Les Etats au Moyen Orient : crise et retour

Mis en ligne le 19 Mar 2018

Avec cet article, l’auteure nous propose une analyse d’ensemble de l’état de l’Etat dans la rĂ©gion. L’approche Ă  la fois fine, nuancĂ©e et documentĂ©e va Ă  rebours de la doxa. Elle s’appuie sur l’idĂ©e maĂźtresse que l’Etat dysfonctionnel de naguĂšre se mue progressivement en Etat en phase avec sa sociĂ©tĂ©, dans la douleur de la crise liĂ©e Ă  l’onde de choc des « Printemps arabes». Pour l’auteure, la responsabilitĂ© de l’Ouest est d’accompagner ce processus encore fragile, ce qui suppose un courageux aggiornamento intellectuel pour dĂ©passer la double crainte d’une perte de repĂšres diplomatiques et d’une importation de la violence.


Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont:  Dorothée Schmid « Les Etats au Moyen-Orient : crise et retour »,  Politique étrangÚre, vol. 83, n° 1, IFRI. 

 Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de l’IFRI : www.ifri.org/fr


Les Etats au Moyen-Orient : crise et retour

Les rĂ©volutions arabes ont frappĂ© des États dysfonctionnels qui se maintenaient basĂ©s sur l’usage rĂ©current de la violence. Mais elles ont aussi produit des rĂ©formes dans ceux qui ont tenu, et la redĂ©couverte des vertus des États efficaces dans les pays ayant entrepris une transition dĂ©mocratique, sans parler des revendications d’États des minoritĂ©s. Les Occidentaux sont mal prĂ©parĂ©s Ă  cette revitalisation d’une demande d’État qui passera par l’émer- gence des sociĂ©tĂ©s civiles et comporte encore bien des inconnues.

L’analyse de la faiblesse des États en Afrique du Nord et au Moyen- Orient occupe en continu les politologues pratiquement depuis leur crĂ©ation, sur les ruines de l’empire ottoman et aprĂšs l’échec des colonisations europĂ©ennes. Le constat est gĂ©nĂ©ralement celui d’États faibles, pourtant paradoxalement qualifiĂ©s de « forts[1]», et qu’il faudrait en rĂ©alitĂ© plutĂŽt qualifier de « durs». Cette duretĂ© Ă©tant celle de rĂ©gimes Ă©tablis, en l’absence d’alternance dĂ©mocratique, comme propriĂ©taires exclusifs et intransigeants d’institutions qui exercent le monopole de la force sur le territoire – soit la classique dĂ©finition wĂ©bĂ©rienne de l’État.

Des rĂ©gimes durs pour des États faibles, qui s’avĂšrent incapables d’exercer efficacement d’autres missions que la sĂ©curitĂ©, interprĂ©tĂ©e de façon toujours plus large. Les rĂ©voltes des printemps arabes, dirigĂ©es Ă  partir  de 2011 contre ces rĂ©gimes sont parfois parvenues Ă  les dĂ©boulonner (Tunisie, Égypte), ou les ont a minima fragilisĂ©s (Irak) ou ailleurs inquiĂ©tĂ©s (monarchies dans leur ensemble : pays du Golfe, Jordanie, Maroc). Elles ont, du mĂȘme coup, rappelĂ© les imperfections chroniques de ces États, et fait craindre leur effondrement. Dans plusieurs pays, les affrontements ont effectivement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en guerres civiles menaçant l’existence mĂȘme des États (Libye, Syrie, YĂ©men) ; les institutions de la Turquie, censĂ©ment trĂšs solides, subissent aussi directement l’onde de choc du chaos arabe ; l’Iran, qui semblait dans cette conjoncture presque pouvoir prĂ©tendre au titre de seul État stable du Moyen-Orient, a Ă©tĂ© rattrapĂ© par la contestation fin 2017.

L’horizon apocalyptique des nouveaux conflits – le  discours  reli-  gieux Ă©tant fortement mis Ă  contribution pour soutenir l’entreprise de destruction des institutions – dĂ©samorce trop souvent la raison. Pourtant, l’acharnement de certains acteurs contre les États dans leur forme actuelle, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient –, vise d’abord Ă  les retailler – ter- ritorialement, institutionnellement –, ou Ă  les rĂ©former, voire en rĂ©clamer de nouveaux : l’État connaĂźt dans la rĂ©gion une vie nouvelle, mĂȘme si elle est mouvementĂ©e.

