Entre concentration et dispersion : le bel avenir de la puissance

Mis en ligne le 20 Juin 2019

Avec cet article, l’auteur s’interroge sur la notion de puissance au XXIĂšme siĂšcle. Distinguant la puissance et l’exercice de cette puissance, il dĂ©veloppe en premier lieu son analyse sur le plan politique, avec en toile de fond un systĂšme mondial dominĂ© par la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis. A cette concentration de la puissance entre « piĂšces » Ă©tatiques majeures de l’échiquier international, il associe Ă©galement et concomitamment la dispersion sur les plans individuels et collectifs de la puissance, rendue possible par la diffusion des technologies de l’information et de la communication. Une fusion de la puissance s’opĂšre, entre Echiquier et Toile, alors que le numĂ©rique, devient selon l’auteur, le terrain de la lutte pour le leadership mondial.


Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de cet article sont : GOMART Thomas, « Entre concentration et dispersion : le bel avenir de la puissance ».

Cette article est paru dans le numĂ©ro exceptionnel de Politique Ă©trangĂšre, publiĂ© pour le 40Ăšme anniversaire de l’IFRI.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre consultĂ©s sur le site de l’IFRI.


La notion de puissance a fait l’objet de nombreux travaux dans le domaine des relations internationales. Au cours de la prochaine dĂ©cennie, l’évolution de la puissance sera caractĂ©risĂ©e par des dynamiques de concentration et de dispersion. D’une part, le systĂšme mondial sera marquĂ© par l’affrontement de deux superpuissances, les États-Unis et la Chine. D’autre part, les capacitĂ©s d’action individuelles seront dĂ©multipliĂ©es par les technologies de l’information et de la communication.

Loin d’ĂȘtre un absolu – « mais une relation humaine »[1] –, la puissance se conçoit sur les plans thĂ©orique et politique. À la fois concept d’analyse et principe d’action, elle est dĂ©sormais comprise sous ses diverses formes, tout en faisant l’objet d’une historiographie la magnifiant ou, au contraire, la dĂ©criant[2].

Sans doute faut-il commencer par distinguer la puissance, qui suppose une accumulation de moyens, et l’exercice de la puissance, qui exige une volontĂ© propre. La premiĂšre se dĂ©veloppe, s’apprĂ©cie ou se dĂ©prĂ©cie sur la durĂ©e, alors que le second se heurte inĂ©vitablement Ă  l’ordre des choses, et revĂȘt Ă  ce titre une charge conjoncturelle. L’une et l’autre ne peuvent se comprendre qu’en fonction de diffĂ©rentes Ă©chelles de temps, car aucune puissance n’est nĂ©e grande. Pour le devenir, elle doit disposer d’un porte- feuille de ressources (humaines, morales et matĂ©rielles) et le faire fructifier en fonction d’un projet, qui varie non seulement sous l’effet de forces internes et externes, mais surtout de la direction, au sens de l’intention, qui lui est donnĂ©e. L’ensemble des rĂ©amĂ©nagements virtuellement rĂ©alisables constitue le potentiel. Cette approche permet de dĂ©finir la puissance comme « la combinaison du potentiel et du passage Ă  l’acte »[3].

L’analyse de l’environnement rappelle que « les facteurs de puissance ne sont pas les mĂȘmes de siĂšcle en siĂšcle »[4]. À titre d’exemple, la Revue stratĂ©gique de dĂ©fense et de sĂ©curitĂ© nationale remise Ă  Emmanuel Macron en octobre 2017 souligne la rĂ©apparition de la compĂ©tition militaire : « La hiĂ©rarchie de la puissance internationale est aujourd’hui en Ă©volution rapide. L’incertitude, l’anxiĂ©tĂ© ou au contraire les ambitions nouvelles gĂ©nĂ©rĂ©es par cette situation mouvante sont en soi facteurs de risque. La compĂ©tition, d’abord Ă©conomique et technologique, s’étend de plus en plus au domaine militaire. »[5] Cette entrĂ©e en matiĂšre revient Ă  souligner une Ă©vidence sou- vent oubliĂ©e : l’opposition entre conduites Ă©conomique et diplomatico-stratĂ©gique ; la premiĂšre poursuit un objectif relativement limitĂ© alors que la seconde se dĂ©roule « Ă  l’ombre de la guerre »[6]. C’est tout l’art du poli- tique de savoir les distinguer, pour mieux les conjuguer.

