L’Indonésie : un Etat pivot ?

Mis en ligne le 07 Nov 2017

Quels sont les principes directeurs de la culture politique indonésienne ? Entre puissance régionale et Etat-pivot, quelle place pour l’Indonésie sur l’échiquier international ? Ces deux questions qui s’entremêlent structurent la réflexion ici menée. Entre traditions domestiques séculaires, influences extérieures, trajectoire historique, place de l’Islam ou encore développement démocratico-économique, cet article brosse un tableau éclairant du grand Archipel.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Etienne Halbeher, « L’Indonésie : un Etat pivot ? », Comité Asie, septembre 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la ANAJ-IHEDN.

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L’Indonésie : un Etat pivot ?

 

 

Introduction

L’Indonésie fait partie de ces pays d’Asie qui interpellent et attirent une attention médiatique et académique grandissante. Archipel d’Asie-Pacifique de plusieurs milliers d’îles, comptant quelques 260 millions d’habitants, au carrefour de grandes routes maritimes reliant l’Asie de l’Est, la péninsule indienne et l’Océanie, une culture riche et une économie dynamique… cela peut éveiller un intérêt certain.

Après la crise financière qui a frappé l’Asie du Sud-Est en 1997, les efforts de démocratisation de la vie politique et une croissance économique retrouvée au cours des années 2000 ont renforcé l’image d’une Indonésie sur le chemin de la puissance. Par comparaison avec l’Inde et la Chine, les fondements de cette « puissance en devenir » ont été questionnés par nombre d’universitaires. Parmi eux, le travail de Benedict Anderson, publié en 1990 sous le titre Langage et Pouvoir, explorer les cultures politiques en Indonésie[1] est particulièrement intéressant car il analyse en profondeur la notion de « pouvoir » dans la culture politique indonésienne. Avant même d’en étudier les évolutions les plus contemporaines, d’en explorer la politique internationale et ses impacts sur l’équilibre régional, l’auteur porte son regard sur les racines et la construction d’une théorie politique d’ensemble (si tant est qu’elle existe). En s’intéressant aux traditions de la vie politique indonésienne, il prend du recul pour comprendre les mécanismes et les principes fondateurs afin d’en évaluer l’actualité. Bien qu’une large partie de cet ouvrage soit consacrée à des études ethnographiques et linguistiques, l’auteur reconnaît d’emblée l’absence d’un corpus de textes fondateurs théorisant de grands principes politiques communs à tout l’archipel. Il s’attache d’abord à faire un travail de synthèse regroupant les principales caractéristiques de la culture politique indonésienne, pour ensuite questionner sa place sur la scène internationale.

 

Une notion du pouvoir exotique pour les concepts occidentaux

Pour commencer son travail de synthèse, Benedict Anderson remarque qu’à la différence des pays occidentaux, il n’y a pas de textes politiques fondateurs à mêmes de créer une culture politique commune (à l’image du Prince de Nicolas Machiavel). Il n’existe donc pas en tant que telle de théorie politique qui propose de fonder dans un même creuset une culture politique indonésienne à part entière. Il est également intéressant de voir que dans la pratique, le pouvoir comme concept occidental trouve peu d’applications dans l’histoire indonésienne. La conception traditionnelle du pouvoir, émanant surtout de l’île de Java, est en quasi-totale opposition avec le pouvoir tel qu’il a été pensé et pratiqué en Occident.

Malgré l’absence de textes, Benedict Anderson isole certaines caractéristiques qui singularisent le pouvoir dans sa conception traditionnelle javanaise. La principale intuition au fondement de la pensée politique javanaise postule que le pouvoir est concret. Il existe, et il ne tient qu’aux dirigeants d’en être le centre, c’est-à-dire le dépositaire, et de l’accumuler. A l’opposé de la pensée occidentale, le pouvoir n’est pas une relation où s’exerce l’influence d’un individu sur un autre dans un but donné. Il désigne quelque chose que l’on peut posséder et « capitaliser ». A cet égard, les sources du pouvoir sont homogènes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas différenciées par la richesse, la position sociale, ou les armes. Elles proviennent de certaines pratiques codifiées, telles que l’ascèse, le yoga, la possession d’objets symboliques et de tenues capteurs de pouvoir. Elles ne changent pas selon les individus ou les classes sociales. Dans l’imaginaire javanais, les limites du cosmos (l’ordre du monde) sont fixes : la quantité de pouvoir dans l’univers ne change donc pas. La concentration du pouvoir dans la personne du chef suppose alors la diminution proportionnelle de ce pouvoir ailleurs. Enfin, cette conception ne pose pas la question de la légitimité de la même manière qu’en Occident, où le pouvoir se trouve étroitement lié aux questions de morale et d’éthique. Dans la perspective javanaise, il n’y a ni légitimité ni illégitimité. Le pouvoir est, et il ne peut être remis en cause en tant que tel. Si un chef politique se trouve contesté, c’est qu’il est en train de le perdre en quantité. Il n’y a donc pas de signification morale inhérente au pouvoir. Ce dernier étant matériel, il doit être possédé et accumulé.