Fin de cycle pour des États imparfaits

La question de l’incurie des États Ă©tait bien au cƓur des rĂ©volutions arabes : leurs dĂ©fauts originels les ont fragilisĂ©s au point de remettre en cause de façon radicale les rĂ©gimes, les institutions, parfois mĂȘme les frontiĂšres. Cet effondrement accĂ©lĂ©rĂ© apparaĂźt a posteriori comme la consĂ©quence logique de faiblesses originelles devenues structurelles en quelques dĂ©cennies.

Des dysfonctionnements largement documentés

Il est gĂ©nĂ©ralement admis que les États d’Afrique du Nord et du Moyen- Orient, nĂ©s de l’ordre colonial, cumulent les imperfections de cet ordre mĂȘme ; des imperfections figĂ©es et parfois dĂ©cuplĂ©es par les crises mĂȘme qui ont permis les indĂ©pendances[2]

Les deux faiblesses majeures gĂ©nĂ©rale- ment soulignĂ©es sont l’inadĂ©quation des frontiĂšres d’une part, et de l’autre le dĂ©calage entre la structure des sociĂ©tĂ©s et les institutions des États. La plupart de leurs frontiĂšres seraient artificielles et ne consacreraient pas des territoires cohĂ©rents. On retrouve ici la trace des dĂ©coupages arbitraires effectuĂ©s au moment du dĂ©mantĂšlement de l’empire ottoman. Les frontiĂšres au Moyen-Orient sont effectivement contestĂ©es depuis longtemps lorsqu’elles fragmentent des  espaces  homogĂšnes  du  point  de vue humain. Les travaux des gĂ©ographes montrent d’ailleurs qu’en temps de paix elles sont trĂšs pragmatiquement remises en cause par des flux de circulations variĂ©s (hommes et marchandises), souvent illĂ©gaux, et qui se soucient peu de ces dĂ©limitations. En temps de crise cependant, la fermeture des frontiĂšres fait au contraire monter la pression sociale dans des espaces qui, sans ces coupures, seraient spontanĂ©ment partagĂ©s[3]

Les ordres politiques et institutionnels seraient en outre gĂ©nĂ©ralement ina- daptĂ©s aux caractĂ©ristiques de sociĂ©tĂ©s fondamentalement structurĂ©es par le tribalisme et d’autres solidaritĂ©s communautaires, ethniques ou religieuses. Ces sociĂ©tĂ©s initiales empĂȘchant, dans la plupart des contextes, la constitution d’une sociĂ©tĂ© civile Ă  mĂȘme d’exprimer une demande politique collective- ment recevable. Le rĂ©sultat est que le fait minoritaire domine, en positif ou en nĂ©gatif, les dynamiques politiques de la rĂ©gion. Le destin des minoritĂ©s brimĂ©es (Kurdes, chiites en Irak jusqu’à l’intervention amĂ©ricaine), mais aussi celui des minoritĂ©s qui se sont emparĂ©es des États pour se protĂ©ger (la Syrie sous la domination alaouite des Assad, l’Irak de Saddam Hussein kidnappĂ© par les sunnites), jusqu’au consociationnisme libanais, qui traduit dans les ins- titutions mĂȘme les arrangements entre communautĂ©s religieuses, rappellent que l’arĂšne politique est un champ de rivalitĂ©s oĂč le compromis est rare.

Une dynamique de détérioration structurelle

Le rĂŽle du contexte Ă©conomique dans les crises politiques rĂ©centes doit ĂȘtre rappelĂ©, car il met aussi en lumiĂšre l’incapacitĂ© des États. L’évĂ©nement conventionnellement retenu comme le dĂ©clencheur des printemps arabes est la mort Ă  Sidi Bouzid, en Tunisie, d’un jeune marchand ambulant de fruits et lĂ©gumes, Mohamed Bouazizi qui s’est immolĂ© le 17 dĂ©cembre 2010 pour protester contre la confiscation de sa charrette par la police. Cet Ă©pisode tragique illustre le potentiel explosif du dĂ©calage entre croissance Ă©conomique et dĂ©mographie dans la plupart des pays de la rĂ©gion, qui   ne peuvent offrir d’emplois Ă  une population encore jeune et nombreuse. Emmanuel Todd et Youssef Courbage notaient dĂšs 2007 que les transitions dĂ©mographiques rapides et l’élargissement de l’accĂšs Ă  l’éducation Ă©taient en train de bouleverser l’ordre social des pays arabes[4].

