Le conflit au Yémen : entre mal-gouvernance et ingérence étrangère

Mis en ligne le 25 Juil 2017

Le pays de la reine de Saba est en proie à une instabilité chronique qui s’est intensifiée depuis le début de la décennie. La guerre civile, contemporaine à la crise syrienne, qui a démarré en 2014 et qui confronte le mouvement houthiste aux loyalistes, sur fond de présence djihadistes avec Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et l’Etat Islamique, se double de rivalités tribales et de l’antagonisme saoudo-iranien. Cet article offre une plongée au sein des multiples facettes de la crise yéménite.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Alfred Amiot, « Le conflit au Yémen: entre mal-gouvernance et ingérence étrangère », Anaj-Ihedn, Comité Moyen-Orient, avril 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’Anaj-Ihedn.

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Le conflit au Yémen : entre mal-gouvernance et ingérence étrangère

 

En hommage à Jean-Christophe Victor, ethnologue et géopoliticien français, grand vulgarisateur, fondateur du Lépac et créateur de l’émission « Le Dessous des Cartes » (Arte). Avant de nous quitter en décembre 2016, une de ses dernières émissions[1] a été consacrée à la crise yéménite.

 

Dans le prolongement des printemps arabes, le «printemps yéménite» s’est soldé dès 2011 par le départ d’Ali Abdallah Saleh, qui dirigeait le pays depuis plus de 30 ans. La transition politique a ensuite été interrompue par le soulèvement populaire houthiste[2] en 2014, entraînant à nouveau le Yémen dans une guerre civile, devenue conflit régional avec l’intervention d’une coalition de pays arabes conduite par l’Arabie Saoudite en mars 2015[3]. Les ressorts de ce conflit, qui a pris une ampleur régionale, résultent de l’histoire et de la géographie particulières du Yémen.

Le conflit yéménite est contemporain du conflit syrien, ce qui explique l’intérêt qu’ont de nombreux observateurs à en comparer les facteurs et les issues possibles. Le Yémen se démarque pourtant par sa position stratégique exceptionnelle et sa démographie atypique, qui en font autant un élément de stabilité régionale qu’une possible zone grise[4]. Tardivement réunifié[5], il semble que les problèmes de gouvernance aient eu raison de la stabilité du pays, confirmant le poids des tribus locales et validant les arguments des sécessionnistes du Sud. La complexité du conflit yéménite est aujourd’hui parachevée par une ingérence étrangère marquée, le Yémen partageant une frontière assez poreuse avec l’Arabie Saoudite qui redoute le débordement de cette crise et ses conséquences en termes de politique intérieure.

 

Une annexe du conflit syrien ?

Contrairement au conflit syrien, très peu d’images nous parviennent du conflit au Yémen. Le pays n’a accueilli quasiment aucun correspondant étranger depuis l’intervention de la coalition arabe en mars 2015[6]. Symptomatique d’un conflit qui suscite moins d’attention médiatique, la pression internationale ne s’est pas intensifiée sur l’Arabie Saoudite malgré les importantes pertes civiles constatées depuis 2015. Au-delà de la différence d’exposition médiatique et diplomatique, le gouvernement saoudien a développé la thèse d’un conflit qui s’inscrirait dans une tentative d’encerclement iranien[7], qui illustre cette impression d’encerclement en Arabie Saoudite.)). Selon l’Arabie Saoudite, le mouvement houthiste – essentiellement de confession chiite zaydite – pourrait conclure une alliance de revers avec le Hezbollah libanais chiite, le régime d’el-Assad en Syrie, le gouvernement chiite irakien et l’Iran, contre le pouvoir des Saoud. Dans cette perspective, le conflit yéménite et le conflit syrien seraient deux maillons d’une chaîne de conflits opposant indirectement l’Iran chiite à l’Arabie Saoudite sunnite.

Cette vision est simplificatrice et réductrice en plusieurs aspects. La participation d’acteurs proches dans les conflits yéménites et syriens ne doit pas conduire à ignorer la spécificité de chacun des conflits. Au Yémen, contrairement à la Syrie, l’unification du pays a été tardive et n’a pas permis de réduire les liens tribaux qui restent structurants.

 

Une exception géographique et politique dans la péninsule arabique ?

Le Yémen se situe dans la région de « l’Arabie heureuse », profitant doublement de sa position entre la Méditerranée et l’Asie du Sud. Le détroit de Bab-el-Mandeb lui confère une place de choix pour le commerce international, tandis que le reste des moussons asiatiques rend fertiles les zones montagneuses du Nord-Ouest. Ce phénomène climatique a façonné les paysages yéménites, dont certains sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. Il a permis la culture de café (pour lequel le port de Mokka est mondialement connu) et de « khat », une drogue douce dont la consommation constitue un rite social très répandu. Cependant, les ressources agricoles du Yémen ne réduisent pas sa dépendance au pétrole, qui est en moindre abondance que chez ses voisins et provoque des tensions frontalières. De nombreux Yéménites sont ainsi contraints à l’émigration économique vers les monarchies du Golfe et notamment l’Arabie Saoudite.