À horizon de dix ans, toute rĂ©flexion sur la puissance soulĂšve une question de hiĂ©rarchie. Au dĂ©but des annĂ©es 1980, Fernand Braudel (1902- 1985) Ă©tablissait le constat suivant : « Le capitalisme a besoin d’une hiĂ©rarchie », avant d’ajouter, « le capitalisme n’invente pas les hiĂ©rarchies, il les utilise »[7] – constat fort utile si l’on considĂšre qu’il continuera Ă  rĂ©gir les Ă©changes Ă©conomiques. Cette rĂ©flexion sur la puissance dĂ©pend donc du pari fait sur le cours de la globalisation Ă  venir, Ă©tant entendu que la rivalitĂ© entre pays est un facteur parmi d’autres qui l’oriente. Est-ce le principal ? Peut-ĂȘtre pas, au regard des dĂ©gradations environnementales produites par les modes de consommation actuellement Ă  l’Ɠuvre. NĂ©anmoins, on cherchera ici Ă  Ă©clairer ce versant particulier, parce qu’il est le plus proche de nous.

Sur le plan politique, il s’agit d’envisager les consĂ©quences d’un possible changement au sommet de la hiĂ©rarchie mondiale entre les États- Unis et la Chine. L’ascension de cette derniĂšre, ainsi que les rĂ©actions qu’elle suscite de la part des États-Unis, reprĂ©sentent le principal enjeu de politique internationale Ă  court, moyen et long termes. Sur le plan thĂ©orique, n’assistons-nous pas Ă  une dispersion de la puissance – ou, au contraire, Ă  sa concentration. La question mĂ©rite d’ĂȘtre posĂ©e en raison de la diffusion rapide des technologies de l’information et de la communication (TIC) Ă  l’échelle globale. L’empowerment, c’est-Ă -dire la capacitĂ© d’action individuelle dĂ©multipliĂ©e grĂące aux TIC, caractĂ©rise la dĂ©cennie Ă©coulĂ©e. Cette diffusion, au cƓur des activitĂ©s humaines, oblige Ă  repenser les hiĂ©rarchies mĂȘme si elles n’ont nullement vocation Ă  disparaĂźtre. Elle s’accompagne Ă©galement de fortes concentrations au regard notamment du rĂŽle jouĂ© par un nombre limitĂ© de plates-formes numĂ©riques. Cette double approche, politique et thĂ©orique, revient Ă  considĂ©rer que les dynamiques actuellement Ă  l’Ɠuvre ne peuvent manquer d’engendrer de vives tensions et de sĂ©vĂšres accrocs Ă  l’ordre existant. Elle invite Ă  suivre de prĂšs l’intense compĂ©tition technologique et scientifique dont dĂ©pendent Ă  la fois la domination Ă©conomique et la supĂ©rioritĂ© militaire.

La Chine au sommet de la hiérarchie mondiale ?

Le rapport entre historiographie et histoire rĂ©vĂšle l’état d’esprit dominant des Ă©lites stratĂ©giques Ă  un moment t. À trente ans d’intervalle, deux livres balisent le dĂ©bat sur la puissance et reflĂštent les prĂ©occupations, en parti- culier Ă  Washington, oĂč « au plus haut niveau, les dĂ©cideurs sont souvent portĂ©s Ă  croire que tout Ă©vĂ©nement vieux de plus de dix ans relĂšve de l’histoire ancienne »[8].

PubliĂ© en 1987, The Rise and Fall of the Great Powers de Paul Kennedy analyse les dĂ©calages dans le temps entre l’accession d’un État Ă  la puissance Ă©conomique et sa traduction inĂ©vitable dans le domaine diplomatico-stratĂ©gique. À l’aide d’exemples, l’historien britannique montre qu’une fois au sommet de la hiĂ©rarchie, une puissance commence Ă  se dĂ©sagrĂ©ger sous son propre poids, en raison des ressources Ă©conomiques nĂ©cessaires Ă  son effort militaire. Cela la conduit Ă  un sur-engagement stratĂ©gique (strategic overstretch), qui entraĂźne son dĂ©clin. Fondamentalement relative, la puissance varie en fonction des taux de croissance et du degrĂ© d’avancement technologique des autres acteurs. Au moment de la parution de cet ouvrage, les rivaux potentiels des États-Unis Ă©taient l’Allemagne et   le Japon, les deux principaux vaincus de la Seconde Guerre mondiale ; la Chine n’apparaissait alors pas dans l’équation.