Bien que ces caractéristiques semblent abstraites, voire exotiques pour la pensée politique occidentale, elles posent un principe fondamental souligné par l’auteur : « Le problème central […] n’est pas l’exercice du pouvoir, mais son accumulation[2] ». A l’image d’un mandala, figure géométrique concentrique qui représente le cosmos et sert de modèle pour l’organisation de la communauté, le pouvoir requiert un centre physique, le dirigeant, et géographique — qui se trouve être l’île de Java. Le pouvoir est syncrétique, c’est-à-dire que le chef l’absorbe et en devient le centre par un ensemble de pratiques, de postures et de tenues. Il dégage alors un rayonnement « divin » (wahyu) par lequel ses pairs le reconnaissent comme tel. Il devient possible pour un parvenu, même d’extraction sociale modeste, de se hisser au sein de la classe dirigeante. On comprend également la raison pour laquelle cette forme de pouvoir est intrinsèquement impermanente : le rayonnement divin passe de manière cyclique de la désintégration à la transmission à un nouveau dirigeant. C’est pourquoi peu de dynasties ont longuement régné à Java. Se placer au centre du gouvernement, mais aussi l’incarner, est donc la mission principale que se donne le dirigeant afin de personnifier la société[3].

C’est pourquoi la centralité du pouvoir influence largement l’imaginaire collectif, notamment la représentation du territoire. L’île de Java se trouve être le centre, avec une concentration de cités-Etats telles que Jakarta, Surabaya, ou Yogyakarta. Désignées sous le terme negari (signifiant à la fois royaume et capitale), elles montrent bien comment Java était alors perçue ; les autres provinces (sabrang) faisaient simplement partie de l’Outre-Mer. L’administration coloniale néerlandaise a d’ailleurs repris cette représentation en établissant Java comme centre politique et économique, reléguant les autres îles au statut de Régions extérieures (Outer Regions). Le territoire se trouvait donc défini par son centre plutôt que par son périmètre. Jusqu’à la période coloniale, les frontières politiques du territoire n’existent pas au sens des critères occidentaux. L’expansion territoriale représente un flux toujours en mouvement, le pouvoir d’un dirigeant s’effaçant à mesure que l’on s’éloigne du centre. Les royaumes voisins constituent à cet égard la principale menace (et les principales proies) puisqu’il s’agit pour le chef de se renforcer en absorbant le pouvoir des dirigeants les plus proches par la conquête de leurs royaumes. La belligérance est alors fondée sur des critères de proximité entre les royaumes voisins et les centres de pouvoir. La centralité du pouvoir est donc au fondement de la tradition et de la pensée politique javanaise.