La charge qui pĂšse ici sur les États est d’autant plus forte que l’économie de la rĂ©gion Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO) se rĂ©partit entre une majoritĂ© d’États rentiers et une minoritĂ© d’États aidĂ©s (souvent par les premiers). Les mĂ©canismes sociaux qui bloquent l’émergence de la citoyennetĂ© dans les États purement rentiers – essentiellement les monarchies pĂ©troliĂšres du Golfe, l’Égypte, la Libye et l’AlgĂ©rie – ont Ă©tĂ© souvent analysĂ©s : un État qui prend en charge la redistribution de la richesse nationale sans rien attendre en retour neutralise la notion mĂȘme de contrat social, et empĂȘche l’émergence de toute demande politique[5]

D’autres maux structurellement associĂ©s aux systĂšmes rentiers perturbent les sociĂ©tĂ©s concernĂ©es : confiscation des revenus nationaux par des Ă©lites prĂ©datrices, redistribution arbitraire, et corruption. Les rĂ©voltes arabes se sont prĂ©cisĂ©- ment dĂ©clarĂ©es dans des États aux prises avec des difficultĂ©s Ă©conomiques, oĂč les traditionnelles injustices Ă©taient aggravĂ©es par des programmes de libĂ©ralisation inefficaces et imposĂ©s de l’extĂ©rieur[6](Tunisie, Égypte).

Dans ces contextes inĂ©galitaires et segmentĂ©s, l’usage de la violence devient inĂ©vitable pour maintenir l’édifice de l’État, et les rĂ©gimes qui les habitent ont tous pratiquĂ© des formes de rĂ©pression plus ou moins brutales et sophistiquĂ©es pour empĂȘcher l’émergence d’une opposition. Violence interne rĂ©pressive, mais  aussi  usage  des  guerres  comme  instrument  de cohĂ©sion nationale (guerre Iran/Irak) : le Moyen-Orient reste l’une des rĂ©gions du monde les plus conflictuelles depuis les indĂ©pendances. La science politique traditionnelle considĂšre que l’usage des guerres est instrumental dans la construction des États. On constate dĂ©sormais que la brutalitĂ© institutionnelle pratiquĂ©e sur la longue durĂ©e a pu inspirer une autre brutalitĂ©, de type rĂ©volutionnaire, dĂ©bouchant in fine parfois sur des guerres civiles non dĂ©sirĂ©es (Syrie, YĂ©men). Le potentiel purement des- tructeur d’une violence non rĂ©glĂ©e et non dirigĂ©e se rĂ©vĂšle alors crĂ»ment comme un Ă©lĂ©ment dissolvant des États, et le chaos s’installe.[7]

L’habitude de l’État dĂ©gradĂ©

Il faut cependant admettre que les États, mĂȘme trĂšs affaiblis, peuvent se main- tenir longtemps dans la rĂ©gion sous une forme dĂ©gradĂ©e, une fois rĂ©duites Ă  presque rien les exigences de citoyens habituĂ©s Ă  attendre trĂšs peu. Aucun État n’était rĂ©ellement performant du point de vue des missions de service public telle la taxation, encore moins pour l’accomplissement de tĂąches plus sociales (Ă©ducation, sĂ©curitĂ© sociale) avant la rupture de 2011, mais aucun ne pouvait rĂ©ellement ĂȘtre classĂ© comme un failed state avant l’installation de guerres civiles longues, accĂ©lĂ©rant la dĂ©sagrĂ©gation. Les États peuvent perdurer en rendant des services indispensables et variables selon les pĂ©riodes, du moment qu’une clientĂšle suffisante les anime et en tire un profit particulier. Cela peut donner des États « Ă  la carte », telle la FĂ©dĂ©ration irakienne, oĂč le systĂšme institutionnel semble ĂȘtre un canal minimal d’interaction entre des communautĂ©s toujours au bord de l’affrontement (et oĂč mĂȘme les forces de sĂ©curitĂ© ne sont pas unifiĂ©es), mais qui ne veulent ou ne peuvent nĂ©anmoins se sĂ©parer ; ou un État minimal comme la RĂ©publique libanaise, incapable d’assurer des services publics de base comme l’a brillamment illustrĂ© la crise rĂ©currente du ramassage des ordures Ă  Beyrouth, mais dont la grille de clientĂ©lismes complexes permet pourtant une Ă©tonnante rĂ©silience face Ă  l’épreuve de l’accueil des rĂ©fugiĂ©s syriens depuis 2011. Autant de cas d’école dĂ©montrant par l’absurde une capacitĂ© Ă  conserver l’État sur le long terme, mĂȘme en mauvaise santĂ©.

