Les Corées et le mythe de réunification

Mis en ligne le 19 Juin 2018

Au-delà de la portée symbolique de la rencontre Trump-Kim Jong-il du 12 juin dernier, l’auteur de cet article propose d’aborder la délicate question de la réunification de la péninsule coréenne via le décryptage des évènements de l’année écoulée et, plus largement, en la replaçant dans un analyse perspective historique. Au cœur de cette question de la réunification figurent notamment la problématique nucléaire comme l’écart béant de développement économique, social, politique entre les deux Corées.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Denis Lambert, « Les Corées et le mythe de réunification », ANAJ-IHEDN.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’ANAJ-IHEDN :


Les Corées et le mythe de réunification

 

Qu’exultent les médias ! Donald Trump et Kim Jong-il se sont serré la main, Alléluia ! Mais au-delà des effets journalistiques, cette nouvelle a t’elle des conséquences stratégiques en dehors de la portée psychologique du geste ?

Deux Corées coexistent. Difficilement. Le 15 juin 2000, les présidents Kim Dae-jung (du Sud) et Kim Jong-il (du Nord) avaient signé une déclaration commune de dialogue. L’accord inter-coréen signé le 4 octobre 2007 par Roh Moo-hyun et Kim Jonj-il après des inondations catastrophiques qui avaient ravagé la Corée du Nord prévoyait l’engagement commun des deux États pour promouvoir « la paix et la prospérité économique dans la péninsule ». Pourtant, dès le 26 mars 2010, la Corée du Nord a procédé au torpillage d’une corvette du Sud, ROKS Cheonan, tuant 46 marins. La même année, le 23 novembre 2010, le bombardement, par son artillerie à longue portée, de l’île Yeonpyeong, à proximité de laquelle des incidents de franchissements de la frontière maritime s’étaient déjà produits en 1999 et 2002, a tué quatre personnes,  dont deux civils. Sans compter tous les enlèvements de citoyens du Sud, ces exactions démontrent l’agressivité du Nord, dès qu’il a fini d’extorquer des subsides en faisant mine de revenir à la négociation.

Cet hiver, la venue d’une équipe sportive nord-coréenne aux Jeux olympiques organisés par le Sud et la promesse d’une reprise de dialogue ont fait reparaître les annonces d’une possible entente, voire de la réunification. Pour en juger, il paraît nécessaire de se replacer dans le contexte, au minimum sur un an, mais aussi d’analyser la façon dont se voient ceux qui sont désormais différents depuis plus de 70 ans.

Les bouleversements de 2017-2018

La destitution de la présidente Park Geun-hye -– fille  du général Park Chung-hee, lui-même président autoritaire de 1963 jusqu’à son assassinat en 1979 – qui pratiquait une politique dure vis-à-vis du voisin du Nord, a installé le nouveau président Moon Jae-in. Ancien avocat spécialisé dans les Droits de l’Homme intronisé le 10 mai 2017, celui-ci a annoncé sa volonté d’amorcer une forme de dialogue avec Pyongyang. Ce changement de personne et de politique s’est produit après le changement inverse de janvier, quand Donald Trump a pris la succession de Barack Obama à la Maison-Blanche et commencé à menacer la Corée du Nord.

On ne peut pas prétendre que la partie adverse ait saisi cette accession du modéré Moon pour présenter une politique d’apaisement. Un essai nucléaire, prohibé par les Nations Unies,  le 3 septembre 2017, a pour la première fois dégagé une énergie importante, correspondant sinon à un fonctionnement fission-fusion du moins à un mécanisme de fission exaltée (ou « boostée »). Le précédent essai, du 9 septembre 2016, anniversaire de la création de la République populaire démocratique de Corée (RPDC), avait délivré une énergie trop faible pour confirmer de telles allégations. Pyongyang prétend, de plus, qu’il s’agit d’un dispositif miniaturisé et opérationnel, propre à être délivré par missile intercontinental. C’est une affirmation sans preuve,  mais qui devient  désormais suffisamment vraisemblable pour inquiéter.

