L’érosion de la démocratie par le complotisme

Mis en ligne le 15 Juin 2021

Le complotisme n’a jamais été autant d’actualité. La pandémie du Covid-19 a souligné la prégnance de la défiance comme la pénétration des théories du complot au sein de nos sociétés. Les auteurs présentent les origines et l’audience de ces théories du complot, et soulignent par ailleurs comment elles minent les fondements de la démocratie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : « L’érosion de la démocratie par le complotisme » par Olivier Klein, Kenzo Nara et Camilla Arnal, dans le Dossier #5 : le virus du faux, de l’observatoire (dés)information et géopolitique au temps du COVID-19 dirigé par François-Bernard Huyghe, IRIS, accessible sur le portail de l’observatoire.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRIS.

On a rarement autant évoqué les théories du complot qu’en 2020. Celles-ci se sont retrouvées au- devant de la scène à l’occasion de la pandémie de Covid-19. En guise d’illustration, on peut mentionner la théorie que l’historien Timothy Snyder qualifie de « Big Lie »[1] (grand mensonge) – à savoir l’idée que Trump serait le véritable vainqueur de l’élection présidentielle étatsunienne, ce qui ne serait possible que si de larges pans de l’appareil d’État ont conspiré pour dissimuler sa victoire.

Nous entendons par « théorie du complot » une explication d’évènement(s) historique(s) où la cause principale est l’action cachée et coordonnée d’un groupe malfaisant[2]. En psychologie, on envisage le complotisme comme dépassant la croyance à l’existence d’un complot bien spécifique – après tout, tout le monde croit à l’existence de l’un ou l’autre complot. Par complotisme(certains auteurs parlent de « mentalité conspirationniste »[3][4], nous entendons une tendance, déjà décrite par le philosophe Karl Popper [5], à appréhender la société tout entière sous l’angle du complot. L’existence d’une telle tendance est attestée par le fait que l’on observe des corrélations très marquées entre la croyance en toute une série de complots souvent sans rapport direct entre eux. Autrement dit, croire à une théorie du complot semble fortement prédisposer à croire à d’autres[6][7].

On peut identifier différents points communs à toutes les théories du complot[8]:

  • Premièrement, l’idée que « les choses ne se produisent pas par hasard » (et sont le produit d’intentions malveillantes).
  • Deuxièmement, l’idée que les apparences sont trompeuses.
  • Troisièmement, l’idée que des événements qui ont l’air indépendants sont en fait reliés entre eux defaçon occulte.

Du point de vue de la personne complotiste, l’existence du complot est supposée a priori, car l’idéologie complotiste se caractérise par une défiance fondamentale et généralisée envers celles et ceux qui sont catégorisés comme « élites ». Il s’agira alors d’interpréter les faits, épars, pour confirmer l’existence du complot. Durant cette étape du raisonnement, on pourra faire usage d’inférences, où toutes les ressources de la raison seront mobilisées, parfois de façon extrêmement poussée. Mais il s’agit d’une démarche profondément biaisée dès lors qu’elle est guidée par une prémisseincontestable qu’on cherche à valider à tout prix[9]. Les complotistes n’utilisent pas le doute méthodique, ils tombent dans le piège de s’éloigner de tout argument quicontredit leur récit. Des travaux récents montrent du reste que les personnes complotistes ont des compétences inférieures à la moyenne de la population en compétences d’esprit critique[10].

Ce mode de raisonnement permet aussi d’identifier la rhétorique complotiste. Celle-ci se caractérise par la mise enévidence de supposées « anomalies » dans le compte-rendu communément accepté d’un événement, ces anomalies étant reliées par un récit qui permet de faire sens de la totalité à la lumière de la prémisse incontestable du complot[11]. Ces théories se caractérisent en outre par des pseudo-démonstrations par adjonction d’arguments dont l’accumulation donne impression de solidité, mais qui sont individuellement faibles[12]. Le succès des théories du complot réside également dans leur imperméabilité à la réfutation. Dès lors que «tout est caché » et que les « apparences nous trompent », toute information à leur encontre apparaîtra comme une preuve supplémentaire de la dissimulation ou de la corruption des sources qui dévoilent ces informations.

Le concept de théorie du complot est souvent décrié, car on y voit la manifestation légitime d’une défiance vis-à-vis des élites[13]. Après tout, n’existe-t-il pas de véritables complots, qu’il importe de dévoiler ?

Une telle approche bienveillante du complotisme nous semble contestable. Premièrement parce que lecomplotisme est rarement porteur d’un projet politique positif. Le plus souvent, il ne vise qu’à la neutralisation des élites sans proposer d’alternative[14]. On constate du reste une corrélation entre le complotisme et l’adhésion à des actions collectives violentes[15]. De même, les analyses à chaud des motivations[16] qui ont animé les insurgés du Capitole américain suggèrent que, pour la plupart, ceux-ci n’avaient d’autre projet que de maintenir Trump au pouvoir au nom du « Big Lie » et d’éliminer (politiquement ou physiquement) leurs ennemis.