PubliĂ© en 2017, Destinated for War: Can America and China Escape Thucydides’ Trap?, de Graham Allison, souligne la rapiditĂ© de l’émergence de la Chine depuis 40 ans, et les risques Ă©levĂ©s de conflit avec des États-Unis bien dĂ©cidĂ©s Ă  dĂ©fendre leur place de numĂ©ro un mondial. Le succĂšs rencontrĂ© par ce dernier ouvrage correspond sans doute Ă  un nouveau « moment Spoutnik » Ă  Washington. En 1957, les autoritĂ©s amĂ©ricaines avaient Ă©tĂ© dĂ©stabilisĂ©es par la poussĂ©e technologique des SoviĂ©tiques, capables d’envoyer un satellite dans l’espace : elles rĂ©pondirent en mobilisant des ressources considĂ©rables pour leur projet de conquĂȘte spatiale. Ce succĂšs correspond Ă  une analyse trĂšs largement partagĂ©e Ă  Washington selon laquelle les États-Unis doivent contrer l’émergence de la Chine now or never. Dans dix ans, nous saurons si le premier mandat de Donald Trump, en dĂ©pit de toutes les controverses occasionnĂ©es, aura Ă©tĂ© celui d’une mobilisation bi-partisane, rĂ©ussie ou ratĂ©e, des ressources pour contrer l’émergence de la Chine.

S’il est difficile d’apprĂ©cier prĂ©cisĂ©ment les positions respectives des puissances chinoise et amĂ©ricaine l’une par rapport Ă  l’autre, il apparaĂźt clairement qu’elles domineront demain de loin le jeu international, mĂȘme si des puissances comme l’Inde entendent bien, elles aussi, monter dans la hiĂ©rarchie mondiale. Cette difficultĂ© ne doit pas occulter la possibilitĂ© de voir la Chine atteindre le sommet de la hiĂ©rarchie au cours des deux dĂ©cennies qui viennent. Cette Ă©volution serait profondĂ©ment paradoxale, dans la mesure oĂč elle verrait la RĂ©publique populaire de Chine, c’est-Ă -dire un Parti-État, dominer le systĂšme capitaliste mondial.

À partir de lĂ , deux hypothĂšses mĂ©ritent d’ĂȘtre explorĂ©es. La premiĂšre serait celle d’une transformation du rĂ©gime chinois qui s’adapterait graduellement aux exigences d’un capitalisme rĂ©gi par des rĂšgles communes. En rĂ©alitĂ©, cette lecture entretient le mythe de la convergence, alimentĂ© par l’entrĂ©e de la Chine dans l’OMC (2001), et qui a laissĂ© croire Ă  une ouverture politique progressive. Avec dix ans de recul, cette interprĂ©tation s’est heurtĂ©e Ă  la crise financiĂšre de 2008, qui a permis Ă  la Chine d’afficher ouvertement ses ambitions internationales, puis au durcissement idĂ©o- logique imposĂ© par Xi Jinping. Plus grand monde Ă  Washington ne mise aujourd’hui sur une convergence possible de la Chine et des États-Unis, en dĂ©pit de l’importance de leurs Ă©changes Ă©conomiques. Une variante de cette lecture consiste Ă  miser sur des ruptures politiques intĂ©rieures. « Super-puissance amnĂ©sique », dans laquelle il est impossible de toucher Ă  l’image tutĂ©laire de Mao ou d’évoquer le massacre de Tien An Men (juin 1989), la Chine peut-elle bĂątir son avenir sur l’ignorance obligatoire de son passĂ© rĂ©cent[9] ? Nul n’est Ă  l’abri de violents retours du refoulĂ©.