Le Yémen est également la seule république de la péninsule arabique. L’imamat chiite zaydite[8] (897-1962) a posé les premiers jalons de l’Etat en unissant les tribus du Nord Yémen. A rebours du relatif isolement zaydite, cantonné à la région montagneuse au Nord de Ta’izz, les côtes yéménites accueillent une population plus cosmopolite et principalement sunnite[9]. Ces littoraux étant stratégiques, les britanniques ont fait d’Aden leur relais en charbon au XIXème siècle. De ces deux réalités (au Nord et au Sud Yémen) naissent deux républiques dans les années 1970, avec un régime fort au Nord – mené par le Président Ali Abdallah Saleh – et une expérience socialiste au Sud. La fusion ou unification des deux républiques en 1990 a ensuite été régulièrement fragilisée par des guerres civiles (en 1993-1994, 2004 et 2009) qui virent s’opposer le régime de Saleh aux houthistes et aux sécessionnistes du Sud Yémen. Ces derniers déplorent la crise suivant l’unification et le fait qu’Aden ait perdu son statut de capitale économique et politique. Mais la structure de la République du Yémen semble surtout profondément dépendante des tribus. En effet, celles-ci se sont substituées à l’Etat central dans de nombreuses localités, développant les trafics d’armes et multipliant les prises d’otages. Les tribus ont été les grandes victorieuses des guerres civiles yéménites, mais aucune n’a atteint une envergure nationale, ce qui explique aujourd’hui en partie le «pat stratégique»[10] dans le conflit yéménite.

Ainsi, la géopolitique du Yémen permet de souligner la singularité de ce pays, qui est devenu le plus peuplé de la péninsule, avec vingt-sept millions d’habitants, et aussi le plus pauvre du monde arabe. Le Yémen semblait se démarquer de ses voisins, mais il concentre en fait les structures fragiles propres aux zones de tensions et de conflits au Moyen-Orient.

 

Une sanglante guerre de succession aux portes de l’Arabie Saoudite

Il semble que le facteur déterminant dans le conflit actuel soit justement le problème de la gouvernance du Yémen, cette « République des tribus »[11] qui a délaissé des localités désormais en proie à l’islamisme et au djihadisme, et qui inquiète son voisin saoudien par sa démographie atypique et son potentiel de déstabilisation.

Le régime fort, qui avait reposé pendant trente ans sur des équilibres tribaux et confessionnels fragiles, a été balayé par le « printemps yéménite ». Malgré l’hétérogénéité de l’opposition, Saleh dut laisser sa place en 2011. Son successeur Abd Rabo Mansour Hadi entreprit de rédiger une nouvelle constitution dès 2012 en défendant l’idée d’un Etat fédéral. C’est en réaction à ce projet, qui ne leur aurait laissé aucun accès à la mer, qu’en 2014 les houthistes[12] se sont soulevés, plongeant à nouveau le Yémen dans une guerre civile. Ces derniers demandaient plus d’autonomie et se présentaient comme le mouvement des déshérités. Les houthistes prirent la capitale Sanaa en septembre 2014, poussant progressivement le gouvernement de Hadi à l’exil.

A l’occasion de cette guerre civile, les liens tribaux se sont renforcés, mais aussi les clivages confessionnels, instrumentalisés surtout par l’Arabie Saoudite. En effet, le parti islamiste al-Islah[13] conforté dans sa structure quasi-tribale, s’est élevé contre le mouvement houthiste. Les groupes terroristes ont aussi profité des troubles au Yémen. D’abord toléré puis combattu par Saleh après l’attentat contre le destroyer américain « USS Cole » en 2000, le groupe Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) a progressivement pris le contrôle de la ville de Moukalla au Sud-Est du Yémen. L’assise territoriale du groupe terroriste l’a rendu plus vulnérable aux attaques de drones américains, mais il a pu revendiquer de nouveaux attentats, comme ceux de Charlie Hebdo et de l’Hyper-casher de janvier 2015 à Paris. Aujourd’hui, l’Etat islamique au Yémen, issu d’une scission d’AQPA, alimente le sectarisme en attaquant des quartiers chiites les jours de prières.

La guerre de succession après son départ du pouvoir en 2011 semble tragiquement confirmer l’adage formulé par Saleh : « gouverner le Yémen, c’est danser au-dessus d’un nid de vipères ». Les liens tribaux, sur lesquels Saleh avait initialement fondé son système clientéliste, semblent depuis 2011 entraîner l’Etat yéménite vers une faillite. Les risques que celle-ci représente pour l’Arabie Saoudite, alors qu’elle accueille de nombreux immigrés yéménites et qu’elle cherche à stabiliser sa frontière Sud[14], sont à l’origine de l’intervention de mars 2015. A travers l’histoire yéménite, il semble que la position stratégique du pays en ait fait une terre particulièrement sujette à l’ingérence étrangère.