Persistance et dĂ©sir d’État au Moyen-Orient

Dans les pays touchĂ©s par les printemps arabes, la base toujours plus Ă©troite du soutien aux rĂ©gimes n’a cependant pas rĂ©sistĂ© Ă  la pression du reste des sociĂ©tĂ©s, et le procĂšs des États dysfonctionnels s’est enfin publiquement ouvert. Les rĂ©voltes ont offert une opportunitĂ© de changement, inspirant, aprĂšs la tentation de la tabula rasa, un formidable Ă©lan de rĂ©forme pour amĂ©liorer l’existant plutĂŽt que le dĂ©truire. Preuve ultime de la popularitĂ© de l’État, une demande d’États neufs se manifeste aujourd’hui, parallĂšlement Ă  l’entreprise de dĂ©boulonnage des anciens systĂšmes.

L’imaginaire de l’État et de ses traces

La rĂ©silience de l’État mĂȘme dans sa grande faiblesse tĂ©moigne d’une habitude d’État qui est dĂ©sormais prise dans la rĂ©gion. Cela peut certes rĂ©sulter d’une empreinte psychologique durablement imprimĂ©e par les abus mĂȘmes de la puissance publique dans sa version dĂ©voyĂ©e.

Les sociologues de terrain constatent ainsi souvent que les sociĂ©tĂ©s d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, doublement formatĂ©es par la culture rentiĂšre et la rĂ©pression, voient de l’État partout. Elles dĂ©noncent ainsi les dĂ©rives de l’État, expriment  le  rĂȘve  de  s’en  dĂ©barrasser, tout en se considĂ©rant comme impuissantes face à  lui :  l’État  est  devenu  une contrainte ordinaire, une chose de la vie courante dont on ne peut  se dĂ©prendre. Il y a lĂ  une version locale, et plus noire, de la fameuse « magie » de Pierre Bourdieu, rĂ©sultat de l’efficacitĂ© symbolique maniĂ©e par l’État[8]

Dans la dĂ©clinaison la plus tragique de ce phĂ©nomĂšne, le champ social se tient toujours prĂȘt, comme en Turquie, Ă  subir une discipline rĂ©pressive extrĂȘme au prĂ©texte de la survie de l’État lui-mĂȘme[9]

Dans sa transposition Ă©vanescente, on pourrait parler « d’État fantĂŽme » au sujet de l’imaginaire baathiste irakien de la toute-puissance publique, qui continue d’animer certains militants sunnites rangĂ©s aux cĂŽtĂ©s de l’organisation État islamique – ou au YĂ©men oĂč les traces des institu- tions passĂ©es (sĂ©paration en deux États Nord/Sud) informent encore les comportements[10]. La figure de l’État palestinien entre dĂ©sormais progressivement dans cette catĂ©gorie de l’État fantĂŽme : toujours annoncĂ©, commentĂ©, jamais fondĂ© de jure mĂȘme si des institutions existent et continuent de vivre mal.

Il existe mĂȘme, dans plusieurs États dysfonctionnels de la rĂ©gion, une mythologie de l’État supplĂ©mentaire qui se rĂ©vĂšle dans le motif conspira- tionniste de « l’État profond» (Turquie, Égypte) : État parallĂšle, État dans l’État, insaisissable mais puissant systĂšme d’institutions alternativement prĂ©sentĂ© comme un danger ou un recours – contre l’État visible et les insa- tisfactions qu’il gĂ©nĂšre[11]

La rĂ©volution a-t-elle fait reculer ou avancer l’État ?

Dans une hypothĂšse optimiste, la quĂȘte de justice et de dignitĂ© qui Ă©tait   le slogan des rĂ©voltes tunisienne et Ă©gyptienne de 2011 constitue bien une avancĂ©e vers l’appropriation de l’État par des sociĂ©tĂ©s jusqu’ici tenues Ă  l’écart des institutions, celles-ci ne jouant pas leur rĂŽle de rĂ©gulateur social, mais seulement de lieu d’exercice et de conservation du pouvoir. Et cette appropriation est aussi un moment d’amĂ©lioration incrĂ©mentale rapide – dont on ne peut certifier de façon pessimiste qu’elle sera complĂštement rĂ©versible.

