillant. En Amérique latine, cette prédis – position particulière prend la forme de ce qui peut être appelé le « syndrome Caudillo », dont Hugo Chávez (au Venezuela), Perón (en Argentine), Vargas ou Lula (au Brésil), ou Evo Morales (en Bolivie) furent des exemples. Il peut se résumer ainsi : « notre pays est riche, mais il y a énormément de pauvres. La raison : les riches volent le peuple ! Nous avons donc besoin d’un homme fort, capable de faire tout ce qui est nécessaire — y compris enfreindre les règles — afin d’aider les pauvres. » Les conditions doivent donc être réunies pour qu’une majorité de la population en vienne à se persuader que pour améliorer sa condition ou pour se protéger des menaces perçues, il est indispensable de changer les règles du jeu, s’émanciper du « politiquement correct » et des solutions traditionnelles. C’est ainsi que certaines solutions, qui au raient pu paraître inimaginables, déraisonnables ou radicales, de – viennent des éléments d’attractivité majeurs des plates-formes programmatiques populistes — on pense ici au « mur » de Donald Trump, ou à son « Muslim ban », mais aussi au Brexit, que ses opposants avaient présenté comme impossible et économiquement suicidaire. Les outils de communication et d’interaction numériques jouent un rôle majeur dans la conquête d’influence. Dès lors que l’entrepreneur politique construit sa relation avec un peuple de manière directe, sans intermédiaire, et a be soin de fédérer autour de lui des masses sur des causes bien identifiées, le rôle d’une communication directe, personnelle et instantanée devient en effet central. De ce point de vue, Facebook, Twitter, YouTube, sont de – venus de puissants outils de propagande et d’influence.

Leurs thèmes de prédilection

Dans de nombreux pays, les opinions peuvent favoriser le développement d’un mouvement ou d’un effet populiste. L’effet populiste signifie ici le fait d’imprimer la marque des thèmes dits populistes dans le champ politique, sans pour autant qu’un mouvement populiste en tant que tel ne prenne réellement le pouvoir. Étant en résonance avec une partie de l’opinion publique, le mouvement populiste parvient à faire tourner le débat national autour des thèmes auxquels il est identifié. Cette capacité des populistes à dicter l’agenda politique a été démontrée par exemple en France, avec le Front national, ou au Royaume-Uni avec l’UKIP (UK Independence Party, le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni). Au regard des enquêtes effectuées par Ipsos dans de nombreux pays, les différents thèmes nourrissant les populismes sont associés à plusieurs catégories :

— le rapport aux institutions (confiance) ;

— les enjeux sociaux et économiques (peur du chômage, inégalités) ;

— le sentiment de déclassement et le pessimisme (la situation sera pire pour mes enfants) ;

— le sentiment d’abandon (les dirigeants ne se soucient pas de nous) ;

— la crainte et le rejet de l’immigration ;

— le terrorisme.

Ces différents sujets ne se voient pas accorder la même place dans la hiérarchie des priorités selon les pays. Ainsi dans l’étude « What Wor ries the World » publiée par Ipsos en mars 2018 [7], les sujets d’inquiétude les plus cités en France sont la pauvreté et les inégalités pour 39 % des Français, puis le chômage (36 %) et le terrorisme (36 %), le contrôle de l’immigration étant bien moins cité (seulement 20 %). Par comparaison, le chômage est beaucoup plus cité en Italie (68 %) mais nettement moins en Allemagne (12 %). De la même façon, le contrôle de l’immigration est une inquiétude bien plus grande, voire majeure, en Italie (32 %) et en Allemagne (40 %), qu’en France. Il est aussi important de réaliser que les perceptions peuvent largement différer de la réalité. Ipsos réa lise chaque année une enquête « Perils of Perceptions [8] » qui compare ce que les habitants des différents pays pensent par rapport à la réalité de différentes caractéristiques sociales du pays. Les pays d’Europe de l’Ouest et du Sud, par exemple le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Belgique, la France et l’Allemagne, surestiment tous de 12 à 14 points la proportion d’immigrés dans leur pays par rapport à la situation réelle. Cette surestimation baisse à 7 points pour la Pologne. Ces erreurs de perception sur l’immigration ne doivent pas être simplement interprétées comme des méconnaissances, elles traduisent en fait une inquiétude sous-jacente. De façon cohérente, les opinions mondiales expriment à une large ma jorité une déception à l’égard des institutions. Une étude réalisée dans 22 pays par Ipsos en 2016 [9] montre qu’en moyenne 70 % des citoyens estiment que les dirigeants et partis politiques « ne se soucient pas des gens comme [eux] ». Cette opinion est partagée par 65 % des Allemands et plus encore par les Français (73 %), les Italiens (77 %) ou les Espagnols (80 %).

