La France face aux guerres invisibles : à la recherche d’une carte géopolitique et géoéconomique

Mis en ligne le 20 Juil 2021

La crise sanitaire de Covid-19 a exacerbé les transformations géopolitiques à l'œuvre à l’échelle globale. Les défis technologiques, tout comme les bouleversements diplomatico-stratégiques induits par cette crise, obligent les États à rechercher des outils pour renforcer leur positionnement international. À travers le concept de “guerre invisible”, l’auteur présente les nouveaux enjeux et manifestations de la puissance auxquels est confronté la France.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CNAM.

Les références originales de ce texte sont : “La France face aux guerres invisibles : à la recherche d’une carte géopolitique et géoéconomique”, Thomas Gomart, Revue Défense Nationale, numéro 6 (N°841), 2021.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de la Revue Défense Nationale.

 

En 2006, Louis Gautier établissait le constat suivant : « Notre génération n’échappera pas à la guerre ; elle le pressent confusément. Elle n’est préparée ni moralement ni politiquement et s’y préparer lui répugne »[1]. Quinze ans plus tard, ajoutons : ni économiquement ni technologiquement. Précédé par des travaux antérieurs, Guerres invisibles identifie les principaux risques géopolitiques et géoéconomiques auxquels la France, de ses forces armées à ses entreprises, est confrontée[2]. Cela revient d’emblée à souligner une évidence : la distinction fondamentale entre conduites économique et diplomatico-stratégique : la première poursuit un objectif de création de valeur avec, principalement, des entreprises alors que la seconde se déroule « à l’ombre de la guerre »[3] et reste du ressort de l’État. En tendance, la première apporte les ressources à la seconde, car richesse et puissance vont toujours de pair. Il importe, dès lors, de savoir les distinguer pour mieux les conjuguer en fonction des circonstances.

Comme tout effort, cela implique constance et patience, deux traits qui semblent éloignés de notre époque. La crise provoquée par la Covid-19 oblige pourtant à revenir à la question fondamentale du sens de l’histoire dans la mesure où elle interroge la « faculté de conduire l’histoire » au niveau global et, plus prosaïquement, « la force de gouverner » au niveau national[4]. Crise sanitaire dans ses causes et technologiques dans ses effets, la pandémie entraîne une redistribution de la puissance. Elle s’inscrit dans un cycle de confrontation cognitive, c’est-à-dire de mobilisation, d’orientation et de contrôle des cerveaux, avec pour finalité l’imposition de modèles de gouvernement et de comportement[5]. C’est dans ce contexte qu’il convient d’établir une carte à la fois géopolitique et géoéconomique, susceptible d’aider au positionnement international de la France.

Les contours de l’analyse : La Guerre hors limites comme référence[6]

En 1999, Qiao Liang et Wang Xiangsui ont publié cet ouvrage, qui listait vingt-quatre types de guerres relevant des domaines militaire, supramilitaire et non militaire. Cette typologie permet d’envisager l’« addition-combinaison » de multiples registres d’action possibles. Vingt ans après la parution de ce livre, la Chine a ravi à l’Union européenne sa place de n° 2 sur la scène internationale et convoite ouvertement celle de n° 1. Grâce à un transfert industriel et technologique des États-Unis, d’Europe et du Japon vers la Chine, unique par son ampleur et sa rapidité, celle-ci conteste la suprématie de Washington. En mai 2020, le général Qiao Liang se demandait : « Mais en cas d’épidémie ou de guerre, un pays sans industrie manufacturière peut-il être considéré comme un pays puissant ?[7]».

Enchevêtrements

Le cours pris par la mondialisation a entraîné des enchevêtrements difficiles à démêler entre logiques de paix et de guerre, affaires intérieures et extérieures, activités civiles et militaires. L’asymétrie des interdépendances entre ceux qui les subissent et ceux qui les instrumentalisent entraîne des conflits sans violence armée. De ce point de vue, les « guerres invisibles » reflètent les réticences à recourir à la force. Cela ne signifie pas pour autant que la possibilité de tension de forces à forces dans un rapport plus ou moins symétrique ait disparu. Les protagonistes recherchent des substituts à son emploi comme les sanctions économiques, les opérations cyber, la corruption ou les manipulations de l’information, dont les effets ne doivent nullement être minorés sous prétexte qu’elles n’exercent pas de violence physique directe. Ces manipulations visent à acquérir une supériorité informationnelle à partir de laquelle il est possible de jouer sur la conscience, la perception et les calculs stratégiques de l’adversaire. En ce sens, les « guerres invisibles » cherchent moins à contraindre les corps qu’à contrôler les esprits[8].

Constats

Dégradation environnementale et propagation technologique forment la toile de fond sur laquelle se jouent les rapports de puissance. Cela conduit à trois observations principales. En premier lieu, Washington et Pékin subordonnent leurs politiques climatique et numérique respectives à leur rivalité stratégique. En deuxième lieu, le système international repose sur un emboîtement complexe de souverainetés et de juridictions. La Chine et les États-Unis, comme les autres puissances mais dans une autre mesure, s’efforcent de contrôler les nœuds névralgiques du système, c’est-à-dire les seuils avec lesquels passe la coopération et s’exerce la coercition. En troisième lieu, la rivalité sino-américaine ne fige pas le système international comme la rivalité soviéto-américaine avait pu le faire pendant la guerre froide, mais elle dessine une mosaïque qui se modifie sans cesse[9].