S’est en effet ouverte dans les pays en transition une pĂ©riode d’expĂ©- rimentation politique, qui a d’une certaine façon rendu les États concer- nĂ©s Ă  la vie. L’observation de ce que les politologues europĂ©ens et amĂ©ricains ont voulu repĂ©rer comme, enfin, une sociĂ©tĂ© civile en forma- tion, les a remplis d’enthousiasme[12]

Élections libres, rĂ©formes constitu- tionnelles conçues comme prĂ©alables indispensables Ă  l’ancrage de la dĂ©mocratie, formation de nouveaux partis politiques (209 partis Ă©taient actifs en Tunisie fin 2017[13] ; mais elle constitue un dĂ©veloppement remarquable dans un pays qui se relĂšve depuis deux dĂ©cennies d’une terrible guerre civile.

Les rĂ©formes entreprises par les pays ayant Ă©chappĂ© Ă  la vague des printemps – soit essentiellement les monarchies arabes – dĂ©montrent aussi une volontĂ© d’amĂ©liorer le fonctionnement des États, pour Ă©viter   les bouleversements imposĂ©s qu’ont connus les voisins. Le  modĂšle  le plus Ă©tonnant d’une marche forcĂ©e vers la  recherche  d’efficacité  est  Ă  cet Ă©gard le plan Vision 2030 lancĂ© par le prince hĂ©ritier Mohammed ben Salman en Arabie Saoudite, qui prend acte de la fin programmĂ©e de la rente pĂ©troliĂšre pour embrigader l’Arabie dans une quĂȘte de progrĂšs collectif (la communautĂ© nationale Ă©tant mobilisĂ©e jusqu’au niveau de  la cellule familiale) ne remettant pas en cause les bases mĂȘme du rĂ©gime monarchique[14]

Une demande de nouveaux États

La preuve plus Ă©vidente de la vitalitĂ© de l’État comme concept,  ou  comme rĂȘve, et comme pratique, au Moyen-Orient, est administrĂ©e par les nouvelles demandes d’États apparues dans le sillage des bouleverse ments rĂ©gionaux – plus particuliĂšrement des guerres civiles. La Syrie et l’Irak sont aujourd’hui les principaux terrains disloquĂ©s oĂč s’expriment ces poussĂ©es Ă©tatiques. L’État islamique a tentĂ© d’imposer une entitĂ© baptisĂ©e « califat », Ă  cheval sur les deux pays, dotĂ©e d’un embryon de bureaucratie afin de la crĂ©dibiliser comme État[15] Les Kurdes entendent aussi fonder un État-nation – et mĂȘme deux : l’un en Irak, oĂč Massoud Barzani a organisĂ© un rĂ©fĂ©rendum pour l’indĂ©pendance – maintes fois annoncĂ© par le passĂ©, et qui a irritĂ© toutes les puissances voisines, et au-delĂ  ; l’autre en Syrie, oĂč le Rojava, entitĂ© dĂ©crite comme « fĂ©dĂ©rale    et dĂ©mocratique », s’étale dĂ©sormais sur les deux tiers de la frontiĂšre turco-syrienne. MĂȘme au YĂ©men, les sĂ©paratistes reprennent du service   Ă  Aden.

Un malentendu historique pourrait ainsi ĂȘtre en voie de rĂ©solution : ce que les intellectuels du Moyen-Orient nous reprochent lorsqu’ils Ă©voquent la trahison des accords Sykes-Picot, ce n’est pas de leur avoir imposĂ© contre leur consentement un modĂšle de l’État-nation qui ne leur convenait pas ; c’est plutĂŽt de les avoir privĂ©s d’État – comme les Kurdes – ou bien de leur avoir imposĂ© les États qui nous arrangeaient – intentionnellement mal bĂątis.

