Cet article propose un tour dâhorizon de la radicalisation violente qui croĂźt en Afrique subsaharienne et sahĂ©lienne, attisĂ©e par la dĂ©faillance des Ă©tats. Il offre Ă©galement des clefs de comprĂ©hension tant des modes et champs dâactions que des motivations rĂ©elles des groupes comme AQMI, Ansar Dine, Al Morabitoun, Boko Aram ou encore Shebabs, et avance diverses pistes dâactions Ă mener pour contribuer Ă juguler ce phĂ©nomĂšne de radicalisation.
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Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: Pierre Michel JOANA, « La radicalisation violente en Afrique sub-saharienne « , Institut Nationale des Hautes Etudes de Sécurité et de Justice, novembre 2017.
Ce texte, ainsi que dâautres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de l’INHESJ.
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La radicalisation violente en Afrique sub-saharienne
LâAfrique subsaharienne et sahĂ©lienne, qui est lâobjet de cet article, concerne essentiellement dâouest en est, la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Tchad, le Cameroun, la RĂ©publique centrafricaine et la Somalie. Il sâagit dâune bande gĂ©ographique oĂč la violence politique et militaire sâest manifestĂ©e frĂ©quemment depuis les indĂ©pendances. Cette histoire rĂ©cente a Ă©tĂ© marquĂ©e par de nombreux coups dâĂ©tat militaires, plusieurs guerres civiles ou incidents armĂ©s souvent liĂ©s Ă des compĂ©titions entre groupes ethniques, entre clans, entre des peuples nomades et des peuples sĂ©dentaires ou entre Ă©leveurs et cultivateurs. Lâirruption dans cette histoire mouvementĂ©e de la violence extrĂ©miste dâinspiration religieuse (musulmane et parfois chrĂ©tienne), accompagnĂ©e de modes dâaction terroristes, est relativement rĂ©cente, puisque ses manifestations les plus Ă©videntes remontent seulement au milieu de lâannĂ©e 2005[1].
AprÚs avoir présenté la situation de la radicalisation violente dans cette zone, nous essaierons de comprendre comment agissent les différents mouvements et quelles sont leurs motivations réelles.
Face Ă lâĂ©tendue des dĂ©gĂąts, nous envisagerons ensuite comment tenter de rĂ©gler le problĂšme, sachant que la solution sĂ©curitaire de lutte contre le terrorisme est certes nĂ©cessaire, mais trĂšs largement insuffisante.
Comment se présente la situation de la radicalisation violente en Afrique Subsaharienne ?
Cette zone gĂ©ographique qui sâĂ©tend du Banc dâArguin, en Mauritanie, Ă lâouest, jusquâau Puntland, en Afrique de lâEst, est parsemĂ©e par un certain nombre de foyers de violence extrĂ©miste qui se sont allumĂ©s :
– au Mali, au Nigeria et en Somalie, sur la base de lâislam radical, dâinspiration salafiste[2] et djihadiste[3] ;
– en Ouganda et en RĂ©publique centrafricaine sur la base de mouvements chrĂ©tiens ou musulmans non djihadistes, mais parfois tout aussi violents. Ils seront Ă©voquĂ©s dans cet article pour ne pas faire croire que la violence extrĂ©miste et la radicalisation sont le monopole de lâIslam.
Ă partir des foyers dâislam radical, salafiste et djihadiste, la violence extrĂ©miste a gagnĂ©, par contagion, au fil des annĂ©es, presque lâensemble des pays de cet « arc subsaharien ».
Ă lâOuest, au Mali, la prĂ©sence dâislamistes radicaux, venus dâAlgĂ©rie, depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000[4], initialement membres du Groupe salafiste pour la prĂ©dication et le combat[5] (GSPC), rebaptisĂ© Al QaĂŻda au Maghreb islamique (AQMI), a Ă©tĂ© renforcĂ©e, Ă partir de 2011, par les armes et les hommes issus de lâeffondrement du rĂ©gime du Colonel Kadhafi.