À ce sentiment d’abandon s’ajoute un manque de confiance dans les institutions. S’agissant des enjeux économiques et sociaux, un sentiment négatif est largement partagé dans le sens des inégalités, considérant que l’économie est orientée en faveur de classes aisées et puissantes. Un sondage effectué par Ipsos dans 22 pays en 2016 [10] montre que cette opinion est partagée par 76 % des citoyens — par exemple 75 % en France, 77 % en Allemagne et 85 % en Espagne. Ce sentiment d’abandon de la part des dirigeants et celui selon lequel l’économie bénéficie surtout aux catégories favorisées, combinés avec une décroissance de la confiance dans les institutions, offrent naturellement des circonstances favorables à des entrepreneurs politiques. Souvent, s’ajoutent à ces sentiments les problématiques liées à l’appartenance nationale et à l’immigration. Le cas de Donald Trump est à cet égard très illustratif.

Une analyse statistique réalisée par Ipsos en 2016 [11] a permis de quantifier le poids relatif de différents facteurs explicatifs du succès de Donald Trump à la présidentielle américaine. Huit variables furent considérées :

— une variable représentant la tentation autoritaire ;

— l’aspiration à avoir un vrai chef pour mettre de l’ordre ;

— une variable « nativisme », représentant les attitudes anti-immigration ;

— une variable captant les prédispositions populistes

— l’ouverture à des solutions radicales pour réparer un système perçu comme dysfonctionnel (« le système est bloqué [the system is broken] ») ;

— l’idée que le rêve américain, c’est à- dire la possibilité pour chacun de s’élever au-dessus de la condition de ses parents, est brisé ;

— la peur de l’autre et le sentiment de perte d’identité ;

— une variable mesurant le degré de progressisme sur les questions sociétales (essentiellement, l’opposition au droit à l’avortement) ;

— une variable économique, mesurant l’adhésion à l’idée de « gouvernement minimal [small government] » (libéralisation, privatisations, baisses d’impôts…) ;

— une variable consistant à mesurer si l’on considère que le rêve américain est avant tout le meltingpot ou bien le fait de « travailler dur pour réussir dans la vie ».

Parmi ces variables, la plus grande influence sur le vote Trump revient aux variables identitaires et au nativisme — autrement dit, toutes choses égales par ailleurs, les électeurs les plus hostiles aux migrants et les plus enclins à se sentir dépossédés de leur identité sont les plus fervents soutiens de Donald Trump. Le nativisme explique les deux tiers du soutien à Donald Trump, tel que mesuré au sein de l’ensemble de la population américaine. À l’inverse, la demande d’autorité n’explique le vote Trump que de façon marginale. Ces analyses doivent être mises en regard du niveau de la population américaine née à l’étranger, qui a atteint 13 % en 2014. En effet, les études historiques [12] montrent que les pics de population d’Américains nés à l’étranger ont entraîné des renforcements des opinions nativistes et des restrictions législatives.