 

Les précédents d’ingérence dans l’histoire yéménite.

A travers l’histoire, il semble que le Yémen ait été une véritable terre de « guerre par procuration ». Dès les années 1960, la guerre civile au Nord du Yémen a vu des adeptes du nassérisme[15], séduits par l’idéal panarabe, s’opposer à l’influence historique saoudienne. Pendant la guerre froide, l’expérience socialiste de la République du Sud Yémen en a fait un important relais pour les navires soviétiques. Lors de la Guerre du Golfe, le régime de Saleh a été sanctionné pour son soutien envers l’Irak de Saddam Hussein, l’Arabie Saoudite participant à l’exacerbation des tensions tribales dans les années 1990. Après l’attentat du USS Cole en 2000, le Yémen dut également établir une coopération militaire et de renseignement avec les Etats-Unis, devenant un maillon important dans la lutte contre les groupes djihadistes. A présent, c’est l’Arabie Saoudite qui déclare vouloir chasser toute forme d’influence de l’Iran au Yémen, dénonçant une tentative d’encerclement. Mais ces guerres par procuration n’ont que rarement occasionné une véritable intervention étrangère au Yémen.

Depuis 2015, l’intervention arabe sous leadership saoudien est une première dans l’histoire du Conseil de Coopération du Golfe (CCG)[16]. L’opération « Tempête décisive » (devenue « Restaurer l’Espoir » depuis avril 2015) a vu la constitution d’un corps expéditionnaire de cinq mille hommes[17], supervisé par le CCG, auquel les Etats-Unis fournissent du renseignement. En réaction aux nombreuses pertes civiles rapportées par l’ONG Human Rights Watch notamment, un embargo sur les armes a été voté par le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui défend désormais l’idée d’un cessez-le-feu. Dans le cadre d’hypothétiques futures négociations, la France aurait sûrement un rôle important à jouer, en réaction aux attentats djihadistes de janvier 2015 revendiqués depuis le Yémen, mais aussi parce qu’elle dispose de bases aux Emirats Arabes Unis et à Djibouti, et que l’entreprise Total est présente au Yémen.

Cependant, dans l’hypothèse d’un cessez-le-feu au Yémen, aucun acteur n’est encore capable de revendiquer une légitimité suffisante pour poursuivre la transition politique après Saleh. Le Yémen a été déstabilisé par la mal-gouvernance, qui a laissé les tribus se substituer à l’Etat lors de guerres civiles fratricides. Mais le Yémen a aussi été victime d’ingérence tout au long de son histoire, notamment en raison de sa position stratégique. Ainsi, il semble hasardeux de prévoir l’issue de ce conflit pour l’instant, même si l’Arabie Saoudite s’est imposée comme l’acteur extérieur déterminant – quoiqu’ambigu.

 

Bibliographie

BALENCIE, J. M. ; DE LA GRANGE, A. (2001) : Mondes Rebelles. Guérillas, milices, groupes terroristes. Paris : Michalon.

BURGAT, F. (2014) : De l’Arabie heureuse au Yémen en transition. Le Monde Diplomatique. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.monde-diplomatique.fr/2014/09/BURGAT/50816, consulté le 10.01.2017.

DE SAINT-PERIER, L. (2015) : Yémen : les yeux plus gros que le ventre des houthistes. Jeune Afrique. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.jeuneafrique.com/225375/politique/y-men-les-yeux-plus-gros-que-le-ventre-des-houthistes/, consulté le 10.01.2017.

HOLZINGER, F.; MALECOT, V.; PAPIN, D. (15.01.2015) : Yémen tiraillé entre guerres locales et djihad mondial. LeMonde.fr. Disponible en ligne : http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/infographie/2015/01/15/le-yemen-tiraille-entre-guerres-locales-et-djihad-mondial_4557111_3218.html, consulté le 09.01.2017.

IMBERT; L. (2015) : Attentats de Sanaa : quelles sont les forces qui s’affrontent au Yémen? LeMonde.fr. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/03/20/qui-affronte-qui-au-yemen_4598291_3218.html, consulté le 10.01.2017.

MUTIN, G.; DURAND-DASTES, F. (1995) : Afrique du Nord, Moyen-Orient, Monde Indien. Géographie Universelle. Paris : Belin-Reclus.

PARIS, G. (26.03.2015) : Le Yémen, terre de guerres par procuration, LeMonde.fr. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/03/26/le-yemen-terre-de-guerres-par-procuration_4602328_3218.html, consulté le 09.01.2017.

References[+]


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