Deuxièmement, il importe de se départir de l’idée que les « complotistes » sont des détectives en herbe quiparviennent à débusquer, par leur entreprise collective, les manigances des puissants. En vérité, on a de lapeine à identifier des complots de grande ampleur qui auraient été précédés de théories du complot largement diffusées dans le grand public[17]. Au contraire, ceux-ci sont généralement mis à jour par le biais d’enquêtes journalistiques ou judiciaires.

Il est particulièrement compliqué d’établir une « sociologie du complotiste »[18]. Néanmoins, il semble que les théories du complot exercent un attrait particulier pour ceux qui se perçoivent comme des « perdants », celles et ceux qui ont l’impression qu’ils ont été abandonnés ou délaissés par ces « élites »[19]. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de complotistes au sein des « élites » (on peut même trouver d’anciens prix Nobel, comme Luc Montagnier, basculer dans le complotisme) ou qu’ils sont objectivement les plus démunis ou les plus opprimés. À cet égard, la croyance au complot caresse quelque peu cet égo menacé. Elle offre l’espoir d’un contrôle sur ce destin qui nous échappe[20] (en identifiant ceux qui l’orchestrent, pour pouvoir ainsi espérer s’en débarrasser). Elles offrent également une opportunité de se distinguer d’autrui, de ces « moutons » qui se laisseraient manipuler par les élites malfaisantes[21][22]. Enfin, et c’est fondamental, le complotisme s’inscrit généralement dans des communautés d’appartenance, qui structurent non seulement la vision du monde, mais également la vie quotidienne. Par exemple, pour certaines mères « anti-vaccins », l’adhésion au complot des « big pharma » s’inscrit dans un mode de vie « proche de la nature », perçu comme éloigné de la société de consommation, etc.[23].

Par ailleurs, d’un point de vue politique, il nous semble que, dans les sociétés démocratiques, le complotisme constitue un péril pour au moins trois raisons.

Premièrement, en sapant les contre-pouvoirs que sont la presse et la justice (toutes deux fragilisées aujourd’hui par l’éclatement des médias et un manque de financement chronique), ils contribuent paradoxalement à rendre plus aisé le succès de véritables complots tout en pouvant servir de bouc émissaire commode pour le pouvoir exécutif toujours avide d’étendre son emprise. En effet, si l’expression « théorie du complot » peut être instrumentalisée pour discréditer des allégations légitimes[24], on peut imaginer également que le discours complotiste, par ses outrances et la faiblesse de ses argumentaires, facilite une telle instrumentalisation. En d’autres termes, l’équilibre des pouvoirs, fondement de la démocratie, est mis à mal par le complotisme.

Deuxièmement, et plus fondamentalement, le complotisme conduit à une remise en cause des fondements du débat démocratique. On peut envisager la démocratie comme un système politique visant à organiser les dissensions, et divergences d’intérêts, entre différents groupes au sein de la société. Toutefois, le fonctionnement démocratique implique l’existence d’un « socle » de faits sur lequel tout le monde s’accorde (la Constitution, la légitimité d’un scrutin, d’un vote parlementaire…). Le complotisme tend à saper ce socle, de telle sorte que des faits apparaissent comme contestables et comme équivalents à de simples opinions. Dans un entretien récent à la chaîne ABC[25], le sénateur républicain Rand Paul exprimait précisément cette idée en reprochant à la chaîne de ne pas laisser un temps de parole à ceux qui considèrent que Trump est le véritable gagnant de l’élection et ceux qui considèrent que la victoire de Biden est légitime. En d’autres termes, la distinction entre fait et opinion disparaît, ce qui mine la possibilité d’un débat démocratique.

Enfin, et ce point découle du précédent, le complotisme contribue à une polarisation de la société. Dans unentretien récent, Snyder[26] suggère que les États-Unis sont en train de passer d’une société de la confiance à une société de la croyance. Dans une société de la confiance, tout le monde a accès aux mêmes informations et l’on peut faire confiance aux gens qui nous entourent (même s’ils ne partagent pas nos opinions) dans le contexte d’interactions quotidiennes nécessaires au fonctionnement social : par exemple, on sait que notre vote sera pris en compte ou qu’une transaction financière sera exécutée. Dans une société de la croyance, dit Snyder, les autres ne sont reconnus que s’ils pensent comme nous. Ceci favorise évidemment la polarisation des attitudes et des croyances. Aux États-Unis, certains politologues refusent même l’appellation «polarisation» au profit de celle de « sectarisme politique » pour caractériser l’opposition entre républicains et démocrates : le sectarisme n’est pas seulement une opposition d’idées, mais une volonté de dominer le parti adverse[27]. L’issue d’une telle opposition, en l’absence de possibilité d’un dialogue démocratique, pourrait bien être de nature violente (et l’insurrection du Capitole le 6 janvier 2021 en témoigne). Une telle issue est facilitée par la disparition de médias généralistes (on parle de « désert médiatique dans certaines régions ») en faveur d’« écosystèmes informationnels » beaucoup plus restreints (notamment via les réseaux sociaux). En d’autres termes, en sapant les médias, le complotisme contribue aussi à fissurer le socle sur lequel le débat démocratique peut s’organiser. Le récit complotiste augmente les risques de voir des événements violents se reproduire et ainsi ce discours érode l’équilibre démocratique.

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