Cela ne signifie évidemment pas que les autres facteurs évoqués plus haut seraient à négliger. Ils se combinent, à travers le prisme nativiste, pour donner une explication centrale et cohérente à tous les maux du pays, et offrir une solution claire pour restaurer la grandeur de l’Amérique (« Make America great again »). À l’issue des primaires républicaines, de nombreux observateurs se demandaient si Donald Trump serait capable d’atténuer suffisamment son message anti-migrants pour rallier les soutiens centristes nécessaires à la victoire d’Hillary Clinton. Il a finalement renforcé ses critiques anti-migrants, ce qui lui a permis d’être considéré par les hésitants comme plus crédible dans sa capacité à réparer un système bloqué que ne l’était Hillary Clinton. Cette crédibilité d’antisystème a sans doute plus que compensé les éventuelles pertes électorales liées à la brutalité de ses prises de position en matière migratoire.

De l’autre côté, Bernie Sanders portait aussi, durant la primaire démocrate, un message antisystème, mais différent, et prenait pour boucs émissaires les banques, les grandes entreprises et Wall Street. Dès lors que les trois quarts des républicains, et autant d’indépendants, en étaient venus à considérer que la génération qui vient vivra moins bien qu’eux — signe que le système sur lequel reposait le rêve américain, porteur d’espoir et d’élévation sociale, était cassé —, ils se sont montrés extrêmement sensibles au récit populiste appelant à réparer le système (ce qui correspond au troisième grand facteur explicatif du populisme mentionné dans la typologie de Francisco González et Clifford Young évoquée plus haut).

Depuis qu’il a accédé aux responsabilités, Donald Trump n’a cessé de défier les pronostics de ceux qui prédisaient son effondrement, ou même son impeachment. Même si c’est difficile à percevoir vu d’Europe, où la presse lui est extrêmement défavorable, Donald Trump est très populaire auprès de sa base (84 % d’approbation parmi les républicains, dans le baromètre Ipsos réalisé en juillet 2018). Et pour cause : qu’il s’agisse de mesures économiques (baisses d’impôts), de sa rhétorique anti-immigrés ou anti-musulmans qui réactive sans cesse le ressort du « nous contre eux », ou encore de son style direct cassant les codes du politiquement correct, il n’a eu de cesse de réaffirmer les fondamentaux qui ont fait sa victoire. Il tord ainsi le cou à une autre idée reçue, très répandue, sur les populistes : celle selon laquelle le pouvoir les assagirait, leur permettrait peu à peu de se normaliser et de se faire manger par le système qu’ils avaient dénoncé.

À ce titre, l’exemple italien ré cent est intéressant.

Italie : la rhétorique antimigrants

La forte rhétorique anti migrants employée par Matteo Salvini, notamment à l’occasion de la polémique déclenchée récemment par son refus d’accueillir le navire Aquarius, a permis à l’Italie de mettre sur la table du Conseil européen de juillet 2018 le sujet brûlant de l’accueil des réfugiés et migrants, sur lequel se sont affrontés, par discours interposés, le président français, le Premier ministre Espagnol, et face à eux le ministre de l’Intérieur italien. Elle semble avoir in fine nettement bénéficié à la Lega [13]. En effet, un sondage réalisé par Ipsos à la mi-juillet 2018 montrait que le sujet migratoire est une question cruciale aux yeux de l’opinion publique italienne : 63 % déclaraient avoir suivi avec attention l’histoire de l’Aquarius — une proportion conséquente — et 59 % soutenaient la position de leur ministre de l’Intérieur. Seulement 24 % des Italiens pensaient en revanche que l’on ne peut pas refuser le débarquement des migrants, 17 % n’exprimant pas d’opinion. Politiquement, seuls les électeurs du Parti démocrate semblent pencher clairement en faveur de l’accueil, l’immense majorité des autres étant soit dans l’ambiguïté, soit dans une position très ferme de refus de l’immigration. Les propos d’Emmanuel Macron suite au refus de l’Italie d’accueillir l’Aquarius ont été très largement exploités par le ministre de l’Intérieur italien, car ils ont été perçus comme une leçon malvenue, voire comme une insulte, et ont suscité un sursaut d’orgueil national qui a poussé la majorité des Italiens à faire bloc derrière leur gouvernement (« nous contre eux » à nouveau…), face à des voisins européens et une Union prompts à donner des leçons mais n’ayant jamais porté l’assistance nécessaire à l’Italie confrontée à la pression migratoire.