Autrefois appelée Insulinde[4], l’Indonésie a largement été influencée par la culture indienne avant que l’Islam ne s’implante progressivement. Bien souvent présentée comme le premier pays musulman du monde (par le nombre de fidèles qui composent sa population[5] ), la place de l’Islam et son évolution au cours de l’histoire indonésienne demeure un vaste sujet. Il est toutefois possible de dégager certaines idées générales afin de comprendre l’influence qu’il a exercé sur la culture politique et la tradition javanaise. Benedict Anderson souligne de prime abord le fait que l’Islam fait son apparition dans l’histoire indonésienne non pas par la conquête guerrière mais par le prosélytisme des marchands arabo-musulmans qui arrivèrent sur les côtes de Sumatra dès le 13ème siècle. Point important, car cet Islam, passant d’abord par la Perse puis l’Inde, arrive en Indonésie « patrimonialisé[6] » : la pensée politique et les pratiques dérivant des enseignements islamiques ont suffisamment été transformées pour être intégrées dans la communauté politique autochtone. De sorte que l’irruption de l’Islam dans la tradition politique indonésienne n’a pas changé la composition ou le mode de recrutement de l’élite, ni le cadre général de la conception politique du pouvoir. Autrement dit, la centralité du pouvoir comme fondement de la culture politique indonésienne n’a pas été altérée par la tradition islamique. Cependant, l’ouverture du Canal de Suez en 1870 a permis la multiplication des contacts entre l’Indonésie et le Proche et le Moyen-Orient. Cet Islam jusqu’alors en accord avec les structures traditionnelles du pouvoir en Indonésie s’oriente peu à peu vers un modèle de gouvernement plus enclin à suivre la tradition islamique. C’est donc au cours du 19ème siècle que sa place dans l’ordre politique va devenir ambivalente. En effet, un homme politique musulman défendant les enseignements de l’Islam en matière d’organisation politique peut avoir beaucoup de prestige auprès de sa communauté d’origine, mais avoir peu de charisme à l’échelle de la nation. A cet égard, le développement de liens avec des groupes sociaux et politiques qui n’appartiennent pas à l’Oumma[7] affaiblit son prestige au sein de la communauté religieuse, ainsi que le rappelle Benedict Anderson : « Le prestige de Sukarno[8] auprès des Javanais peut être le plus grand dans la mesure où il intègre avec succès les symboles de l’Islam dans sa tenue. Un Natsir[9] ne pouvait pas se permettre d’absorber des symboles non-islamiques, de peur de détruire son influence et son autorité au sein de sa propre communauté[10] ». Cette transformation singulière de l’Islam dans l’histoire contemporaine indonésienne montre deux aspects fondamentaux. Elle met tout d’abord en lumière l’évolution de la première religion du pays au contact d’autres sphères culturelles (en l’occurrence le Proche et le Moyen Orient) : d’un Islam « patrimonialisé », ce dernier essaie de s’affirmer comme modèle de gouvernement au détriment de la tradition javanaise. Il s’instaure donc une forme de dichotomie pour les leaders musulmans dont l’implication en politique est le résultat d’un compromis entre les tenants d’un charisme fort auprès de la communauté musulmane et les partisans d’un Islam moins « hégémonique » dans l’ordre politique. Enfin, elle souligne surtout le syncrétisme de la tradition politique javanaise, c’est-à-dire sa capacité à absorber des éléments qui lui sont initialement étranger pour les intégrer dans son ordre politique.

 

Fonder la notion indonésienne : entre tradition et modernité

C’est lors de l’entre-deux-guerres puis suite à l’indépendance par rapport à la puissance coloniale néerlandaise que se diffusent des idées transformant et modernisant profondément la pensée politique indonésienne. En 1928 se tient le deuxième Congrès de la Jeunesse (Kongres Pemuda Kedua), rassemblement de la jeunesse nationaliste indonésienne. Benedict Anderson rappelle que le nationalisme indonésien s’exprime sous la forme d’une solidarité intra-indonésienne (par la prise de conscience collective de former une communauté nationale) et d’une volonté de créer une unité nationale indépendante des Pays-Bas. Au cours de ce congrès est prononcé le Serment de la Jeunesse (Sumpah Pemuda), qui forme le triptyque : « Une nation, un drapeau, une langue ». Cette expression vive de l’unité de l’archipel indonésien est indissociable de la centralité du pouvoir. En effet, l’idée d’une Indonésie fédérale, qui marquerait le déclin de l’Indonésie comme puissance internationale, ne vivra pas longtemps. En outre, la conception centrale et matérielle du pouvoir, héritée de la tradition, empêche cette éventualité : « L’appel constant de Sukarno pour l’unité nationale peut en partie être attribué à une anxiété traditionnelle à propos de la dispersion du pouvoir[11] ». Il est d’ailleurs très intéressant de voir que les deux principaux partis politiques ayant participé à l’indépendance vont tous deux dans ce sens-là. A titre d’exemple, le Parti communiste indonésien (PKI) exprime cette vision de la centralité du pouvoir avec le principe : « ensemble dans l’unité » (manunggal jadi satu). Ce mot d’ordre exprime bien la centralité du pouvoir qui ne peut pas être partagé dans une structure qui aurait pu être collégiale ou ressemblant à celle d’un directoire (on comptait à cette époque cinq principaux leaders du PKI[12] Cette période de la vie politique indonésienne est donc marquante à plusieurs égards. Elle montre d’une part la vivacité des principes fondamentaux hérités des pratiques traditionnelles du pouvoir, et, d’autre part, comment l’opposition à la puissance coloniale a renouvelé la pensée politique indonésienne au moyen d’un nationalisme fort.