Bien que considĂ©rablement affaiblis par lâopĂ©ration française Serval, puis Barkhane, AQMI et les groupes associĂ©s (Ansar Dine[6] ), dissidents (MUJAO[7] et groupe de Moktar Belmokhtar[8] ), puis concurrents (Al Morabitoun[9] ) continuent dâĂȘtre actifs au Mali. Ils nâont pas renoncĂ© Ă agir en direction de la Mauritanie ou du Niger[10]. Ils ont trouvĂ© dans le Sud libyen, complĂštement hors de contrĂŽle des autoritĂ©s, une base sĂ»re pour se replier, sâentraĂźner et prĂ©parer de nouvelles actions[11].
Au centre, au Nigeria, les activitĂ©s de Boko Haram[12], dans les Ătats du nord-est du pays (Borno, Yobe, Adamawa, Gombe, Bauchi, Kaduna, Kano, Jigawa, Katsina) constituent, aprĂšs celles de Daesh[13], le phĂ©nomĂšne de radicalisation violente causant le plus grand nombre de morts au monde[14]. Il a dĂ©jĂ largement contaminĂ© le Cameroun, oĂč la secte utilise des bases arriĂšre pour conduire ses actions au Nigeria, et mĂšne dĂ©sormais directement des actions armĂ©es dans la rĂ©gion de lâExtrĂȘme-Nord camerounais, contre des objectifs camerounais. Il a Ă©galement atteint le Tchad, car câest par lĂ que transitent ses principales ressources en armes et en finances, alors que de nombreux sympathisants sây mettent Ă lâabri. Le Niger, trĂšs impactĂ© Ă©galement, est une terre dâinfluence des prĂ©dicateurs de Boko Haram, issus des mĂȘmes groupes ethniques[15]. Câest Ă©galement une terre de repli pour la centaine de milliers de rĂ©fugiĂ©s fuyant les exactions de la secte au Nigeria.
Ces rĂ©fugiĂ©s se trouvent dans la rĂ©gion de Diffa et Ă l’ouest du lac Tchad, une des plus pauvres dâAfrique. Des actions armĂ©es ont dĂ©jĂ opposĂ© des combattants de Boko Haram aux forces de sĂ©curitĂ© nigĂ©riennes.
Ă lâest, la Somalie, par le biais du mouvement des Shebabs[16], a contaminĂ© lâĂthiopie, Djibouti, le Kenya, et lâOuganda. Il est dâailleurs Ă noter que la participation des armĂ©es de ces pays Ă la force africaine de maintien de la paix en Somalie (AMISOM[17] ) contribue, avec lâexistence de fortes minoritĂ©s somalies dans ces mĂȘmes pays, Ă expliquer en partie cela. Le Kenya est de loin le plus atteint par cette contamination.
Occupant lâintervalle entre la zone dâinfluence de Boko Haram et celle des Shebabs, deux autres foyers de crise non djihadistes mais violents coexistent.
LâOuganda dâabord, qui est dĂ©jĂ la cible des Shebabs somaliens, a contaminĂ© la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo (RDC) par le biais, dâune part, des exactions de la LRA[18] « chrĂ©tienne » et, dâautre part, de celles de lâADF NALU[19] « musulmane ». Cette contamination a gagnĂ© la RĂ©publique centrafricaine (RCA) et le Sud Soudan, par le biais de la LRA, qui sây est dĂ©sormais Ă©tablie.
La RĂ©publique centrafricaine (RCA), ensuite, oĂč la crise politique en cours a contribuĂ© Ă la radicalisation violente, Ă la fois de la Seleka, majoritairement musulmane, mais que lâon ne peut qualifier de mouvement religieux, mĂȘme sâil risque naturellement de sĂ©duire dâautres radicaux, et des anti-Balaka, rĂ©putĂ©s animistes et chrĂ©tiens, et tout aussi violents. Ces doubles radicalisations ont des consĂ©quences sur le Tchad et le Cameroun voisins, en raison des mouvements dâarmes et de « combattants », et de lâafflux, dans ces pays, de milliers de personnes dĂ©placĂ©es.
Le fameux « arc de crise » est donc en place, de lâouest Ă lâest, sans dĂ©sormais la moindre discontinuitĂ©.
Ces divers mouvements agissent-ils dâune maniĂšre concertĂ©e ?
Sâagissant des mouvements islamistes radicaux, câest la question que nombre dâobservateurs se posent.