À l’image des discours de Donald Trump, il semblerait donc que le sujet migratoire, même abordé avec un ton qui peut choquer, fonctionne à plein pour cimenter au – tour de lui le socle d’électeurs qui ont porté la coalition italienne au pouvoir. Un sondage réalisé par Ipsos à la fin du mois de juin 2018 indiquait que la popularité du « Mouvement cinq étoiles » avait plutôt tendance à baisser depuis l’élection de mars : de 33 %, le soutien est passé à 30 % en juillet. Cette baisse, relativement faible, illustre l’inquiétude d’un certain nombre de soutiens du mouvement, dont l’étude indique qu’ils basculent plutôt dans l’abstention, ou vers la Lega. Tout indique que les scandales qui ont éclaboussé des responsables du Mouvement cinq étoiles jouent un rôle relativement marginal dans le reflux connu par le parti dans les sondages. Les électeurs du parti tendent à se montrer indulgents sur ce point — mécanisme d’absolution dont le mouvement a déjà bénéficié à maintes reprises par le passé —, voire à considérer que cela n’a pas d’importance ; le sujet migratoire fait l’objet à leurs yeux d’un intérêt bien plus grand.

À l’inverse, la dynamique de la Lega ne cesse de se confirmer : fin juin, un sondage Ipsos, montrait qu’elle était même devenue la première force politique du pays, à 31,2 % des préférences exprimées, suivie par le Mouvement cinq étoiles (29,8 %), le Parti démocrate (18,9 %), et Forza Italia (en baisse à 8,3 %). Par ailleurs, son socle se révèle remarquablement solide et fidèle : 91 % confirmaient leur vote trois mois après les élections de mars. Ce parti se montre en outre attractif pour de nouveaux électeurs : près de la moitié des électeurs de juin viennent d’autres partis, notamment 23 % des alliés de centre-droit (18 % de Forza Italia et 5 % des autres), 10 % des alliés du gouvernement, et 9 % des électeurs qui avaient déserté les urnes mais qui voteraient de nouveau en choisissant la Lega.

Tout indique donc, au terme de quatre mois marqués essentiellement par des coups d’éclat en matière migratoire, que la Lega consolide son assise, notamment auprès des classes populaires, des moins diplômés, des femmes au foyer, des retraités, des chômeurs et des catholiques pratiquant seulement occasionnellement. On peut y voir le succès de la stratégie déployée par Matteo Salvini, qui s’inscrit dans la continuité de sa campagne électorale et consistait à identifier les questions sensibles pour l’opinion (migrants, responsabilité européenne, autodéfense, questions fiscales, mais aussi des questions plus marginales comme le mouvement anti vaccinal), à employer une rhétorique brutale (ce que nous appellerions en France le « parler cash », signe de proximité avec le peuple), et à s’appuyer sans cesse sur « le peuple italien » pour légitimer ses actes et décisions — comme l’illustre parfaitement son slogan « Le bon sens au gouvernement ». Cette continuité stratégique permet, plusieurs mois après son arrivée au pouvoir, d’échapper à un processus de normalisation et d’institutionnalisation de na – ture à l’éloigner de son électorat — on trouve ici une nouvelle similitude avec Donald Trump. Comme le président américain, Matteo Salvini parvient, à ce stade, à paraître rester hors système, ce qui lui permet de continuer à faire jouer à plein un élément d’image important du populisme, identifié par Clifford Young : celui selon lequel « le système est bloqué ». Bien que la thématique de l’immigration soit essentielle, le cas du Royaume-Uni nous paraît très particulier et, à notre sens, ne devrait pas être sommairement inclus dans une sorte de vague populiste européenne.