La seconde hypothĂšse consiste Ă  envisager qu’un rĂ©gime lĂ©niniste devienne le patron du capitalisme mondial en misant sur la soliditĂ© du rĂ©gime actuel. Ironie de l’histoire ? Pas si sĂ»r, dans la mesure oĂč le Parti communiste chinois, d’inspiration soviĂ©tique ne l’oublions jamais, est par- venu depuis 1949 Ă  instaurer un « nouvel Ă©quilibre autoritaire », qui pour- rait lui permettre de se maintenir au pouvoir pour les trente ans Ă  venir si l’on en croit les spĂ©cialistes[10]. L’amnĂ©sie de Tien An Men est masquĂ©e par l’hypermnĂ©sie de la chute de l’URSS, dont les dirigeants chinois ont finement analysĂ© les causes pour Ă©viter de reproduire une situation ana- logue en Chine. Depuis 1991, la critique de MikhaĂŻl Gorbatchev, considĂ©rĂ© comme un « traĂźtre au socialisme », est constante. En dĂ©cembre 2012, dans un discours distribuĂ© Ă  tous les membres du Parti, Xi Jinping expliquait la dĂ©sintĂ©gration de l’URSS par la remise en cause des « idĂ©aux et croyances » socialistes, par la nĂ©gation de LĂ©nine comme de Staline, et la dĂ©politisation de l’armĂ©e : « Finalement, Gorbatchev annonça le dĂ©mantĂšlement par une simple dĂ©claration. Un grand parti a ainsi disparu. Proportionnellement, le PCUS [Parti communiste de l’Union soviĂ©tique] avait plus de membres que le nĂŽtre. Mais pas un ne fut suffisamment un homme pour se lever et rĂ©sister »[11]. Il faut bien comprendre que le Parti communiste chinois (PCC) s’estime en droit de diriger l’État Ă  jamais, dans la mesure oĂč il prĂ©tend reprĂ©senter de maniĂšre immanente le peuple chinois.

Dans cette optique, est-ce le capitalisme, ou le socialisme, qui a le plus d’avenir, voire la fusion des deux ? Quelle que soit la rĂ©ponse Ă  cette question, la domination de la Chine sur la hiĂ©rarchie mondiale serait celle du PCC, c’est-Ă -dire de « la plus vaste sociĂ©tĂ© secrĂšte au monde »[12] (80 millions de membres), opĂ©rant selon ses propres rĂšgles et normes, et ne distillant Ă  l’extĂ©rieur que les informations susceptibles de lĂ©gitimer son propre pou- voir. A priori, une telle organisation concentrant autant de pouvoir serait incompatible avec la dynamique du capitalisme, qui nĂ©cessite l’ouverture. Or, le « problĂšme des problĂšmes »[13] reste celui des hiĂ©rarchies. DĂšs lors, la question est de savoir si l’on privilĂ©gie une hiĂ©rarchie unique, en considĂ©rant l’économie mondiale comme le « marchĂ© de tout l’univers » unifiĂ© par une lente convergence, ou une coexistence de hiĂ©rarchies entre plusieurs Ă©conomie-mondes. Le choix de perspective n’est Ă©videmment pas neutre pour analyser le jeu de puissance Ă  long terme. Historiquement, les Ă©conomie-mondes dĂ©limitent des espaces gĂ©ographiques concentriques, organisĂ©s autour d’un pĂŽle dominant. Raisonner en ces termes renvoie Ă  la dialectique dĂ©centrage/recentrage, comparable Ă  celle Ă  laquelle nous assistons actuellement entre l’Europe et la Chine, et conduit Ă  rappeler une loi historique toujours valable : « Ceux qui sont au centre, ou prĂšs du centre, ont tous les droits sur les autres. »[14]