Des indices clairs de contacts entre Boko Haram et les Shebabs existent[20], de mĂȘme quâavec AQMI, le MUJAO ou Al Morabitoun. Il y a mĂȘme des preuves dâune coopĂ©ration opĂ©rationnelle entre Boko Haram (et probablement davantage Ansaru[21] ) et AQMI, dans le cadre dâincidents sâĂ©tant dĂ©roulĂ©s au Niger ou au Mali. Il nây a mĂȘme aucune raison dâĂ©carter la possibilitĂ© de contacts entre Boko Haram et certains membres de la SELEKA en RĂ©publique centrafricaine.
Le comportement rĂ©cent de Boko Haram dans sa « conquĂȘte territoriale » et sa dĂ©cision dâannoncer la crĂ©ation dâun califat sont Ă lâĂ©vidence inspirĂ©s de Daesh, et il est dâailleurs normal et peu surprenant que ces deux organisations aient des relations, en raison de la similitude de leurs doctrines et de leurs objectifs politiques.
De lĂ Ă en conclure quâune grande coalition salafiste, utilisant la terreur comme mode dâaction, aurait pour but de contrĂŽler lâAfrique au sud du Sahara, dans le cadre dâun vaste complot mondial dont lâautre branche serait en train de conquĂ©rir le Maghreb et le MoyenOrient, il y a une marge. Les quelques indices de contacts ou de collaboration ne permettent pas pour lâinstant dâarriver Ă cette conclusion, mĂȘme si la vigilance sâimpose.
Il faut cependant essayer de comprendre quelles sont les motivations politiques et religieuses de ces mouvements
Les manifestations de violence extrĂ©miste, en zone subsaharienne, sont liĂ©es Ă une conception rigoriste et dâinspiration rĂ©solument salafiste de lâorganisation des sociĂ©tĂ©s musulmanes. Le caractĂšre transnational de ce phĂ©nomĂšne est un facteur important et son fondement idĂ©ologique est prĂ©cis. Pour faire court, il sâagit de rejeter le systĂšme « imitant » les Occidentaux, selon une argumentation destinĂ©e aux populations qui pourrait se rĂ©sumer, quitte Ă risquer la caricature, de la maniĂšre suivante : « Depuis cinquante ans, vous avez essayĂ© dâimiter les Occidentaux. Sous leur direction, vous avez promu de soi-disant dĂ©mocraties. Le rĂ©sultat est que vous avez donnĂ© le pouvoir Ă des impies corrompus, qui vous ont exploitĂ©s et appauvris. En frĂ©quentant lâĂ©cole imaginĂ©e par les Occidentaux, vous avez cru progresser et vous enrichir alors quâelle ne vous a conduit quâau chĂŽmage et Ă la misĂšre. Vos filles sont devenues des dĂ©vergondĂ©es, voire des prostituĂ©es. Si vous suivez le chemin que nous vous indiquons, si vous respectez les prĂ©ceptes de lâislam des origines, si vous envoyez vos enfants Ă lâĂ©cole coranique, vous ne deviendrez peut-ĂȘtre pas plus riches, mais vous sauverez vos Ăąmes et vous irez au paradis ».
La diffusion de lâidĂ©ologie de ces mouvements sâest faite par le biais de prĂ©dications (dawa) menĂ©es depuis une trentaine dâannĂ©es dans le cadre de ce que lâon a appelĂ© le renouveau islamique[22]. Ces prĂ©dications, conduites par des imams gĂ©nĂ©ralement bien formĂ©s dans des universitĂ©s soudanaises, Ă©gyptiennes ou arabes, disposant de ressources financiĂšres relativement importantes leur permettant de construire des mosquĂ©es et des Ă©coles coraniques, ont portĂ© leurs fruits.
Des actions sociales au profit des populations, menĂ©es par lâintermĂ©diaire de nombreuses ONG, gĂ©nĂ©ralement financĂ©es par des dons provenant de pays arabes et de riches bailleurs des pays du Golfe, supplĂ©ent la dĂ©faillance des secteurs sociaux que les Ătats ne peuvent soutenir (Ă©ducation, santĂ©, humanitaire). La dĂ©mocratie, honnie par les plus radicaux, leur a pourtant permis de prospĂ©rer sous couvert de la libertĂ© dâexpression, et en utilisant des moyens modernes de propagande, comme des chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision islamiques, qui sont dĂ©sormais diffusĂ©es dans tous ces pays.