La disparition du PKI en 1965 laisse de fait les mains libres au parti nationaliste, alors dirigé par Sukarno, pour développer une pensée politique propre. Au moment de l’indépendance en 1949, Sukarno avait prononcé un discours resté célèbre devant la Chambre constituante. Il y énonçait les cinq principes fondateurs de la république indonésienne : la croyance en dieu, une humanité juste, la démocratie, la souveraineté nationale et la justice sociale pour tout le peuple indonésien. Ce discours est fondateur car il instaure une philosophie d’Etat, connue sous le nom de Panca Sila : cette expression qui vient du sanskrit désigne les cinq principes. Ces derniers ne sont pas simplement restés les mots forts d’un discours politique, même fondateur. Ils sont notamment inscrits au préambule de la constitution de 1945, quatre ans avant que les Néerlandais ne reconnaissent l’indépendance de l’Indonésie. A leurs côtés, il est possible de trouver d’autres expressions, tout droit héritées de la philosophie occidentale, tels que « paix perpétuelle » ou encore « Etat de droit[13] ). ». Le Panca Sila et la constitution de 1945 sont symptomatiques d’un syncrétisme politique au fondement de la philosophie politique actuelle de l’Etat indonésien. Il devient alors très important de faire la part entre les intrants philosophiques occidentaux et les aspects traditionnels restés encore bien présents. D’une part, le terme Panca Sila provient du sanskrit, langue sacrée, largement utilisée dans les différentes traditions bouddhiques, en Indonésie aussi bien que dans d’autres pays d’Asie. L’utilisation du sanskrit est un moyen pour le pouvoir d’exprimer une marque de prestige à l’égard des institutions politiques les plus importantes. Elle dissimule aussi un autre dessein, plus profond : la sauvegarde de la solidarité nationale par la préservation de la société traditionnelle. Pourtant, nombre de concepts centraux pour la construction d’une culture politique indonésienne modernisée sont issus de la philosophie politique d’Europe occidentale. Ce syncrétisme, auquel Sukarno a largement contribué, s’inscrit dans ce que ce dernier appelle la construction du Nouvel Etat indonésien. Traduite en indonésien, cette expression (dasar negara[14] est révélatrice de la vivacité de la pensée politique traditionnelle, par la proximité des termes negari (royaume, capitale) et negara (ici, l’Etat). Bien que modernisée par les intrants de la philosophie politique occidentale, la culture politique indonésienne ne s’affranchit pas de son intuition fondamentale et de sa principale préoccupation : la centralité du pouvoir, dont la dispersion doit être évitée.

 

L’Indonésie : future puissance régionale ou Etat pivot ?

Les caractéristiques présentées par Benedict Anderson permettent de comprendre les enjeux spécifiques de la conception traditionnelle et moderne du pouvoir en Indonésie. La centralité du pouvoir, l’unité par la langue, et le syncrétisme de la tradition javanaise avec des concepts qui lui sont initialement étrangers témoignent d’un effort culturel sans précédent de la part de l’Indonésie pour trouver une place sur la scène internationale. Alors qu’elle était parmi les pays leaders du mouvement des Non-alignés à la suite de la conférence de Bandung tenue en 1955, il devient difficile de dire si l’Indonésie se place aujourd’hui parmi les puissances régionales émergentes ou bien parmi les Etats dits « pivots ».

L’utilisation de cette expression ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté des géopoliticiens, certains lui reprochant une certaine vacuité. Elle a cependant fait l’objet d’un travail approfondi par le centre d’études stratégiques de La Haye (HCSS)[15], qui offre une grille de lecture pertinente pour analyser la place de l’Indonésie sur la scène internationale. Pour le HCSS, sont des Etats pivots les pays ayant une situation géographique et/ou démographique ainsi que des atouts économiques, militaires et culturels stratégiques. Les Etats sont qualifiés de pivots car ils se trouvent pris entre des sphères de puissance et d’influence qui se chevauchent et qui convoitent de tels atouts. Ces Etats sont reliés aux grandes puissances par affinités culturelles et par des accords économiques ou militaires. Cela se concrétise notamment par des flux monétaires, de marchandises et d’armes, et un discours favorable à la sphère à laquelle un Etat pivot se trouve relié. Il y a donc deux manières de comprendre le pivot. Il désigne d’une part le point focal qui concentre l’attention des grandes puissances. Il souligne d’autre part les flux et les possibilités de changement à travers le temps : un Etat pivot peut « pivoter » d’une sphère vers une autre. En résumé, ce terme désigne les Etats qui, par leurs atouts stratégiques, leur situation géographique et démographique, se trouvent pris entre deux sphères d’influence. Par conséquent, l’association d’un Etat pivot avec l’une ou l’autre de ces sphères d’influence change considérablement l’environnement sécuritaire international[16].