D’autre part, des tests balistiques ont démontré de nouvelles capacités dans le domaine des missiles : après trois engins à courte portée tirés en mer du Japon le 26 août, réponse devenue rituelle aux manœuvres conjointes américano-sud-coréennes, Pyongyang a lancé un ICBM[1] de type Hwasong-15, le 28 novembre. La trajectoire, limitée à une portée de 960 km, ce qui ne l’a pas amenée à survoler le Japon, aurait culminé à une altitude de 4 500 km qui qualifie effectivement ses ambitions intercontinentales à 12 000 ou 13 000 km. Il ne s’agit plus seulement pour Pyongyang de pouvoir atteindre Guam et sa garnison : désormais, Los Angeles et San Francisco sont menacées. Pour New -York et Washington, c’est plus incertain. Il s’agit aussi d’une progression technologique indéniable : un tir de Hwasong-12 le 14 mai a fait publier une portée de 4500 km, un tir de Hwasong-14 du 4 juillet survolant le Japon : 7500 km, et de Hwasong-14 le 28 juillet : environ 10 000 km. À chaque essai, bien sûr, on ignore la charge emportée : il est impossible de savoir si l’emport peut correspondre à la masse cumulée d’un engin nucléaire et de ses protections.

A l’escalade technologique s’est ajoutée une escalade rhétorique. Le président Trump avait répliqué aux essais en promettant « le feu et la colère » au régime de Kim Jong-un. Or la malédiction (ou la punition) des dictateurs est de toujours croire que d’autres complotent pour les renverser ou les tuer, qu’il s’agisse d’individus, d’États ou de la terre entière. La dictature assure la paranoïa. D’où l’inclination à prendre les devants par l’agressivité, voire par des éliminations criminelles comme dans le cas de l’assassinat d’un demi-frère, mais aussi à prendre pour menace précise ce qui ne peut être qu’une posture destinée aux médias. Le but principal de Kim Jong-un est certainement de se maintenir au pouvoir et de faire perdurer ce régime qui seul peut le lui assurer. Il semble qu’il n’avait pas été préparé à prendre si vite la succession de Kim Jong-il, son père qui, au contraire, avait été formé à cette fin par le fondateur Kim Il-sung. D’où le pronostic de nombreux « experts » que l’entourage ne ferait qu’une bouchée du nouveau dirigeant trop poupin. En fin de compte, c’est lui qui a éliminé les menaces, y compris son oncle et mentor Chang Song-taek et le ministre de la Défense Hyon Yong-chol[2]. C’est lui qui a repris en main l’État et l’armée, et qui bénéficie du résultat des efforts technologiques consentis par ses père et grand-père. Kim Jong-un a su s’imposer.

L’escalade verbale d’un dirigeant américain qui ne fait peut-être pas assez la différence entre les manières commerciales agressives d’un businessman de l’immobilier et des médias et la diplomatie nécessaire au président d’une hyperpuissance, ne pouvait qu’inquiéter. Soit il mettait à exécution ses menaces, au risque de représailles éventuellement nucléaires, soit en ne bougeant pas il perdait toute crédibilité, comme son prédécesseur l’avait fait par sa fameuse « ligne rouge » d’utilisation d’arme chimique en Syrie : des armes chimiques ont été utilisées, les médias ont sans preuve accusé le président syrien, l’Amérique est restée l’arme au pied et plus personne n’a cru aux discours du président Obama.

Début novembre, le président Trump est parti effectuer en Asie une série de visites en commençant par Hawaï, 50ème État de l’Union, puis au Japon, en Corée du Sud, en Chine, au Vietnam et aux Philippines. Il a participé à deux sommets régionaux, l’un de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), l’autre de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC). Le voyage s’est bien déroulé, sans autre éclat intempestif qu’une accusation de pratiques commerciales abusives formulée devant l’APEC – donc devant Xi Jinping[3]. Les conversations à Beijing ont été l’occasion de rappeler qu’il n’y a guère que la Chine qui puisse influer sur la Corée du Nord dont elle reste le seul fournisseur (limité d’ailleurs par les sanctions de l’ONU) même si cette dernière mettra un point d’honneur à ne pas paraître trop s’abaisser en obéissant aux (judicieux) conseils de son immense voisin. La longue domination de la Chine impériale sur son voisin laisse forcément des traces sur l’orgueil coréen. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que Pyongyang a choisi d’attendre le 28 novembre, après le retour de Trump, pour son essai du missile Hwasong-15 contraire à l’apaisement attendu.