On assiste ainsi, dans toute la zone considĂ©rĂ©e, Ă un phĂ©nomĂšne de marginalisation croissante[23] des chefs traditionnels des diverses confrĂ©ries soufies de lâAfrique subsaharienne[24], ainsi que des responsables officiels des organisations islamiques, qui perdent peu Ă peu de leur influence sur les populations, et manquent de moyens financiers.
Le rĂ©sultat de cette Ă©volution est un contrĂŽle de plus en plus grand des populations par ces mouvements rigoristes, qui se constate tous les jours par lâĂ©volution des codes vestimentaires[25] ou une pratique de plus de plus ostentatoire de lâislam, et se traduit par exemple, par lâabandon de la frĂ©quentation de lâĂ©cole moderne au profit des Ă©coles coraniques.
Câest dans ce terreau quâĂ©voluent les plus extrĂ©mistes dont la dĂ©rive consiste Ă mettre en Ćuvre le djihad[26] violent, pour contraindre les peuples et les dirigeants locaux Ă un retour Ă lâIslam des origines, et donc Ă la stricte application de la charia, quitte Ă chasser ou Ă Ă©liminer les rĂ©ticents ou les dĂ©viants.
Pour preuve de la motivation politique et religieuse de ces mouvements, on peut noter que du 26 janvier 2013 au 7 dĂ©cembre 2014, prĂšs de 90 personnes se sont suicidĂ©es pour commettre des attentats au Mali (38), au Niger (8), probablement plus de 30 au Nigeria[27] et une dizaine en Somalie. MĂȘme si certaines Ă©taient probablement manipulĂ©es ou droguĂ©es, cela dĂ©montre pour le moins une certaine dĂ©termination des intĂ©ressĂ©s et une certaine capacitĂ© de contrĂŽle des individus de la part des manipulateurs. Un trafiquant ne se suicide pas, juste pour exercer des reprĂ©sailles contre ceux qui lâempĂȘchent de faire son trafic !
Pourtant, comme dans tous les mouvements insurrectionnels du monde, le business nâest jamais trop loin
De nombreux observateurs, voire des diplomates occidentaux, ont tendance à dire que finalement tous ces mouvements radicaux ont surtout pour but de permettre à quelques individus sans scrupule, voire à des psychopathes, de mener des trafics juteux ou de contrÎler de vastes zones géographiques pour en exploiter les peuples et les ressources.
Il est vrai que les groupes radicaux du Mali exploitent les trafics de stupĂ©fiants, de cigarettes et de migrants vers lâEurope, et retirent beaucoup dâargent de la capture dâotages europĂ©ens. Il est certain que Boko Haram pille les banques, les villes et les villages, capture des femmes pour en faire des esclaves sexuelles ou des bombes humaines, et des hommes pour en faire des combattants. Il est vrai Ă©galement que les milices Shebab de Somalie tirent une partie de leurs ressources de lâexploitation des trafics de bĂ©tail ou de charbon de bois vers la pĂ©ninsule arabique, et que de nombreux « businessmen » somaliens Ă©tablissent des fortunes en profitant de la situation du pays.
Il faut Ă©galement noter que pour parvenir Ă mener ces trafics, ou rĂ©aliser de telles affaires, il est toujours nĂ©cessaire de disposer Ă la fois de la complicitĂ© et/ou de la bienveillance de certains dirigeants locaux, avoir des contacts internationaux avec dâautres trafiquants, ayant eux-mĂȘmes des protections politico-mafieuses, et obtenir la participation dâune partie des populations au sein desquelles se dĂ©roulent ces trafics. Ă titre dâexemple, les trafics de drogue ou de cigarettes qui profitent aux groupes armĂ©s maliens nâauraient pas pu ĂȘtre possibles sans la complicitĂ© bienveillante et intĂ©ressĂ©e de hauts responsables maliens, et sans la participation des rĂ©seaux de production dans le monde et de ceux de distribution en Europe.
Nous sommes donc face Ă une problĂ©matique qui est multiple. La radicalisation violente en Afrique subsaharienne est dâabord une contestation violente dâun systĂšme de civilisation qui vise Ă faire rentrer dans une certaine modernitĂ© des peuples et des pays trĂšs majoritairement musulmans. Elle sert Ă©galement souvent de couverture Ă la conduite dâactivitĂ©s criminelles et mafieuses. La combinaison des deux contribue Ă la corruption de la gouvernance, Ă lâaccroissement de lâinsĂ©curitĂ© humaine, Ă lâisolement des groupes humains les plus vulnĂ©rables, au recul du systĂšme Ă©ducatif moderne et donc du niveau dâĂ©ducation des populations.