Un effet de panique à l’Ouest

Et l’histoire perdure : la  vision  et  la  pratique  occidentales  de  l’État au Moyen-Orient apparaissent encore comme structurellement conser- vatrices, pour prĂ©server le systĂšme bancal lĂ©guĂ© par le xxe siĂšcle. Le discours dominant aujourd’hui sur l’avenir des  États  dans  la  rĂ©gion  est ainsi trĂšs nĂ©gatif ; tandis que les  analystes  amĂ©ricains,  Ă©chaudĂ©s par l’expĂ©rience irakienne, renoncent pudiquement au thĂšme du state- building tout en continuant de jouer avec l’idĂ©e du regime change (dĂšs que des troubles ont lieu en Iran[16], les EuropĂ©ens dressent la liste des États faillis et annoncent mĂȘme, sans grande prĂ©caution, la mort de certains d’entre eux(-J. Luizard, « L’État irakien est mort», Le Soir, 26 aoĂ»t 2014, disponible sur : <www.lesoir.be>.))

La confusion du diagnostic

Cette nĂ©gativitĂ© puise dans une vieille tradition d’analyse : dans l’histoire de la pensĂ©e politique occidentale, l’Orient Ă©tait prĂ©texte Ă  une pensĂ©e projective fantasmatique, oĂč il jouait le rĂŽle de repoussoir, mettant en valeur par contraste notre propre Ă©panouissement civilisationnel, et suggĂ©rant au passage de nĂ©cessaires rĂ©formes « Ă  la maison ». Cet orientalisme dĂ©busquĂ© par Edward SaĂŻd a accompagnĂ© et justifiĂ© la colonisa- tion, et marque encore souvent notre apprĂ©hension des pĂ©ripĂ©ties de la vie politique au Moyen-Orient[17]

Le pessimisme du dĂ©bat se nourrit ainsi encore aujourd’hui des confu- sions habituelles : l’obsession de l’État-nation, alors mĂȘme que l’empire ottoman multinational a cĂ©dĂ© la place Ă  des mandats inadĂ©quatement dĂ©coupĂ©s par les puissances mandataires ; l’assimilation pure et simple des États Ă  leurs rĂ©gimes, qui n’en sont que les occupants provisoires.   Les notions et entitĂ©s identifiĂ©es comme spĂ©cifiques Ă  la rĂ©gion – parti- culiĂšrement celles qui intĂšgrent l’islam dans des formes sociales et poli- tiques, oumma, Ă©mirat, califat – provoquent aussi le malaise, et les acteurs politiques islamistes apparaissent suspects d’emblĂ©e et leur inclusion impossible dans des systĂšmes politiques souhaitables. L’analyse peine enfin Ă  dissocier les trajectoires des diffĂ©rents pays, prĂ©fĂ©rant une rĂ©flexion globale et synthĂ©tique qui incite moins Ă  l’optimisme de  la  nuance  – c’est ainsi que les « printemps » sont hĂątivement devenus, dans le dĂ©bat commun, un « hiver» arabe.

De l’effet miroir à l’effet en retour

La conclusion opĂ©rationnelle de ces observations nĂ©gatives est un mot d’ordre de protection de l’État Ă  tout prix dans la rĂ©gion, en dĂ©pit de la claire conscience de ses dĂ©fauts originels et de la nĂ©cessitĂ© de le rĂ©former[18]

. AprĂšs avoir thĂ©orisĂ© abondamment le retrait de l’État pour le bien de nos propres sociĂ©tĂ©s, nous voici donc amenĂ©s Ă  le fĂ©tichiser au Moyen-Orient. C’est que la fragilitĂ© particuliĂšre des États mĂ©diterranĂ©ens, arabes, de la Turquie, voire de l’Iran, dans le contexte prĂ©sent, fait peser sur l’Occident un double sentiment de menace.

L’instabilitĂ© qui s’empare de la rĂ©gion lorsque ses pivots Ă©tatiques sont secouĂ©s la rend d’abord tout Ă  fait imprĂ©visible. À la perte des repĂšres, s’ajoute, et c’est inquiĂ©tant pour la diplomatie, une perte de relais. L’utilitĂ© des États dysfonctionnels pour la « politique arabe de la France », inventĂ©e par le gĂ©nĂ©ral De Gaulle et invariablement assumĂ©e par les prĂ©sidents successifs[19]

dans un jeu post-colonial aux rĂšgles jusqu’ici immuables, est ainsi Ă©vidente. Ils sont des relais d’influence politique et, du point de   vue Ă©conomique, des clients. La confusion dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e entre « États » et« rĂ©gimes» s’explique ainsi par la nĂ©cessitĂ© de conserver des interlocuteurs obligĂ©s : les changements de rĂ©gime sont gĂ©nĂ©ralement plus coĂ»teux, du double point de vue politique et Ă©conomique, que leur protection au nom de la stabilitĂ© de l’État.