Pourtant, dans son message de vœux du nouvel an, Kim Jong-un a déclaré que son pays souhaitait le succès de ces JO et envisageait d’y envoyer une délégation. Séoul et les organisateurs des JO souhaitaient que Pyongyang participe aux jeux afin de faire baisser la tension. Le représentant nord-coréen au Comité international olympique, Chang Ung,  a annoncé quelques jours plus tard, alors que la décision de reprise des discussions à Panmunjom était annoncée, que son pays participerait « vraisemblablement » aux jeux prévus du 9 au 25 février. La Corée du Sud a répondu avec la proposition d’un défilé commun pour la cérémonie d’ouverture, avec une chanson commune aux deux pays pour remplacer les hymnes nationaux, et la composition d’une équipe féminine de hockey mixte. Une pétition contre cette équipe commune a toutefois été signée par 54 000 personnes au Sud[4].

Kim Yo-jong, sœur de Kim Jong-un, et Kim Yong-nam, le président de la Corée du Nord qui n’a aucun pouvoir face au chef du parti Kim Jong-un, sont venus en Corée du Sud pour un voyage de trois jours comportant leur présence à la cérémonie d’ouverture. C’est une première de la part des dictateurs du Nord. Certes Kim Il-sung était venu à Séoul lors de l’invasion de la Corée du Sud en 1950, mais cette visite évoquait plus celle d’Hitler à Paris en 1940 qu’une visite diplomatique d’État. Il y a eu quelques manifestations de Coréens du Sud contre cette venue, proclamant leur défiance vis-à-vis d’un rapprochement qui ne serait qu’une feinte de Pyongyang, mais globalement les jeux se sont bien déroulés.

De son côté, le président Trump a annoncé vendredi 23 février de nouvelles sanctions visant à renforcer l’isolement de la Corée du Nord, quelques heures après l’arrivée de sa fille Ivanka  pour la fin des jeux. Ces mesures visent des sociétés de transport maritime et navires qui, selon l’exécutif américain, aident le Nord à contourner l’embargo. Cette mesure vise à couper les sources de revenus et de pétrole de contrebande « que le régime utilise pour financer son programme nucléaire et son armée ».

L’écart croissant entre les deux Corées

Si on recherche la dernière période vécue par une Corée unifiée fonctionnant comme un État  normal, il faut remonter bien avant cette fin de la Seconde Guerre mondiale qui a vu s’opérer la partition entre zone d’occupation soviétique et zone d’occupation américaine. C’est en effet en 1905 que la Corée devint protectorat japonais, puis en 1910 qu’elle fut annexée sous forme de province japonaise. C’est dire qu’aucun Coréen vivant n’a connu la Corée fonctionnant comme un pays normal, et que toute idée s’y rapportant tient plus du fantasme que de la réalité. Les plus anciens ont certes pu connaître un pays unique, mais il était occupé, avec d’ailleurs la bénédiction des Alliés. En effet, à la fin de la Première Guerre mondiale qui avait vu le Japon soutenir la « Triple Entente » de la France, du Royaume-Uni et de la Russie, les Alliés préféraient satisfaire les ambitions japonaises en Asie plutôt que ses aspirations en armements navals. Il s’agissait bien d’une occupation impopulaire, comme l’ont montré le soulèvement du 1er mars 1919 à Séoul et sa répression, puis la résistance exacerbée par la Seconde Guerre mondiale.