Le Brexit au Royaume-Uni

« La victoire du Brexit est une véritable révolte populiste » avait titré le Boston Globe, le 24 juin 2016, au lendemain du vote pour le référendum sur l’appartenance à l’Union européenne (UE). Le même jour, le Time s’était montré plus direct et percutant : « Le Brexit témoigne d’une volonté générale de quitter le navire. »

De nombreux observateurs ont rapidement fait le lien entre le Brexit et le populisme — notamment pour disqualifier ce qu’ils comprenaient comme un inconcevable coup de folie, que les Britanniques regretteraient bientôt amèrement. Ses fortes répercussions politiques et économiques attendues, et ce bien au-delà des frontières du Royaume-Uni, ont poussé les observateurs à fournir rapidement des analyses de ce phénomène. Mais l’abondance de commentaires et d’interprétations qui ont suivi était aussi, en partie, dû au caractère surprenant de ce résultat, en particulier parce que le Royaume- Uni n’était justement pas marqué par une forte tradition populiste, ni ne comptait de parti populiste identifiable. En effet, on s’attendait clairement à ce que le pragmatisme et la rationalité l’emportent (et ce malgré le résultat serré prédit par les sondages).

L’UKIP était à l’avant-garde du Brexit et est souvent désigné comme le seul et unique véritable parti populiste, même s’il n’avait obtenu qu’une part très faible des votes lors des élections générales britanniques. Le parti avait atteint un pic de 12,6 % des votes en 2015, mais ce succès avait été de courte durée, puisqu’il était retombé à 2 % deux ans plus tard, ce qui correspondait davantage à la tendance historique. Cette faiblesse est avant tout liée au système électoral uninominal majoritaire, qui incite à voter uniquement pour des candidats ayant de grandes chances d’être élus. En effet, malgré sa forte présence sur la scène médiatique, l’UKIP n’a jamais eu d’élu au Parlement et Nigel Farage, l’ancien leader du parti, incarne de façon symbolique le leader populiste typique, mais bien qu’il se soit présenté sept fois, il n’a jamais accédé au Parle – ment. Si cette volonté d’interpréter le Brexit comme à la fois une conséquence et un indicateur de la montée du populisme est compréhensible, elle souligne aussi à quel point le concept même de popu – lisme peut être souvent utilisé de façon trop vague. Aujourd’hui encore, la quasi-totalité des articles sur les tendances politiques britanniques y font référence, mais toujours sous forme d’un large spectre d’idéologies, de partis ou de stratégies politiques. Cette qualification mérite donc d’être précisée.

Comme le montre le graphique 3, pour les votants pro-Brexit, la capacité du Royaume-Uni à décider de ses propres lois a été l’argument principal ayant motivé leur vote, puisqu’il est cité par les trois quarts d’entre eux, contre seulement 11 % des votants en faveur du maintien dans l’UE. Les autres raisons fréquemment mentionnées étaient « le nombre de migrants venant dans le pays » et « le coût de l’immigration de citoyens européens pour la sécurité sociale », pour 68 % des votants pro-Brexit, contre 14 % et 13 % des votants en faveur du maintien.

Élément important : les arguments économiques et commerciaux, au cœur de l’argumentaire des anti-Brexit, avaient beaucoup moins d’importance aux yeux des votants pro-Brexit. Ceci fournit un aperçu de ce que les gens ont déclaré comme étant les raisons qui ont motivé leur vote, ce que l’on peut considérer comme des facteurs « explicites » de vote. Comme nous l’avions fait pour les États-Unis, nous avons également utilisé des modèles analytiques pour révéler ce que l’on peut considérer comme des facteurs « implicites » de vote.

Le facteur anti-immigration et nativiste, centré sur la protection des intérêts des citoyens nés au Royaume-Uni face à ceux des immigrants, est à ce titre apparu comme le facteur explicatif dominant. Il était suivi par la méfiance à l’égard des experts, puis par le facteur re – groupant le rejet du politiquement correct, et l’ébranlement de la foi en les droits de l’homme. Ces analyses suggèrent également que ces préoccupations ne sont pas apparues soudainement mais ont commencé à germer il y a longtemps, bien avant la crise de 2007. Par exemple, David Goodhart [14], directeur du département de démographie, immigration et intégration à Policy Exchange, souligne la divergence de valeurs entre ce qu’il nomme les individus « de nulle part » et ceux « de quelque part ». Selon son analyse, les personnes « de nulle part » ont tendance à être plus éduquées, mobiles, et valorisent l’ouverture et le mouvement. Elles ont construit des « identités complètes » à travers leur éducation, leur carrière, ce qui leur donne confiance et les rend plus ouvertes au changement. Les individus « de quelque part » ont tendance à être plus enracinés, moins éduqués, et se caractérisent par des « identités héritées », basées sur l’environnement géographique et familial.

