Mieux comprendre le contexte interne ayant mené à la contestation puis à la guerre civile en Syrie

Mis en ligne le 26 Sep 2017

Alors que les initiatives visant à sortir d’une impasse sanglante de plus de six années en Syrie se multiplient, cet article propose de mieux comprendre le substratum de la guerre civile. L’analyse rigoureuse du contexte interne, à l’origine de l’embrassement syrien, s’intéresse tout d’abord au pays et à sa position stratégique de voie de transit énergétique. L’analyse rappelle ensuite les évolutions politiques et économiques récentes. L’analyse aborde enfin le facteur communautaire, élément clef pour comprendre un conflit que l’on peut qualifier de « guerre ethno-politique » au sein d’un « état-territoires ». L’article nous offre donc des éléments de connaissance propédeutiques indispensables pour comprendre la crise et espérer progresser sur le chemin de la paix !

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Cédric de Penfentenyo de Kervéréguin, « Mieux comprendre le contexte interne ayant mené à la contestation puis à la guerre civile en Syrie », Ecole de Guerre, septembre 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l‘Ecole de Guerre.

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Mieux comprendre le contexte interne ayant mené à la contestation puis à la guerre civile en Syrie

 

 

Mars 2017. La guerre civile en Syrie rentre dans sa sixième année. Construit, avec le soutien de l’armée, par 3 décennies de mainmise du clan alaouite des Assad, et alors que les politiques et médias occidentaux en prédisaient la liquidation rapide[1], le régime syrien n’a pas subi le sort de ses voisins tunisien, égyptien et libyen que les « révolutions » arabes ont renversés en quelques mois…

Or, si ce conflit s’éternise, sans espoir de dénouement proche, c’est notamment parce que l’environnement interne diffère et que la fragmentation de la société syrienne a conduit à la fragmentation du conflit. D’après Joshua Landis[2], expert américain du Moyen-Orient, « les Syriens sont profondément divisés selon des lignes religieuses, ethniques, de classe et régionales ». En effet, à l’image du Liban, la Syrie est un « État-territoires » multiethnique et multiconfessionnel, à la population fort jeune.

Aussi, s’il est évident que de nombreux autres facteurs ont joué et jouent encore, en particulier les ingérences et influences extérieures (de pays, d’ONG et de médias), l’étude de la situation interne de la Syrie, en particulier le contexte communautaire, permet d’identifier les principales causes de ce conflit tant inédit que féroce qui ravage aujourd’hui le pays, avec ses centaines de milliers de morts et le déplacement de près de la moitié de la population[3].

Ainsi, après avoir présenté brièvement le pays, il convient de s’intéresser aux évolutions politico-économiques des dernières années, avant d’aborder le paramètre communautaire.

Généralités géographiques, administratives et économiques (avant 2011)

 

La république arabe syrienne (Al Jumhuriyah al’ Arabiyah as Suriyah) est un État du Proche-Orient bordé au nord par la Turquie, à l’est par l’Irak, au sud par la Jordanie et Israël, et à l’ouest par le Liban et la Méditerranée. Sa superficie est de 185.180 km², soit 1/3 de la France.

Peuplé de près de 23 millions d’habitants, la population ayant doublé sur les 30 dernières années[4], le pays compte 14 provinces administratives appelées « gouvernorats » (muhafaza). Les plus peuplés sont ceux d’Alep, de Rif Dimashq, Homs, Damas (au milieu du gouvernorat de Rif Dimashq), Hama, Tartous, Idlib, Hassaké et Deir ez-Zor (à l’est), et Deraa (au sud-ouest). Suivent ceux de Quneitra, Lattaquié, Raqqa et Suweida.

En 2011, selon le rapport annuel « World Urbanization Prospects » des Nations-Unies[5], les 4 plus grandes agglomérations syriennes sont : Alep (3,16 millions d’habitants), Damas (2,65 millions), Homs (1,37 million) et Hama (930.000). Vient ensuite Lattaquié.

Au centre-sud de la Syrie, partagé avec la Jordanie et l’Irak, le désert de Syrie (badiya) couvre une zone plate et rocailleuse de 520.000 km², soit la superficie de la France métropolitaine.