L’Indonésie fait bien partie des Etats pivots, au sens du HCSS. Plus grand pays d’Asie du Sud-Est et quatrième population mondiale, elle est stratégiquement située entre deux océans, au milieu du premier carrefour maritime mondial. Ancienne colonie, pays leader du mouvement des Non-alignés, chef de file lors de la création de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) en 1967, et plus grand pays musulman du monde par le nombre de fidèles, les liens culturels et politiques que l’Indonésie peut tisser à travers le globe sont nombreux et de nature variée. Son économie lui confère également une place importante dans l’économie globale puisque le Fond Monétaire International (FMI) la plaçait au 16ème rang mondial dans son rapport annuel de 2016. Elle dispose donc des atouts stratégiques que lui confèrent son économie et son rayonnement culturel. La difficulté n’est pas tant de qualifier l’Indonésie d’Etat pivot, mais plutôt d’identifier vers quelle sphère d’influence elle pourrait tendre. L’analyse du HCSS est ici particulièrement intéressante. En effet, le rapport constate l’équilibre de l’Indonésie entre les différentes sphères d’influence, celle-ci ne tendant pas majoritairement vers les puissances occidentales, la Chine, ou la Russie. Cependant, le rapport met en évidence un détachement relatif des liens avec l’Europe et les Etats-Unis, pour se rapprocher (toute proportion gardée) de la Chine[17]. Quoiqu’il en soit, l’Indonésie est le pays parmi les Etatspivots qui adoptent la position la plus centrale à l’égard des sphères d’influence. En cela, il devient difficile de la distinguer d’une puissance régionale « classique ». La question pourrait donc se formuler ainsi : l’Indonésie s’affirme-t-elle comme puissance régionale émergente ou est-elle un Etat pivot en train de pivoter ?

La démocratisation du régime politique à la fin du 20ème siècle présente deux caractéristiques de la politique étrangère indonésienne. Premièrement, d’un régime autoritaire l’Indonésie intègre le groupe des grandes démocraties. Autrement dit, la démocratie fait désormais partie de l’identité indonésienne sur la scène internationale. Ce processus de démocratisation a été initié par des mouvements étudiants contestataires réclamant la réforme (Reformasi) et l’ouverture (Keterbukaan) de l’ordre politique instauré par le pouvoir autoritaire de Suharto[18], mouvements auxquels s’ajoutèrent les effets néfastes de la crise économique asiatique de 1997. Une étude de l’université canadienne de Sherbrooke a analysé l’évolution des composantes de la démocratie en Indonésien depuis son indépendance jusqu’à aujourd’hui[19]. Sur une échelle de 10, en mars 1967, l’indice de démocratie se situait à 0 contre un indice de 7 pour l’autocratie. Pour la période 2011-2014, l’indice d’autocratie était tombé à 0 pour un indice de 9 pour la démocratie. Cette évolution très positive de la démocratie est à nuancer : les résultats de la participation électorale et de la compétition interpartis sont tous deux à un indice moyen de 4. Si elle est aujourd’hui clairement identifiée comme une démocratie parlementaire, les dirigeants indonésiens ont toutefois voulu souligner les spécificités de leur démocratie en invoquant le concept de la consultation/délibération (musyawarah) qui avait jadis cours à Java. Bien que la démocratie se fonde sur des valeurs universelles[20], les dirigeants indonésiens cultivent la différence en faisant du nationalisme la matrice de la démocratie indonésienne. L’Indonésie « fait partie du club » mais ne veut pas être identifiée trop fortement aux démocraties libérales occidentales. C’est ici qu’émerge la deuxième caractéristique de la politique étrangère indonésienne. Le nationalisme indonésien suppose d’abord une différenciation à l’égard de la sphère d’influence occidentale et permet ensuite de nuancer l’idée que l’Indonésie est le premier pays musulman du monde. En d’autres termes, l’Indonésie essaie de promouvoir l’image d’un pays certes musulman, mais moderne et modéré, de sorte qu’elle peut se poser en intermédiaire auprès de pays musulmans comme d’Etats non-musulmans. En cela, l’Indonésie est parvenue à développer des affinités politiques et culturelles qui lui permettent de tendre d’une sphère d’influence à une autre, ou au contraire, de bâtir une politique étrangère propre à une puissance régionale.