De plus, l’exercice du lĂącher-prise post-colonial devient d’autant plus difficile que le choc en retour du chaos rĂ©gional affecte dĂ©sormais directement nos propres États et sociĂ©tĂ©s. Au-delĂ  du simple dĂ©sagrĂ©ment de voir nos anciens partenaires disparaĂźtre, et notre influence s’éroder, s’ajoute la crainte de voir s’exercer sur nos territoires mĂȘmes une violence qui puise sa lĂ©gitimation symbolique, et emprunte ses outils de propagande,  Ă  l’islam politique du Moyen-Orient. À l’ùre des recrutements djihadistes, l’inquiĂ©tude des ministĂšres de l’IntĂ©rieur surpasse le regret des chancelle- ries. L’attraction de l’État islamique sur les « combattants Ă©trangers », qu’ils soient issus de gĂ©nĂ©rations d’immigrĂ©s ou fraĂźchement convertis, repose bien sur l’affaiblissement du sentiment d’appartenance Ă  notre propre État- nation ; elle nous renvoie finalement une image de dĂ©tĂ©rioration terrible.

Le conservatisme comme responsabilité

Henry Laurens rappelle, Ă  propos de la notion de « crise d’Orient », que toutes les crises rĂ©gionales ont Ă©tĂ© historiquement prĂ©textes Ă  interfĂ©rence extĂ©rieure, sur demande mĂȘme des acteurs de la rĂ©gion, ou sans leur consentement[20].

Le classique rĂ©flexe de crispation face Ă  la crise politique gĂ©nĂ©rale de la rĂ©gion nourrit effectivement aujourd’hui le dĂ©sir de consolidation des États existants, dont la fonction rĂ©pressive pourrait en principe nous assister, pour empĂȘcher la contamination de la violence dans nos propres sociĂ©tĂ©s.

Il existe en revanche une trĂšs forte rĂ©ticence Ă  voir Ă©merger de nouvelles entitĂ©s prĂ©tendant au statut d’État. Or, en tant que piliers de la « commu- nautĂ© internationale », les anciennes puissances – France, Royaume-Uni, le gendarme postĂ©rieur que sont les États-Unis, et la puissance qui monte dans la rĂ©gion, la Russie – tiennent encore largement le sort des États potentiels entre leurs mains. Les termes de la dĂ©finition de l’État en droit international, selon la convention de Montevideo (1933), prĂ©cisent bien qu’un État n’est reconnu internationalement que si les quatre caractĂ©ristiques constitutives suivantes sont constatĂ©es : l’existence d’un territoire dĂ©limitĂ© et dĂ©terminĂ©, d’une population qui y rĂ©side, d’une forme minimale de gouvernement, et la capacitĂ© Ă  entrer en relations avec les autres États. La socialisation des États est donc un prĂ©alable indispensable Ă  leur accession Ă  l’existence. La polĂ©- mique attachĂ©e Ă  la discussion sur l’appellation « État islamique » appliquĂ©e au califat proclamĂ© par des ultra-djihadistes entre l’Irak et la Syrie trouve ici tout son sens. Lorsque les autoritĂ©s françaises, dans un jeu de mots qui relĂšve de la sophistique, adoptent officiellement l’acronyme  « Daech »  (qui contient pourtant prĂ©cisĂ©ment, en arabe, le mot État) pour dĂ©signer l’État islamique, c’est explicitement pour lui dĂ©nier la qualitĂ© d’État qu’il revendique. La raison politique est claire ; il est cependant Ă  craindre que les injonctions de vocabulaire ne stĂ©rilisent les analystes dans leur tentative d’apprĂ©hender les nouvelles formes politiques et institutionnelles en gestation dans la rĂ©gion.

Des transitions risquées

Certes, la transition qui s’est enclenchĂ©e depuis quelques annĂ©es n’est   pas prĂšs de s’achever. La formation et la stabilisation des États sont des processus historiquement longs, et si l’on admet ici l’hypothĂšse d’États inachevĂ©s, la route sera encore plus longue.