Sur le plan économique, le pays dépend pour une bonne part de l’exploitation de ses modestes ressources énergétiques et matières premières (phosphates, pétrole et gaz). A défaut d’être un pays riche en énergies fossiles, la Syrie est surtout un « pays de transit énergétique »[6], ce qui lui confère une position stratégique.

Quant à l’agriculture (céréales, arboriculture, maraîchage), elle emploie 35% de la population active et représente 30% du produit intérieur brut (PIB). A la veille des événements, le PIB syrien est au 66ème rang mondial mais au 121ème rapporté au nombre d’habitants. L’UE est le principal partenaire économique (client et fournisseur), la Russie et la Chine étant des fournisseurs mais dans une mesure deux fois moindre que l’UE. L’Irak et le Liban sont les 2ème et 3ème clients du pays[7].

La Syrie de 1946 à nos jours

Le pays ayant accédé à l’indépendance à la fin de la deuxième guerre mondiale après plus de 20 années de mandat français sur la Syrie et le Liban, le parti Baas prend le pouvoir en 1963 et promeut une idéologie nationaliste faisant primer l’arabité sur toute autre considération. Ce parti est alors composé d’alaouites et d’autres minorités rurales pauvres qui voient dans cette structure socialiste et laïque, comme dans l’armée déjà, un moyen d’ascension sociale.

En novembre 1970, alors ministre de la Défense après avoir été chef d’état-major de l’armée de l’air, l’alaouite Hafez el Assad (1930-2000) dirige un coup d’Etat, sans effusion de sang.

En 1973, une Constitution définitive est enfin adoptée. Garantissant la liberté de croyance, elle nie officiellement le communautarisme, notamment pour empêcher les divisions parmi les musulmans (fitna)[8].

A partir de 1975, tandis que le Liban rentre dans une guerre civilo-régionale sanglante, la communauté alaouite est visée par plusieurs attentats et tueries. Ces agressions cessent en 1982 après qu’Assad ait fait raser la ville d’Hama, fief de la confrérie des Frères musulmans en Syrie. Causant entre 10.000 et 20.000 morts, cette répression brutale marque les esprits et calme pour longtemps toute velléité de soulèvement.

La politique menée par Hafez el Assad réussit néanmoins à « inclure » toutes les communautés, excepté les kurdes qui restent étroitement surveillés dans leurs revendications d’autonomie.

En 2000, à la mort d’Hafez, son fils Bachar lui succède et se marie le 31 décembre avec une femme d’affaires syro-britannique, d’origine sunnite…

En 2005, mis au ban de la communauté internationale après l’assassinat de l’ex-premier ministre libanais Rafic Hariri, Assad met fin à l’occupation du Liban, effective depuis 1990.

La politique du nouveau président se caractérise essentiellement par une volonté de modernisation de l’économie, la mise à l’écart de figures historiques du régime et du parti Baas, et la continuité dans la corruption et le clientélisme massifs qui caractérisent tant la société syrienne.

Mi-mars 2011, la brutale répression des services de sécurité syriens dominés par les alaouites amplifie la contestation populaire née pour l’essentiel à Deraa, ville sunnite au sud de la Syrie, suivie de près par des villes comme Lattaquié, Banyas et Homs mais laissant Alep et Damas à l’écart. Très rapidement, de part et d’autre, de violentes exactions sont observées.

 

La mutation de la Syrie à la veille des événements de 2011

Pour Fabrice Balanche[9], spécialiste du Moyen-Orient, depuis 1991 et après 30 ans d’économie dirigiste imposée par le parti Baas, la Syrie se trouve dans une phase (lente et bureaucrate) de transition vers une économie de marché (infitah), fortement relancée par Bachar el Assad, avec l’ouverture du secteur financier au privé.

Parallèlement, en déclin au profit de Damas et des métropoles régionales, la politique d’aménagement du territoire entraîne un sous-équipement public de nombreuses villes qui voient simultanément leur population augmenter fortement[10]. Or ceci n’est pas compensé par le développement d’activités privées. En outre, l’accès à l’eau constituant un problème général à toute la Syrie, le gouvernement cherche à lutter contre les puits illégaux, tout en fermant les yeux sur les (communautés) proches du pouvoir, suscitant contrariétés et rivalités.