La démocratie en Indonésie pose cependant deux enjeux majeurs quant à son rôle sur la scène internationale. Malgré sa volonté de se présenter comme un pays musulman mesuré, la radicalisation de certains pans de la société indonésienne n’est pas sans poser question pour la sécurité internationale. En effet, quelques 700 indonésiens sont partis en Irak et en Syrie combattre parmi les membres de l’Etat Islamique (EI)[21]. Le retour de ces combattants en Indonésie, ou ailleurs en Asie du Sud-Est, comme potentiels terroristes est l’enjeu crucial que pose le terrorisme islamique dans cette région. A cet égard, les affrontements entre les forces gouvernementales philippines et terroristes (affiliées à l’EI) sur l’île de Mindanao illustrent le risque que représente en Asie du SudEst le retour des nationaux chez eux. Par conséquent, éviter que ne se forment des « poches » qui soient autant de cibles pour l’EI est une priorité pour la sécurité à l’échelle de la région.

Par ailleurs, une autre implication géopolitique que pose la démocratie indonésienne est sa capacité à encourager le développement économique du pays tout en participant à la mondialisation des échanges, et sa résilience face aux crises économiques. En effet, la crise de 1997 a mis en évidence les fragilités structurelles de l’économie indonésienne, mais aussi (et surtout) l’impéritie d’un pouvoir autoritaire pour y faire face. C’est pourquoi la démocratisation du régime a été encouragée, pour réduire la corruption ainsi que le népotisme, et trouver de meilleures voies de développement économique (notamment par la diversification sectorielle). Le rôle central qu’elle a occupé au sein de l’ASEAN a également permis de construire des mécanismes plus préventifs à l’égard des crises économiques. En outre, afin de renforcer sa position sur la scène internationale, l’Indonésie a récemment développé des partenariats stratégiques avec certains pays asiatiques (Chine et Inde en 2005, Japon en 2006), et les Etats-Unis en 2010. Le cas de l’industrie aérospatiale est à cet égard illustratif de cette politique internationale « tous azimuts » qui veut établir des liens durables avec les grandes puissances. Disposant de sa propre agence spatiale, l’Indonésie travaille en collaboration avec EADS pour développer ses satellites, et les fabriquer à moyen terme. De la même manière, ses liens avec Airbus et Boeing lui ont permis de développer ses propres modèles d’avions, notamment le CN235 majoritairement exporté en Malaisie et en Turquie. C’est là un bon exemple de diversification de l’économie dans un secteur stratégique, et de coopération économique internationale. Pour toutes ces raisons, certains médias[22] ont affirmé que l’Indonésie avait droit à sa place au sein du groupe des pays émergents dits « BRICS » pour former les BRIICS (Brésil, Russie, Inde, Indonésie, Chine, Afrique du Sud), bien que cette expression n’ait pas longtemps retenu l’attention.

Difficile donc de prédire quelle peut être la trajectoire que suit l’Indonésie. Veut-elle accumuler du pouvoir, en devenir le centre à l’échelle régionale, ce qui, dans la logique d’accroissement de puissance, caractérise les puissances émergentes ? Ou bien, consciente de ses ressources et de ses fragilités, préfère-t-elle être le point focal de sphères d’influence plus grandes ? S’il est difficile de se livrer à une vision prospective sur ces questions, Benedict Anderson apporte toutefois une réponse éclairante sur la manière dont on peut comprendre la politique internationale de l’Indonésie : « Le colossal effort culturel consenti, et le remarquable succès atteint, me semblent avoir été insuffisamment reconnus, et la morphologie des transformations — politiques — trop peu étudiées[23] ». En conclusion, comprendre le lien entre tradition et modernité, et étudier la cohérence de la pensée politique indonésienne dans son ensemble, sont le moyen de mieux appréhender la place qu’occupe l’Indonésie sur la scène régionale et internationale. 

 

 

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