Penser la puissance, c’est donc penser la gĂ©ographie d’oĂč elle Ă©merge, et vers laquelle elle se projette. La Chine ne cache plus ses ambitions internationales, en se positionnant comme le leader de la restructuration de la gouvernance mondiale, en investissant dans toutes les formes de multilatĂ©ralisme, en promouvant un modĂšle de dĂ©veloppement alternatif, en diffusant une vision post-occidentale du monde, enfin en proposant de nouveaux standards et normes internationaux[15]. Cette ambition traduit un fort dĂ©sir de reconnaissance internationale,   alimentĂ© par un ressentiment historique Ă  l’égard des Occidentaux. La diplomatie chinoise cherche un « nouveau type de relations entre grandes puissances », c’est-Ă -dire Ă  instaurer une relation d’égal Ă  Ă©gal avec les États-Unis. Le changement de statut de la Chine se jugera certes en fonction de son positionnement vis-Ă -vis des États-Unis – mais pas seulement. En effet, de la nature de sa relation avec la Russie, marquĂ©e par de profonds antagonismes historiques et des convergences stratĂ©giques depuis une vingtaine d’annĂ©es, rĂ©sulte l’équilibre de la plaque eurasiatique[16].

Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, la Chine a renforcĂ© son potentiel pour donner corps Ă  sa stratĂ©gie, et il est probable que, sauf accident majeur, elle parvienne Ă  l’accentuer significativement dans les dix prochaines annĂ©es. Ce qui est aujourd’hui le plus difficile Ă  apprĂ©cier – et pourtant le plus sensible – rĂ©side dans les effets produits par la stratĂ©gie d’opposition de l’administration Trump. MarquĂ©e par des pĂ©riodes historiques de forte dĂ©sunion, la Chine dĂ©veloppe une Grand Strategy sur plusieurs dĂ©cennies, avec 2049 en ligne de mire. De toutes les grandes puissances, elle est celle qui a le moins changĂ© de corpus idĂ©ologique entre la pĂ©riode de la guerre froide et l’aprĂšs guerre froide[17]. S’il semble hautement probable que son potentiel continue Ă  s’apprĂ©cier, il convient d’identifier les possibles occasions de passage Ă  l’acte, qui lui permettraient d’exercer la puissance en termes Ă  la fois d’initiative et/ou de coercition. À horizon de dix ans, TaĂŻwan pourrait ĂȘtre le test de la dialectique des volontĂ©s sino-amĂ©ricaines.

L’échiquier et la toile, ou la fusion de la puissance

AprĂšs avoir dĂ©fini les relations internationales comme « les relations entre unitĂ©s politiques », Raymond Aron se demandait s’il fallait inclure « dans les relations entre unitĂ©s politiques les relations entre individus appartenant Ă  ces unitĂ©s »[18]. À l’heure des rĂ©seaux numĂ©riques, la rĂ©ponse est Ă©videmment positive ; elle marque la profonde transformation du systĂšme international provoquĂ©e par le dĂ©ploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC). Celles-ci modifient en effet en profondeur la notion de puissance. La discipline des relations internationales, trĂšs largement dominĂ©e par l’hĂ©gĂ©monie universitaire amĂ©ricaine, a fait de l’analyse des rapports de puissance Ă  puissance le cƓur de sa production. Dans un contexte de globalisation technologique, tous les États, y compris les plus puissants, se retrouvent dĂ©stabilisĂ©s, dans un certain nombre de pratiques, par des flux exponentiels d’informations qui Ă©chappent autant Ă  leur initiative qu’à leur contrĂŽle.

Si la concentration de puissance est visible dans le jeu interĂ©tatique, sa dispersion s’observe sur les plans individuel et collectif au sein des sociĂ©tĂ©s. La premiĂšre est souvent reprĂ©sentĂ©e par un Ă©chiquier. Chaque piĂšce s’inscrit ainsi dans une hiĂ©rarchie, rĂ©pondant Ă  des rĂšgles d’utilisation prĂ©cises. La seconde est souvent figurĂ©e par une toile aux nƓuds infinis. Chaque acteur y dis- pose d’un degrĂ© de puissance dĂ©pendant de la nature de sa connexion au(x) rĂ©seau(x). Dans cette optique, la notion de pouvoir de rĂ©seau (network power) mĂ©rite attention, dans la mesure oĂč il se situe dĂ©sormais au cƓur de la puissance. Le pouvoir de rĂ©seau repose sur la dialectique suivante : des standards gagnent en valeur Ă  mesure qu’un nombre croissant de personnes les utilisent, mais ce faisant, ils entraĂźnent l’élimination progressive des alternatives offrant un libre choix[19]. Il met en tension les relations de souverainetĂ© – qui permettent de construire une volontĂ© politique et de prendre des dĂ©cisions collectives – avec les relations de sociabilitĂ© – qui accumulent les dĂ©cisions individuelles et dĂ©centralisĂ©es qui finissent par affecter le groupe dans sa totalitĂ©. Pour certains, le processus de globalisation se caractĂ©riserait par une prĂ©dominance progressive des relations de sociabilitĂ© sur les relations de souverainetĂ©, contenues dans les frontiĂšres des États-nations[20].