Le croisement entre une géopolitique du pétrole et une géopolitique des données

Numérisation globale

En juin 2020, la capitalisation boursière des sept majors du numérique – Apple, Alphabet, Microsoft, Amazon, Facebook, Tencent et Alibaba – s’élevait à 7 168 milliards de dollars. Celle des six premières compagnies pétrolières – Saudi Aramco, Exxon Mobil, Chevron, Reliance Industries, Shell, PetroChina – atteignait 2 465 milliards de dollars. Ces chiffres reflètent le glissement d’une économie politique internationale reposant sur le contrôle du pétrole (et du gaz) à une économie impliquant celui des données numériques. Bien connue, la géopolitique du pétrole est suivie attentivement. Pour mémoire, les trois principaux producteurs sont les États-Unis, la Russie et l’Arabie saoudite ; les trois principaux consommateurs sont la Chine, l’Union européenne et l’Inde. Par voies terrestre et maritime, les flux maritimes doivent être sécurisés. Global, le marché pétrolier repose principalement sur le dollar comme moyen de paiement et se trouve à l’origine de toute une série de services financiers. L’activité numérique dépend non seulement d’infrastructures physiques et applicatives, mais surtout de données, c’est-à-dire d’informations stockées à un endroit, qu’il faut générer, organiser et exploiter.

Intelligence artificielle (IA)

Souvent présentée comme « la nouvelle électricité » en Chine[10], l’IA permet d’appliquer des algorithmes à tout type de données numériques et ainsi d’effectuer des tâches complexes beaucoup plus rapidement que l’humain. Elle amplifie la « course aux talents » à l’échelle globale. Les plateformes systémiques doivent recruter les meilleurs ingénieurs convaincus d’inventer le monde de demain à prix d’or. Selon Graham Allison, directeur du Belfer Center for Science and International Affairs (1995-2017) à Harvard, l’enjeu pour les États-Unis est d’attirer via la Silicon Valley notamment, les individus les plus capables dans ce domaine. Chiffre qu’il estime à 770 000 personnes[11]. Kai-Fu Lee, président de Google Chine (2005-2009), estime quant à lui que la Silicon Valley a perdu de son dynamisme par rapport aux clusters technologiques chinois[12].

Relations « civilitaires »

Tous les gouvernements rêvent de créer leur Silicon Valley en espérant y voir naître les prochains GAFAM, comme si des politiques d’innovation pouvaient naturellement engendrer des champions industriels[13]. Ces derniers sont en train de dépasser la plupart des États en matière d’investissements. Leurs relations évoluent en fonction de deux modèles. Le premier considère que la science émane forcément d’une société civile cosmopolite, qui voit les relations avec les forces armées comme dangereuses. Le second présente les États comme des producteurs de science concurrents et accorde aux demandes militaires une importance essentielle dans la recherche. Il existe un lien direct entre dépense militaire et technologique, qui se trouve à l’origine des « systèmes nationaux d’innovation ». Au cours des trois dernières décennies, l’intensification des échanges au sein de la communauté scientifique a favorisé un « techno-globalisme », encouragé par les entreprises multinationales, les organisations internationales et les réseaux de chercheurs, qui a entraîné une « dénationalisation » de la technologie[14]. La question est désormais de savoir si le « découplage » entre les États-Unis et la Chine inverse cette tendance ou se limite à des secteurs très spécifiques, qui touchent directement la sécurité nationale et la suprématie technologique. L’espace exo-atmosphérique constitue, par excellence, un domaine travaillé par les relations « civilitaires ».

L’enjeu pour la France est de dessiner une carte lui permettant de naviguer dans ces profondes transformations géoéconomiques et géopolitiques. Les discours présidentiels servent d’amers. En février 2020, Emmanuel Macron déclarait à l’École militaire : « La maîtrise des ressources et des flux, qu’ils soient matériels ou immatériels, constitue le ferment de nouvelles stratégies de puissance. » Il énumérait les ruptures d’ordre stratégique (dilution de la frontière entre compétition et confrontation), juridique et politique (déconstruction des normes) et, pour finir, technologique (5G, cloud et systèmes d’exploitation comme infrastructures stratégiques). Et ajoutait : « Pour construire l’Europe de demain, nos normes ne peuvent être sous contrôle américain, nos infrastructures sous capitaux chinois et nos réseaux sous pression russe. » Cela implique de maîtriser, au niveau européen « nos infrastructures maritimes, énergétiques et numériques »[15].

Après plusieurs mois de crise sanitaire, Emmanuel Macron souhaitait lancer le « consensus de Paris » pour lutter contre le changement climatique (qui demeure une externalité dans le consensus de Washington), les inégalités (qui affectent notamment les classes populaires et moyennes remettant en cause le fonctionnement démocratique) et accompagner les transformations démographiques : « Je pense qu’il n’y a jamais eu dans notre histoire une période qui concernait autant d’éléments de rupture » qui conduisent le Président à promouvoir une « souveraineté européenne » faisant écho à « l’autonomie stratégique ». Dans son optique, l’une et l’autre devraient permettre de ne pas dépendre des autres sur tous les chantiers technologique, sanitaire, géopolitique et « de pouvoir coopérer avec qui elle choisit »[16].

Entre les présidences allemande (second semestre 2020) et française (premier semestre 2022), l’UE conduit un exercice de « boussole stratégique » pour s’orienter au mieux. Il implique deux préalables s’il ne veut pas être un nouvel exercice articulé autour des valeurs, des intérêts et des capacités. D’une part, une capacité d’analyse et de prévision de la convergence entre la dégradation environnementale et la propagation technologique, qui puisse être traduite en discours activable. De l’autre, une capacité d’analyse et de prévision des cartes élaborées et utilisées par les autres acteurs stratégiques. Ce type de réflexion est toujours nécessaire, mais implique une professionnalisation des phases de discussion, d’élaboration, de formalisation et de diffusion. Il implique surtout un effort de constance dans la combinaison des enjeux structurels et conjoncturels.

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