Selon David Goodhart, les dernières décennies au Royaume-Uni ont été trop marquées par les idéaux « de nulle part », bien qu’ils ne concernent qu’environ un quart de la population. Les libéraux sont allés « trop loin », tandis qu’environ la moitié de la population, qui s’apparentait davantage aux individus « de quelque part », avait été ignorée, voire dénigrée. Il les désigne comme des « popu listes raisonnables », les xénophobes et les bigots ne représentant qu’une toute petite partie d’un vaste groupe de personnes unies par leur prudence face à la rapidité des changements. David Goodhart va jusqu’à suggérer que les divisions entre les classes sociales ont été en partie éclipsées par des problématiques liées à l’identité nationale, la souveraineté, l’immigration, la sécurité et le rythme des changements qui bouleversent nos sociétés et modes de vie. D’autres affirment qu’il s’agit d’un phénomène inédit au Royaume-Uni : dans un rapport sur les répercussions du référendum après un an, intitulé « Brexit et opinion publique », des chercheurs du King’s College de Londres [15] suggèrent que le référendum a produit de nouvelles identités politiques basées sur la division entre pro- et anti-Brexit.

Il est ainsi possible de classer la population en quatre catégories : les pro-Brexit conservateurs, les anti-Brexit conservateurs, les pro- Brexit travaillistes et les anti-Brexit travaillistes. Ces quatre groupes englobent environ 80 % de la population britannique. De ceci on peut extraire trois groupes de problématiques marquées par des fonctionnements très différents d’une catégorie à l’autre. Certaines sont plus associées au vote du référendum qu’à la préférence partisane, tandis que pour d’autres les préférences partisanes restent déterminantes. En fin, pour un dernier groupe de problématiques, le vote au référendum et la préférence partisane interagissent. Sur des sujets tels que les inquiétudes relatives à l’immigration ou le sentiment de nostalgie, les pro- Brexit s’accordent tous, quel que soit leur parti politique — ces arguments ont été au cœur de la campagne des pro-Brexit, leur permettant de souder une coalition électorale transcendant les appartenances partisanes habituelles. Les pro-Brexit sont aussi plus susceptibles que les anti-Brexit de faire confiance au peuple pour prendre une décision face à un problème complexe, et de se méfier de l’avis des experts, qu’ils soient conservateurs ou travaillistes.

Le graphique 4 montre que les groupes pro-Brexit, qu’ils soient conservateurs ou travaillistes, sont deux fois plus susceptibles de penser que « les migrants prennent le travail des Britanniques » (56 % des pro-Brexit conservateurs, 55 % des pro-Brexit travaillistes, 24 % des pro-maintien conservateurs, 13 % des pro-maintien travaillistes).

En revanche, sur des questions classiques d’une division gauche-droite, ayant trait à l’économie ou au type de société dans laquelle les individus aspirent à vivre, on retrouve les grandes lignes des partis politiques. Les votants travaillistes (qu’ils soient pro-maintien ou pro- Brexit) privilégient une société fondée sur l’égalité, dans laquelle il y a peu de disparités entre les revenus des individus, tandis que les votants conservateurs vont davantage dans le sens d’une société plus individualiste (toujours indépendamment de leur vote lors du référendum). Les votants travail – listes sont aussi plus susceptibles de dire qu’ils ont ressenti l’impact des me sures d’austérité, et considèrent qu’il est plus difficile pour eux de s’élever dans la société britannique. L’une des plus fortes divisions entre les votants conservateurs et travaillistes concerne l’idée selon la quelle l’économie britannique est orientée en faveur des riches et des puissants. La moitié des pro-Brexit conservateurs (49 %) et deux cinquièmes des pro-maintien conservateurs (39 %) abondent dans ce sens, tandis que quatre travaillistes sur cinq adhèrent à cette théorie (85 % des pro-Brexit, 82 % des pro-maintien), avec au moins la moitié de ces deux groupes étant « fortement » d’accord avec cette idée. On comprend là pourquoi cet argument est intensivement mobilisé par le camp travailliste pour tenter de ressouder son socle.