Les écarts de richesse provoquent une crise urbaine, à Damas comme dans les villes moyennes. L’ouverture à l’économie de marché, incluant de nombreux investissements de pays du Golfe dans l’immobilier des centres urbains, bénéficie à une minorité (sunnite en particulier) qui s’enrichit, mais ne résout pas le problème du chômage qui va grandissant et qui touche nombre de jeunes, notamment dans les périphéries populaires.

 

Un « Etat-territoires » multiethnique et multiconfessionnel [11]

Ethniquement, la Syrie est essentiellement constituée d’arabes (84%), tandis que les kurdes (15%), les turkmènes (1%) et les 80.000 arméniens résistent à l’arabisation, en particulier par la langue.

Confessionnellement, elle est encore plus fragmentée. Si les Syriens sont à 80 % musulmans sunnites[12], le reste est constitué de minorités : alaouite (à 10%), chrétienne (5%, dont les arméniens), druze (4%), ismaélienne (1%)…

Pour le chercheur Frédéric Pichon[13], « une lecture seulement confessionnelle ou ethnique de la société syrienne serait cependant insuffisante : la spécificité de la coexistence de ces communautés est certes bien réelle, mais elle se double de logiques tout aussi structurantes […] d’ordre tribal, clanique. Et pour aller plus loin encore, il faut ajouter […] les héritages de la société bédouine, elle-même scindée entre groupes sédentaires et groupes nomades. »

Or, pour Fabrice Balanche[14], « l’analyse de la géographie des révoltes suggère que le problème [communautaire] existe […]. Les territoires de la révolte sont exclusivement sunnites, et plus précisément en croisant avec le critère ethnique : arabes sunnites, c’est-à- dire ceux de la communauté dominante. »

Dans le cadre des mouvements de contestation amorcés au printemps 2011, toutes les manifestations ont eu lieu dans des quartiers sunnites, que ce soit à Lattaquié, Homs ou Damas, ou, du moins, ont été le fait de sunnites, résidant dans des zones mixtes ou venant du voisinage.

En Syrie, les alaouites occupent historiquement un territoire continu entre la Méditerranée et le fleuve Oronte, ainsi qu’un territoire discontinue à l’est de l’Oronte depuis le XIXème siècle après que les grands propriétaires sunnites aient fait appel à des métayers alaouites. Communauté ostracisée par les sunnites et les autorités ottomanes qui ne la considéraient pas comme musulmane et faisant partie de l’Umma[15], les alaouites étaient interdits dans les villes, lieux de pouvoir. C’est seulement avec le mandat français (1920-1945) qu’ils commencèrent à s’installer en ville ; et c’est sous le régime baasiste qu’ils purent occuper des postes à responsabilités dans ces mêmes villes. Cependant, si aujourd’hui les villes de la côte sont toujours peuplées d’une majorité d’alaouites, à Homs ils ne dépassent pas le quart de la population ; quant à Hama, Jisr al-Choughour ou Maaret al-Nouman (gouvernorat d’Idlib), ils sont pratiquement absents de ces villes franchement hostiles à leur communauté. Face à des alaouites privilégiés en tout grâce à leur meilleure intégration dans les réseaux du pouvoir dont ils dominent l’appareil sécuritaire, les sunnites exaspérés ne supportent pas cette revanche de l’histoire.

« La fragmentation du territoire syrien se matérialise sur des lignes communautaires à l’échelle nationale comme à l’échelle urbaine » : il existe deux modèles de ville qui correspondent à la mosaïque communautaire du pays et au système de contrôle que le régime lui impose.

Tout d’abord, le modèle de ville scindée où deux importantes communautés se partagent le territoire (sunnites et alaouites à Lattaquié, Baniyas, Homs ; arabes et kurdes à Alep et Raqqa…). La dualité du clivage est néanmoins toujours tempérée par la présence d’un quartier chrétien et de quartiers mixtes, habités par des classes sociales moyennes ou la bourgeoisie liées à l’État.