Voir la dispersion de puissance comme un phĂ©nomĂšne produisant plus de transformations que la concentration de puissance revient Ă  dire que le point de dĂ©part des analyses ne devrait pas ĂȘtre la compĂ©tition entre nations mais le bien-ĂȘtre des citoyens Ă  l’échelle globale[21]. À la verticalitĂ© induite par l’idĂ©e de hiĂ©rarchie se substituerait la latĂ©ralitĂ© produite par la mise en rĂ©seau, faisant glisser la puissance vers l’influence, c’est-Ă -dire la capacitĂ© Ă  modifier le jugement de l’autre et, par voie de consĂ©quence, Ă  orienter son action. À l’heure des rĂ©seaux numĂ©riques, la capacitĂ© d’influence se mesure au type et au nombre des connexions ou, plus prĂ©cisĂ©ment, Ă  leur effet dĂ©multiplicateur. Il s’agit d’envisager la maniĂšre dont un objet, une personne ou une organisation, sont modifiĂ©s, transformĂ©s, par leur systĂšme de connexion, et l’usage que l’on peut en faire. Une part importante de pouvoir, et donc d’influence, revient Ă  ceux qui sont en mesure de relier des rĂ©seaux de nature diffĂ©rente. Ce qui conduit Ă  distinguer le pouvoir sur quelqu’un de celui qui s’exerce avec quelqu’un[22], afin « d’agir de concert » pour reprendre la cĂ©lĂšbre formule de Hannah Arendt.

À la diffĂ©rence de la Chine, les États-Unis n’ont eu de cesse d’encourager la diffusion de la puissance en promouvant une diplomatie numĂ©rique particuliĂšrement ambitieuse. L’importance accordĂ©e par l’administration Obama Ă  la diplomatie numĂ©rique trouve ses racines dans le concept de smart power, initialement destinĂ© Ă  retrouver l’autoritĂ© morale perdue pendant les annĂ©es Bush Ă  la suite de l’intervention militaire en Irak. Le smart power reposait sur le principe de connectivitĂ©, selon lequel la centralitĂ© d’un acteur rĂ©sulte directement de sa capacitĂ© Ă  gĂ©nĂ©rer des connexions, et ainsi exercer de l’influence pour imposer son agenda en sus- citant l’adhĂ©sion. Pour Washington, il s’agissait de se positionner comme un hub informationnel, non seulement capable de façonner l’opinion mondiale mais surtout de la segmenter en fonction des objectifs poursuivis. La diplomatie numĂ©rique amĂ©ricaine prĂ©tendait dĂšs lors accompagner les efforts de dĂ©mocratisation Ă  travers le monde et, Ă  ce titre, faisait de la libertĂ© d’internet un axe prioritaire.