Quant à la partition, elle date de 1945, avant son officialisation en 1948. À la conférence du Caire de 1943, puis à celle de Potsdam de l’été 1945, après la reddition allemande, le principe de la liberté de la Corée, dont le gouvernement provisoire à Washington était dirigé par Syngman Rhee, fut accepté et garanti. Mais l’URSS, au moment des heures sombres de la guerre, avait promis de prendre les armes contre le Japon après la défaite de l’Allemagne et commença à envahir le nord de la Corée le 9 août 1945. Or les deux Grands avaient prévu de désarmer conjointement le Japon, la démarcation se situant sur le 38ème parallèle. Malgré l’accélération de la reddition par l’utilisation de l’arme nucléaire, les forces de l’URSS avaient mis la main sur une grande partie de la péninsule avant que n’arrivent les premières troupes américaines le 8 septembre. Une république populaire avait été proclamée le 6, dénoncée dès le lendemain pour la zone Sud par le gouvernement de Truman. Les États-Unis firent adopter par l’Assemblée générale de l’ONU le principe d’élections sous son égide dans les deux zones. Dans la zone Nord occupée par les Soviétiques, un gouvernement provisoire fut organisé par eux,  avec pour chef Kim Il-sung. Seules furent tenues sous surveillance de l’ONU les élections au Sud, amenant au pouvoir Syngman Rhee le 15 août 1948. En réaction, la zone soviétique organisa ses propres élections, à la mode soviétique et sans observateurs. L’Assemblée populaire décréta la République populaire démocratique de Corée avec Pyongyang comme capitale, et toujours Kim Il-sung, secrétaire général du Parti du Travail (parti unique), comme chef. La partition fut renforcée par la guerre de Corée (1950-1953) déclenchée par Pyongyang. Après de catastrophiques allers et retours des forces, ravageant la péninsule, la guerre fut suspendue par l’armistice de Panmunjom, avec une frontière quasi-inchangée sur le 38ème parallèle. Mais faute de traité de paix, l’état de belligérance se poursuit, alimentant la paranoïa de Pyongyang.

En 1953, les deux pays étaient ruinés et dévastés, mais ne partaient pas de la même situation. Les ressources minières et les mines se trouvant au Nord, toutes les installations industrielles y avaient été localisées par les Japonais. Le terrain agricole lui-même était meilleur au Nord. Le Sud n’était qu’un pays misérable et sans ressources, parmi les plus pauvres de la planète. Depuis 1953, les deux pays ont progressé. Mais le Nord l’a fait lentement et lourdement, dans une organisation bureaucratique et pour des profits confisqués par le Parti. Le Sud a progressé librement et rapidement, sachant, de plus, tirer parti de la Guerre du Vietnam où il participa à l’effort du côté américain. La remontée économique de ce pays (actuel 11ème PIB mondial) ne peut se comparer qu’à celle de la Chine à partir de Deng Xiaoping !

Le Nord aussi a progressé, et ses dirigeants s’enorgueillissent de leurs réalisations, pas seulement du succès de leurs efforts nucléaire et missilier,  mais aussi des ensembles immobiliers modernes de la capitale. Fermement tenus en main par l’appareil politique les citoyens savent bénéficier de services (très) minimaux sans avoir à se poser de questions (s’ils s’en posent quand même, ils risquent de trouver leur réponse dans un camp de travail). C’en est au point que des fugitifs du Nord réfugiés au Sud trouvent difficile,  voire pénible,  de devoir tout décider par eux-mêmes dans cette liberté inaccoutumée dans laquelle ils se retrouvent plongés. Inversement, la plupart des Sud-Coréens trouveraient atroce le carcan que le Nord impose à ses ressortissants.

Il est certain que les Coréens du Sud et du Nord sont biologiquement des individus identiques (à quelques centimètres et kilogrammes près). Mais leur histoire est différente, leur éducation est différente et leur appréhension des événements est différente. Il n’est pas anodin de recevoir toute sa vie l’information que l’Occident et le Sud sont des ennemis, ayant combattu « le Paradis du Peuple initié par le Grand Leader Kim Il-sung » par une sauvage agression, ayant refusé toute paix et n’attendant que l’occasion de se ruer sur leur victime, le Nord, qui est bien obligé d’assurer sa survie par l’importance donnée à l’armée et à ses équipements, y compris nucléaires. Inversement, il n’est pas anodin d’avoir vécu avec la peur de l’agression par le Nord d’une capitale pratiquement à portée de ses canons, d’avoir appris régulièrement la découverte de nouveaux souterrains d’invasion et d’avoir redouté pour soi-même et ses proches un enlèvement toujours possible. Non seulement il n’y a plus de Coréens, ni du Sud ni du Nord, ayant connu une Corée unie et libre, mais même ceux dont les grands-parents ont connu cette situation commencent à se raréfier. Au contraire, en 1989, les deux Allemagnes n’étaient séparées que depuis 44 ans, à peine une génération et demie à l’occidentale.