Il existe aussi des sujets sur lesquels on peut établir un gradient allant de « pro-Brexit conservateur » à « pro-maintien travailliste ». Le rejet du politiquement correct ou le fait d’être en faveur de la peine de mort sont plus répandus parmi les pro-Brexit conservateurs, et plus rares chez les pro-maintien travail – listes. De même, le fait d’être en faveur du mariage gay est plus présent chez les pro-maintien travail listes et moins chez les pro-Brexit conservateurs. Les pro-Brexit conservateurs sont les plus fervents défenseurs d’une société qui encourage les individus à se prendre en main eux mêmes, tandis qu’à l’opposé, les pro-maintien travaillistes soutiennent fortement une société qui privilégie le partage des richesses et la solidarité.

Face à cette diversité, il n’est pas surprenant que le Royaume-Uni éprouve des difficultés à trouver un consensus sur l’une des problématiques politiques dominantes de notre époque — à quoi devrait ressembler une nouvelle relation avec l’UE ? Ce débat a souvent été décrit comme une lutte d’idéaux antagonistes au sein du parti conservateur, mais il reflète en réalité des divisions fortes au sein de la population dans son ensemble.

***

Les mouvements populistes sont bien divers et doivent tous être analysés dans la perspective d’une histoire spécifique, du système politique et institutionnel en vigueur, et dans le contexte évolutif de l’opinion nationale. Il n’y a donc pas de montée d’un populisme uniforme et homogène, mais plutôt émergence de différents mouvements populistes particuliers, bien qu’ils s’appuient sur quelques grandes forces communes telles que la dé – fiance à l’égard des dirigeants, le pessimisme quant à l’avenir, la crainte du chômage et le ressentiment vis-à-vis des inégalités, l’immigration et les risques terroristes.

Au vu de la place particulière des questions liées à l’identité et l’immigration, l’hypothèse selon laquelle les moteurs des populismes pourraient s’essouffler grâce à la seule croissance économique et au sentiment de prospérité est à considérer avec prudence. De même, le soutien aux thèmes populistes observé de la part des jeunes générations conduit à douter que ces phénomènes s’estomperont naturellement avec le temps. Pour les forces politiques qui ambitionnent de contenir ces mouvements, il sera indispensable d’opérer une analyse détaillée, sans restriction a priori des réalités sociales et d’opinion, afin de réellement comprendre les enjeux en profondeur, et de développer à la fois des stratégies et des modes d’action et de communication efficaces. La seule admonestation des citoyens soutenant le populisme sera sûrement rejetée, voire renforcera les leaders populistes : souvenons-nous par exemple de la fameuse sortie d’Hillary Clinton sur les soutiens de Donald Trump qualifiés de « panier de déplorables [basket of deplorables] »…

Outre la réelle prise en compte des questions posées par les populismes, l’authenticité et l’exemplarité seront plus que jamais indispensables, compte tenu de la défiance généralisée et de la transparence quasi absolue induite par les réseaux sociaux et les fuites d’informations (les leaks). Ceci est d’autant plus important que le leader populiste assumant son rôle échappe en général à cette exigence d’exemplarité auprès de ses ardents suppor teurs.

Au-delà de leurs échecs ponctuels, il serait dangereux de sous-estimer le potentiel futur de mouvements populistes qui, pour certains, réalisent des études précises de nos sociétés et utilisent de manière redoutable les outils numériques.

Plus que jamais, un effort rigoureux de compréhension fine des opinions, suivi d’un aggiornamento programmatique audacieux, est nécessaire. Les populismes d’aujourd’hui ne seront pas vaincus par des recettes dépassées.

References[+]

Par : Henri WALLARD
Source : Futuribles


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