En mai 2009, Hillary Clinton, alors secrĂ©taire d’État, prĂ©sentait un pro- gramme – 21st Century Statecraft –, qui insistait sur la nĂ©cessitĂ© de dĂ©passer le cadre diplomatique d’État Ă  État pour instaurer, via la connectivitĂ©, des relations directes d’État Ă  individus et, par la rĂ©ciproque, d’individus Ă  État. En janvier 2010, elle prononçait un discours prĂ©conisant l’abolition des frontiĂšres numĂ©riques devant les risques de voir s’ériger un rideau de fer de l’information. Dix ans plus tard, cette ambition semble bien loin, sous le double effet de l’affaire Snowden et de l’élection de Donald Trump. La premiĂšre a rĂ©vĂ©lĂ© une partie des programmes de surveillance massive mis en Ɠuvre par la National Security Agency (NSA) en collaboration Ă©troite avec les gĂ©ants amĂ©ricains du numĂ©rique. C’est en rĂ©alitĂ© la mise Ă  jour de cette collusion entre la NSA et des entreprises censĂ©es faire de l’émancipation individuelle et de la dĂ©mocratisation leur cƓur de mĂ©tier, qui a Ă©tĂ© la principale rĂ©vĂ©lation de Snowden aux yeux du grand public[23]. Cette intrication de moyens publics et privĂ©s continue Ă  servir directe- ment les intĂ©rĂȘts des États-Unis : elle a crĂ©Ă© un concentrĂ© de puissance globale sans Ă©quivalent, qui leur permet d’orchestrer un « impĂ©rialisme d’interpĂ©nĂ©tration »[24]. Seule la Chine semble aujourd’hui disposer de la volontĂ© et des moyens de s’y soustraire, et il ne fait aucun doute que la lutte pour le leadership mondial se joue aujourd’hui sur le terrain numĂ©rique.

Sans doute faut-il comprendre lĂ  que les TIC sont en train de modifier l’essence mĂȘme des Ă©changes, de maniĂšre profonde et diffuse. Cette modification rend dĂ©licate l’apprĂ©ciation de la puissance, en termes de concentration comme de dispersion, en raison de la rapiditĂ© avec laquelle les acteurs Ă©conomiques peuvent dĂ©composer, puis recomposer, les chaĂźnes de valeur globale. À partir du moment oĂč un processus de fabrication complexe est supervisĂ© Ă  distance, il est sĂ©quencĂ© en tĂąches simples, possibles Ă  accomplir presque n’importe oĂč. Les grandes entreprises mettent donc en concurrence les territoires. En ce sens, la globalisation ne concerne plus ni les nations ni les produits, mais les tĂąches grĂące aux possibilitĂ©s offertes par les TIC. Historiquement, la production a longtemps Ă©tĂ© directement liĂ©e Ă  la consommation : un produit Ă©tait consommĂ© Ă  proximitĂ© de l’endroit oĂč il avait Ă©tĂ© produit. La globalisation peut se lire comme un processus qui aboutit Ă  la dĂ©connexion entre production et consommation. Elle s’est faite au cours de grandes sĂ©quences historiques : abaissement des coĂ»ts de circulation des marchandises qui aurait commencĂ© vers 1820 ; abaissement des coĂ»ts de circulation des idĂ©es grĂące aux TIC depuis le dĂ©but des annĂ©es 1990.

Dans le discours, la sĂ©quence 1991-2008 correspond Ă  l’émergence de nouvelles puissances Ă©conomiques qui seraient parvenues Ă  rĂ©duire la pauvretĂ© en faisant Ă©merger des classes moyennes. Dans les faits, l’augmentation de la production industrielle (aux dĂ©pens des pays du G7) et la rĂ©duction de la pauvretĂ© s’est concentrĂ©e dans six pays : Chine, CorĂ©e, Inde, Pologne, ThaĂŻlande et IndonĂ©sie. Cette Ă©mergence a largement laissĂ© de cĂŽtĂ© l’AmĂ©rique du Sud et l’Afrique subsaharienne, dont la croissance reste liĂ©e aux cycles des matiĂšres premiĂšres. La troisiĂšme phase, d’ores et dĂ©jĂ  amorcĂ©e, devrait correspondre Ă  l’abaissement des coĂ»ts de circulation des personnes, et plus prĂ©cisĂ©ment du coĂ»t des interactions personnelles grĂące Ă  la tĂ©lĂ©-prĂ©sence. Pour le dire autrement, la prochaine phase de globalisation pourrait permettre, grĂące aux TIC, les « migrations virtuelles », c’est-Ă -dire de permettre aux travailleurs d’un pays de proposer leurs services Ă  un autre pays sans y ĂȘtre physiquement prĂ©sents[25]. Elle irait ainsi de pair avec l’automatisation et la robotisation croissantes des appareils de production.