Il reste certes entre les deux Corées des liens familiaux entre membres des familles déchirées par la séparation. Mais, 70 ans après celle-ci, ce ne sont plus des parents dont on regrette l’absence. Seuls les plus vieux (plus de 75 ans) peuvent avoir un vrai souvenir de frères et de sœurs qu’ils voudraient retrouver. Plus nombreux sont ceux qui pourraient rencontrer avec bonheur des oncles et des tantes dont leurs parents leur ont parlé, ainsi que leurs descendants. Mais, pour une fraction de plus en plus importante de la population, ceux que la réunification permettrait de découvrir ne sont que les enfants et petits-enfants de grands-oncles et grand-tantes dont ils n’ont connu que des évocations très vagues. Le lien n’est plus très serré et le plaisir douteux de telles réunions ne mérite pas de grand sacrifice.

Que signifierait une réunification ?

Pour juger de la vraisemblance d’une réunification, il faut définir la position des acteurs, tant externes (États-Unis, Chine et Russie, principaux acteurs étatiques, car les opinions individuelles extérieures importent peu) qu’internes (les Coréens). Étudions d’abord les réactions en supposant le problème résolu.

Même s’il n’y a pas de déclaration officielle, le gouvernement américain (mais aussi l’ensemble du peuple occidental, même s’il n’a pas son mot à dire) considère que la réunification ne peut se faire que par disparition de la Corée du Nord et la réunification de son peuple avec celui du Sud, au sein d’une démocratie libérale élargie, ayant vocation à être l’alliée de Washington. Un tel processus conforterait le dogme de la victoire du concept démocratique et annoncerait la fin définitive des « républiques populaires » qui n’ont de démocratiques que le nom.

Une telle vision est justement le cauchemar du régime chinois. D’abord sur le plan théorique : la fin de la Corée du Nord signifierait l’échec du communisme, déjà ébranlé par la fin de l’URSS, et le risque de contagion d’exigences de démocratie et de liberté. La Chine considère avec horreur le « mauvais exemple » donné par l’explosion de l’URSS : elle a assez de difficultés à intégrer de gré ou de force le Tibet, la Mongolie intérieure et le Turkestan intérieur. En dehors de toutes considérations liées à leur sort personnel, les dirigeants chinois sont persuadés d’agir pour le mieux de leur pays. Pour pousser vers le progrès et une « petite aisance » une masse qui n’est pas loin du milliard et demie, ils considèrent que le dirigisme reste nécessaire, même pour une économie partiellement privatisée. D’autre part, même si certaines fortunes ne sont pas perdues pour tout le monde, il reste – même dans l’élite fortunée – une nostalgie de la pureté toute spartiate attribuée – souvent à tort – au régime maoïste. La dénonciation de la corruption est une arme commode contre les rivaux, mais elle est aussi la conséquence d’un héritage confucéen toujours sous-jacent. Or les dirigeants font encore confiance au communisme et au dirigisme sinon contre  la corruption du moins contre ses excès les plus flagrants.

La création d’une grande démocratie à sa porte gênerait donc la Chine, mais plus encore si elle restait alignée sur les États-Unis, avec une présence militaire devenant frontalière. Celle-ci ne serait pas une certitude, car la présence américaine est largement liée à la menace de la Corée du Nord et, même  actuellement, tous les Coréens du Sud ne l’apprécient pas, tout en la tenant pour nécessaire. Il n’empêche que la Chine n’a pas envie de ce problème. Ni de l’exemple d’une ex-Corée du Nord qui, partant de très bas, aurait un taux de croissance certainement supérieur à celui qui attend désormais l’économie chinoise. La création d’un ensemble économique supérieur à l’actuelle Corée du Sud ne serait pas non plus bienvenue pour la Chine.

La Russie est elle aussi contiguë à la Corée du Nord même si ce n’est que sur 18 kilomètres, et serait donc voisine immédiate de la grande Corée réunie. Le voisinage d’éventuels contingents américains, forcément restreints, à sa frontière gênerait moins la Russie que l’extension occidentale de l’OTAN. La Russie sait qu’elle reste la seule puissance stratégique face aux États-Unis par sa capacité nucléaire, d’ailleurs en cours de renouveau. Le problème serait donc essentiellement politique. Or, « Celui qui ne regrette pas la destruction de l’Union soviétique n’a pas de cœur. Et celui qui veut sa reconstruction à l’identique n’a pas de tête[5] ». L’effet serait surtout psychologique en rappelant le souvenir des si dures années 90. Du point de vue économique, l’échec de la zone actuelle d’économie spéciale ne fait guère espérer de grands progrès de ce côté.