Le deuxième modèle est celui de la ville encerclée, telles Damas et Hama. Les sociétés citadines résistent à l’arrivée des ruraux, conduisant le régime à encercler et finalement contrôler la ville par l’installation de sa clientèle en périphérie.

Hafez el Assad avait ceinturé Damas avec des camps militaires permettant d’isoler la ville en cas d’émeutes dans le reste de la Syrie. Des quartiers alaouites se sont ainsi développés en périphérie, l’essentiel des militaires de ces unités étant alaouites. Ils ont été rejoints par les fonctionnaires civils et autres migrants venus de la côte, dont peu ont fait le choix des quartiers sunnites damascènes ou des villages et petites villes alentour sunnites, territoires aujourd’hui à la pointe de la contestation contre le régime.

Une fragmentation territoriale qui empêche une révolte généralisée

« La Syrie construite par les Assad n’est pas un État nation ni même un État-territoire mais un État-territoires. Certes, une administration centrale exerce […] son autorité sur l’ensemble du pays […] mais le régime est en perpétuelle négociation avec les sociétés locales » et leurs notables, chefs de tribus, clans, communautés, groupes économiques, etc.

Commencée à Deraa (au sud-ouest), la révolte syrienne s’est rapidement propagée dans l’ensemble du Hauran sunnite mais elle s’est arrêtée à la frontière de la province de Suweida peuplée de druzes et de chrétiens.

Contrairement à la province de Deir ez-Zor, Alep et plus généralement le nord de la Syrie (Raqqa, Hassaké) sont aussi restés à l’écart du mouvement : pour Alep, à cause de la défiance des Alépins à l’égard de la campagne d’où venait l’opposition ; et d’une manière générale, à cause de la présence de la population kurde. En effet, à ce stade, la mixité ethnique dans le nord neutralise le mouvement, qui basculerait complètement dans le camp de l’opposition si cette dernière l’emportait dans le reste du pays.

En outre, le régime actuel « résiste parce qu’il a toujours le soutien des forces de sécurité, dominées par les alaouites », et des minorités confessionnelles même si les kurdes se montrent prudents.

« Le principal danger réside donc dans une communauté arabe sunnite unie » que les Assad étaient parvenus pendant des décennies à diviser tout en s’efforçant de faire de la communauté alaouite un monolithe, et de se donner une image de garant de la sécurité des autres minorités. Or, depuis la fin des années 2000, la communauté arabe sunnite commence à prendre conscience de sa force au fur et à mesure que le secteur privé se renforce et que les associations caritatives, souvent à caractère confessionnel (sunnite wahhabite notamment), fournissent les services que l’État providence n’est plus en mesure d’apporter.

Enfin, avec un nombre d’enfants par femme deux fois plus élevé que pour les alaouites dont la fécondité a décliné corrélativement à l’amélioration de leur situation sociale, la croissance démographique sunnite opère contre le régime. Aussi « si le changement politique en Syrie ne résulte pas d’une intervention étrangère, de la crise économique ou de l’insurrection, il viendra à court terme de la démographie ».

 

En résumé, la Syrie est divisée ethniquement (arabes, kurdes, turkmènes, arméniens…), confessionnellement (musulmans sunnites mais aussi chiites, alaouites, chrétiens…) et territorialement (grandes villes versus campagnes[16], villes scindées ou encerclées, dominantes alaouite sur la côte ouest, kurde et arabe (bédouine) au nord, druze au sud, etc.). Politiquement, ce sont les alaouites qui tiennent fermement le pouvoir. Pour autant, ce qui est devenu la bourgeoisie sunnite, dans les grandes villes, a profité de la politique de modernisation et d’ouverture de l’économie et est resté globalement fidèle au régime…

Cette fragmentation totale de l’Etat syrien, plus forte encore qu’au Liban, est une caractéristique majeure du contexte ayant mené à la guerre civile et une explication aussi de sa longévité. A ce titre, ce conflit constitue sans doute l’exemple le plus abouti de ce que Charles-Philippe David, professeur de sciences politiques à l’université du Québec à Montréal, définit comme une guerre ethnopolitique[17].

Ces circonstances permettent d’affirmer que la guerre syrienne est loin d’être terminée, et que « la paix sera probablement plus difficile [encore] que la guerre »[18]

References[+]


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