Cette sĂ©quence devrait en principe ouvrir des perspectives de dĂ©veloppement, ou plutĂŽt d’emplois, pour les pays en dĂ©veloppement capables de fabriquer des Ă©lĂ©ments d’objets ou d’assurer tout ou partie de services, consommĂ©s par les principales Ă©conomie-mondes : États-Unis, Europe, Japon, et Ă©videmment Chine. Cette troisiĂšme phase de la globalisation est susceptible de transformer le secteur tertiaire aussi profondĂ©ment que la deuxiĂšme phase a transformĂ© le secteur secondaire, entraĂźnant de nouvelles rĂ©partitions de richesse. La question de savoir si cette rĂ©partition sera limitĂ©e Ă  un nombre restreint de pays, comme dans le cas de la pro- duction industrielle, reste ouverte.

***

Si l’on fait le pari d’une continuation de la globalisation, comprise non comme une convergence des systĂšmes politico-Ă©conomiques mais comme une intensification exponentielle des flux de donnĂ©es, alors il faut penser la puissance simultanĂ©ment en termes de concentration et de dispersion dans un systĂšme appelĂ© Ă  ĂȘtre plus hĂ©tĂ©rogĂšne qu’homogĂšne. En ce qui concerne la concentration de puissance, la rivalitĂ© entre la Chine et les États-Unis devrait s’intensifier pour le sommet de la hiĂ©rarchie internationale dans laquelle le capitalisme se love. Deux questions fondamentales surgissent immĂ©diatement. Ni la Chine ni les États-Unis n’ont intĂ©rĂȘt Ă  un conflit frontal : est-ce Ă  dire qu’ils seraient en mesure et dĂ©sireux d’inventer une forme de co-leadership mondial ?

La prĂ©sente rĂ©flexion sur la puissance s’est faite en posant le principe d’une continuation du capitalisme et du socialisme dans leurs formes actuelles, alors mĂȘme que l’exploitation intensive des ressources naturelles Ă  l’échelle mondiale, ainsi que le rĂ©chauffement climatique, laissent craindre l’effondrement d’écosystĂšmes. Faut-il miser sur une accĂ©lĂ©ration de l’écologisation des politiques ou, au contraire, anticiper leur inertie en la matiĂšre ? Dans un cas comme dans l’autre, les consĂ©quences en termes de rapports de force sont difficiles Ă  apprĂ©cier. Un Ă©lĂ©ment mĂ©rite toutefois d’ĂȘtre notĂ© : les États-Unis disposeront d’une plus grande flexibilitĂ© Ă©nergĂ©tique que la Chine. En ce qui concerne la dispersion de puissance, les relations entre individus, plates-formes numĂ©riques et États donnent lieu Ă  des redistributions qui peuvent aboutir Ă  de fortes asymĂ©tries. Elle rend possible la crĂ©ation de nouveaux cycles d’innovation, de consommation ou de participation Ă  la vie publique.

Les progrĂšs rapides de l’Intelligence artificielle (IA) devraient modifier les rapports de puissance au cours de la prochaine dĂ©cennie : « Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maĂźtre du monde» dĂ©clarait Vladimir Poutine en septembre 2017. L’IA bĂ©nĂ©ficie de la convergence et de la maturitĂ© industrielle du big data, du machine learning et de l’augmentation des capacitĂ©s de calcul. Compte tenu des enjeux stratĂ©giques, poli- tiques et Ă©conomiques, elle devrait faire l’objet d’une attention soutenue des acteurs Ă©tatiques capables de construire des partenariats efficaces avec des acteurs privĂ©s, ce qui pourrait donner lieu Ă  « un mouvement global de centralisation du pouvoir dans les mains d’une poignĂ©e d’acteurs »[26]. Concentration et dispersion mĂšnent Ă  la notion de « puissance numĂ©rique », qui mĂ©rite non seulement un effort de dĂ©finition mais aussi un effort de mĂ©thodologie pour tenter de la quantifier et de la comparer[27]. En fusionnant l’économique et le militaire, la puissance numĂ©rique s’observera sur l’échiquier comme sur la Toile. Reste Ă  prĂ©voir Ă  quel type de passage Ă  l’acte elle donnera lieu d’ici 2029.

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Sociétés, Cultures, Savoirs

Par Chantal DELSOL

Source : IFRI

Mis en ligne le 20 Juin 2019


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