Il convient d’évaluer le financement même de la réunification. Après 1989, le chancelier Kohl, profitant de ce que son pays appartenait à la communauté économique européenne, put décharger sur elle, et en particulier sur la France, une partie du fardeau économique que représentait la RDA, surtout en choisissant de maintenir le mark RDA à la valeur du mark RFA alors qu’il n’en valait guère que le tiers. Une telle opération n’est pas possible pour la Corée du Sud qui, avec 51,2 millions d’habitants devrait remettre à niveau une population de 25,6 millions[6], soit exactement la moitié. Rappelons qu’en 1989, la RFA comptait 62 millions face aux 16,4 millions de la RDA, le quart ! Faut- il s’étonner que les jeunes générations, les vingtenaires qui ne connaissent aucune famille de l’autre côté de la frontière et à qui incomberait de payer, déclarent à 71,2 % ne pas vouloir de la réunification[7] ? Même les personnes âgées de 60 ans et plus ne seraient que 47 % à la désirer. Comment imposer de lourds sacrifices à une population qui n’en recherche même plus le but ?

Quel mécanisme de réunification ?

Si nous constatons un bilan mitigé en considérant le problème résolu, comment pourrions-nous qualifier la phase transitoire, celle qui peut, par l’instabilité de la transition, générer les plus forts dangers ?

La perspective est inquiétante : le régime du Nord a jusqu’ici tout fait pour perdurer, l’armement nucléaire étant destiné à protéger plus l’équipe dirigeante qu’un territoire qui n’est plus mis en valeur depuis des décennies. On peut donc craindre que le pouvoir utilise les moyens à sa disposition. L’armée est l’enfant choyé du régime : les militaires nord-coréens auraient tout à perdre à une évolution qui ferait disparaître leur nécessité. Les premières mesures économiques ne peuvent que prévoir la déflation des effectifs. Or on se souvient de la catastrophe islamiste causée par le renvoi des forces de défense et de sécurité en Irak. Un désarmement rapide de la Corée du Nord n’irait pas de soi. Il s’accompagnerait de troubles et de mouvements de colère agressifs envers le Sud. Même si l’escalade ultime au nucléaire est peu vraisemblable, le tir au canon sur les cités du Sud reste une éventualité, de même que des infiltrations clandestines et vengeresses.

Si le débauchage rapide des troupes est impossible, c’est le principal financement d’une reprise économique qui doit être remplacé par d’autres mesures. Comme il est impossible de prendre encore plus aux malheureux travailleurs du Nord, c’est bien sur les citoyens du Sud que le poids porterait. Actuellement, les PIB par individu se montent à moins de 2  000  $ au Nord, à environ 40  000 $ au Sud et, à titre de comparaison, à 17  500  $ en Chine[8]. Même si le PIB individuel ne correspond pas au pouvoir d’achat, donner aux Nord-Coréens les moyens des voisins qu’ils envient actuellement, les Chinois, reviendrait à frustrer les Sud-coréens de plus de 15 % de ce dont ils jouissent actuellement. On comprend que l’enthousiasme soit mince, d’autant que, très vite, les Nord-Coréens réclameraient la parité, au prix d’une perte de 30 % pour les Sud-coréens. Ces chiffres ne sont que des ordres de grandeur, mais ils expliquent, avec le phénomène d’oubli de « l’autre côté », le peu d’intérêt envers la réunification.