Il ne faut pas pour autant jeter, chemin faisant, le bĂ©bĂ© avec l’eau du bain. Si la violence dĂ©chaĂźnĂ©e par les rĂ©volutions arabes est d’une ampleur et d’une intensitĂ© difficilement soutenables[21], il serait erronĂ© de penser que le retour aux ordres anciens permettra de la maĂźtriser. La contre-rĂ©volution Ă©gyptienne est un bon exemple d’un faux rĂ©tablissement de l’ordre, qui se dĂ©grade rapi- dement en laissant prĂ©sager des dĂ©veloppements plus dramatiques encore : l’État dysfonctionnel se caricature en imposant par toujours plus de force un systĂšme toujours plus bancal, qui exclut dĂ©sormais, au risque de l’élimina- tion physique, une large partie de la population – la mouvance islamiste, ses sympathisants rĂ©els ou supposĂ©s, ses anciens Ă©lecteurs
 De mĂȘme, la crispa- tion autoritaire observĂ©e en Turquie ne semble en aucune façon stabiliser le pays – elle y affaiblit d’ailleurs au passage les institutions de l’État, objet de la vengeance du prĂ©sident.

Aider Ă  l’amĂ©lioration des États dans la rĂ©gion, par responsabilitĂ© his- torique ou tout simplement pour prĂ©server la paix, suppose dĂšs lors de rĂ©flĂ©chir aux dĂ©fis majeurs qu’ils doivent affronter. Leur liste seule montre Ă  quel point l’accouchement sera difficile. Le dĂ©fi des frontiĂšres tout d’abord : elles sont aujourd’hui contestĂ©es en certains points (Syrie, Irak, IsraĂ«l), floues ou pratiquement ouvertes ailleurs, sous l’effet de conflits dissolvants (Libye). La territorialisation effective des États se poursuivra sous la pression des gigantesques mouvements de populations provoquĂ©s par les guerres, qui font Ă©voluer les compositions ethniques et religieuses des espaces – la Syrie Ă©tant un cas d’école en matiĂšre de reconfiguration de la gĂ©ographie humaine[22]

Le dĂ©fi des institutions ensuite : une Ă©volution vers le fĂ©dĂ©ralisme ou le rĂ©gionalisme semblerait inĂ©vitable dans   le contexte syrien, mais le prĂ©cĂ©dent irakien fait aujourd’hui office de contre-modĂšle. La prise en compte des minoritĂ©s pourrait rĂ©habiliter les configurations « Ă  la libanaise », mais la quĂȘte d’une citoyennetĂ© Ă©galement partagĂ©e, tout en Ă©vitant l’importation de la notion de laĂŻcitĂ© considĂ©rĂ©e comme trop Ă©trangĂšre, inspire aujourd’hui, au Liban mĂȘme mais aussi par exemple en Irak, une demande d’État « civil» (dawla madaniyya[23]. Le dĂ©fi de la gouvernance au sens large, ou l’animation de ces institutions, constitue un autre pari. Steven Heydemann remarque que les types de gouvernance qui Ă©mergent dans les contextes de guerre civile (Libye, YĂ©men, Syrie) se situent plus en continuitĂ© qu’en rupture avec les dĂ©fauts des rĂ©gimes antĂ©rieurs, imposant des normes de plus en plus inĂ©galitaires et perpĂ©tuant l’habitude de la violence[24]

 On peut, de mĂȘme, craindre que des institutions produites par un consensus social fragile, comme dans    le cas tunisien, ne retombent dans les rĂ©flexes rĂ©pressifs du passĂ©. Les incertitudes de la croissance Ă©conomique enfin, sans laquelle aucun État ne pourra, dans un contexte profondĂ©ment marquĂ© par la culture rentiĂšre, asseoir sa crĂ©dibilitĂ© auprĂšs de citoyens longtemps assistĂ©s. De ce point de vue, le glissement progressif, dans le cas de l’Irak, de la thĂ©matique   du state-building ou de l’institution building Ă  la « reconstruction », entendue dans le sens Ă©conomique, marque, du cĂŽtĂ© de la communautĂ© internationale, une transition intĂ©ressante vers la modestie, en mĂȘme temps qu’elle intĂšgre le diagnostic de l’indispensable dĂ©veloppement Ă©conomique pour Ă©viter la rĂ©pĂ©tition des rĂ©volutions[25].

Retenons ici que la fin des États n’est ni programmĂ©e ni crĂ©dible dans la rĂ©gion ANMO. Nous y vivons plutĂŽt la fin d’un arrangement avec les États du passĂ©, perçue comme la fin d’un ordre. L’hypothĂšse optimiste est celle d’une lente progression vers des États plus en phase avec leurs sociĂ©tĂ©s,  et donc in fine plus stables.

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