Conclusion

On ne peut voir venir la réunification de la  péninsule coréenne ni du Sud, ni de la Chine, ni de la Russie, ni des États-Unis. Les seuls moteurs possibles seraient donc les Nord-coréens eux-mêmes. Mais est- ce vraisemblable ? Les simples citoyens, qui sont certainement attirés par une augmentation de leur pouvoir d’achat et de leur confort mais aussi très certainement paniqués à l’idée d’une démocratie que le régime leur décrit comme cruelle envers tous les faibles, n’ont pas leur mot à dire. Malgré leurs appétits, les dirigeants actuels du Nord ont certainement peur d’une population du Sud habituée à la liberté, population deux fois supérieure à celle qu’ils ont mâtée. D’où la grande invraisemblance qu’ils cherchent à réunir la péninsule à leur profit : prendraient ils le risque de tout perdre, alors que leur accaparement vorace leur procure déjà tout ce qu’ils désirent ? Il semble que la situation soit paradoxalement stable, à moins que des luttes internes ne déclenchent des bouleversements modifiant l’équilibre politique. Tant que le régime du Nord est stable, son armement nucléaire qui ne vise qu’à assurer que le régime ne sera pas renversé de l’extérieur, ne constitue pas une vraie menace. Celle-ci deviendrait par contre catastrophique en cas de convulsions, ou si le régime se croyait à la veille d’une action de déstabilisation, car il risquerait de tenter une frappe préventive en considérant que l’opinion interdirait au président des États-Unis de provoquer l’escalade et que, de toutes les façons, il n’a plus rien à perdre. Sauf sa population, bien sur, qui serait en danger mortel, mais ce n’est pas un frein suffisant pour un dictateur communiste. D’où le danger de manœuvres militaires qui sont pourtant nécessaires pour affirmer que le Sud n’est pas une proie offerte. Il faut ajuster précisément leur niveau d’importance : manifester une volonté sans présenter une menace.

Le point important n’est donc pas de réunifier la Corée,  mais de permettre des relations tolérables entre la Corée du Nord et le reste du monde. Les invectives croisées entre Donald Trump et Kim Jong-un ne présentaient aucun espoir de servir ce dessein. L’annonce, par la Corée du Sud à l’occasion de la visite à Pyongyang de son président Moon invité par Kim Jong-un, que les présidents Kim et Trump acceptaient de se rencontrer[9], à date non précisée, laissait espérer un apaisement, si du moins il est vrai que Pyongyang suspendrait ses essais nucléaires et le tir de missiles « le temps des discussions ». Mais ne formulons pas d’espoirs trop précipités car le risque d’une manipulation demeure : arrêt des manifestations extérieures d’hostilité le temps d’engranger des bénéfices et de continuer en secret des travaux de recherches nucléaires et balistiques, puis reprise des nuisances et des essais visibles. Processus qui s’est déjà produit de nombreuses fois et doit nous inspirer la prudence.

C’est pourquoi l’annonce par l’agence sud-coréenne Yonhap, citant l’agence officielle nord-coréenne KCNA,  samedi 21 avril 2018, de la fermeture de son site d’essais nucléaires et de la suspension de ses tirs de missiles balistiques intercontinentaux, doit être prise avec espoir mais aussi scepticisme. « Le Nord va fermer un site d’essais nucléaires dans le nord du pays afin de prouver son engagement à suspendre les essais nucléaires »  : voilà une belle formule, mais fermer un site est une mesure d’attente qui ne préjuge pas l’avenir. C’est le démantèlement, comme celui que la France a effectué en Polynésie[10], qui seul garantit que la mesure n’est pas provisoire. Une autre hypothèse évoquée est que le site de tir, Punggye-ri dans la montagne de Mantap, trop fracturé par la dernière explosion, soit désormais impropre aux essais[11].

Le démantèlement du site, une fois la puissance d’explosion démontrée, ne ferait que gêner le travail des ingénieurs coréens, alors que l’effet stratégique est d’ores et déjà atteint. Il constituerait  toutefois un geste d’apaisement des tensions que nous devrions apprécier comme tel.

Le président américain Donald Trump avait déjà confirmé la rencontre entre son chef de la CIA et le leader nord-coréen Kim Jong-un, avant le sommet prévu entre les deux dirigeants « début juin[12] ». Cet entretien entre Mike Pompeo et Kim s’est effectivement déroulé pendant le week-end de Pâques[13]. La rencontre entre les présidents était encore incertaine, Trump ayant paru y renoncer le 24 mai, tout en ménageant une possibilité d’entente[14], ce que l’on peut interpréter comme une surenchère commerciale, différente de négociations diplomatiques plus traditionnelles. L’événement s’est produit et les commentaires sont dithyrambiques. Mais on ne voit pas comment le régime abandonnerait l’arme nucléaire qui constitue sa garantie de survie tandis que le retour à une Corée unique paraît bien utopique, sinon dangereux. Même si Trump qualifie le texte signé de « document très important et détaillé[15] », il n’ajoute rien à ce que le Premier ministre sud-coréen Lee Nak-yeon semblait avoir déjà obtenu… sous réserve d’inventaire.

References[+]


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