En rĂ©alitĂ©, le mal est bien plus Ă©tendu quâil nây paraĂźt, et la façon de le traiter nĂ©cessite une approche trĂšs Ă©laborĂ©e. Ce sont Ă la fois les facteurs idĂ©ologiques et religieux, les activitĂ©s criminelles, la mauvaise gouvernance complice, lâinsĂ©curitĂ© humaine des populations, et la contestation violente dâun systĂšme de civilisation quâil faut prendre en considĂ©ration. Pour y parvenir, il est impĂ©ratif que les Ătats et les peuples concernĂ©s soient dâaccord pour le faire.
Réduire la résolution de ce problÚme à la simple lutte globale contre le terrorisme et/ou à une guerre des drones, est une stratégie boiteuse et sans fin.
La stratĂ©gie militaire telle quâelle est conduite par les pays occidentaux est certes nĂ©cessaire lorsquâil sâagit de donner un coup dâarrĂȘt Ă la dĂ©gradation dâune situation quâaucun gouvernement local ne contrĂŽle plus, comme au Mali en fĂ©vrier 2013. Elle sâavĂšre Ă©galement utile lorsquâelle cible des objectifs dans la profondeur, inaccessibles aux moyens des Ătats concernĂ©s, comme actuellement aux confins nord du Niger et du Mali et bientĂŽt peut-ĂȘtre aux confins sud de la Libye.
Elle est en revanche inefficace contre les autres facteurs citĂ©s prĂ©cĂ©demment. Par consĂ©quent, engager une rĂ©ponse militaire, conduite en majoritĂ© par des forces Ă©trangĂšres, sans quâelle soit accompagnĂ©e et combinĂ©e dans le temps et dans lâespace avec dâautres types de rĂ©ponses, câest prendre le risque dâun enlisement, aggravĂ© par un retournement des opinions publiques locales, toujours promptes Ă faire porter Ă dâautres la responsabilitĂ© de leurs malheurs.
Il est donc Ă©galement nĂ©cessaire de contrer les objectifs politiques et religieux de cette radicalisation violente. Sâagissant de problĂšmes propres Ă la religion et aux sociĂ©tĂ©s musulmanes, ceci ne peut ĂȘtre fait que par les musulmans eux-mĂȘmes. Les objectifs des groupes islamiques radicaux sont clairs et avĂ©rĂ©s. La conviction de nombre de leurs chefs est totale, et il nây a pas, parmi ces individus, que des psychopathes corrompus, avides dâargent et de pouvoir. La capacitĂ© de persuasion des prĂ©dicateurs nâest pas non plus Ă nĂ©gliger. Il sâagit donc pour les pays concernĂ©s, et surtout pour leurs peuples, de reprendre le dessus dans une compĂ©tition dont lâenjeu est de mettre « les gens » de son cĂŽtĂ©.
Câest le domaine de la contre-radicalisation, dans lequel les bailleurs de fonds doivent mieux rĂ©flĂ©chir Ă la façon, souvent trop « intĂ©griste », avec laquelle ils appliquent le principe de laĂŻcitĂ©, et, sâils y parviennent, Ă la façon dont est utilisĂ© leur argent.
Il sâagit en effet dâappuyer le travail des responsables religieux qui seront impliquĂ©s dans cette dĂ©marche[28], en leur apportant le soutien dont ils ont besoin pour mieux former les imams par exemple, et pour reconquĂ©rir toute une frange de la population (jeunesse en particulier) trĂšs sensible aux prĂȘches extrĂ©mistes, surtout si ceux-ci sâaccompagnent dâactions sociales dispensĂ©es par des mosquĂ©es, financĂ©es par des bailleurs salafistes. Les Ătats concernĂ©s, Ă part la Mauritanie qui est une RĂ©publique islamique, appliquant la Charia, sont pour la plupart, en thĂ©orie, des Ătats « laĂŻcs ».
Pourtant, en rĂ©alitĂ©, la place de la religion y est primordiale, et aucune politique ne peut ĂȘtre menĂ©e sans en tenir compte.
La RĂ©publique islamique de Mauritanie met en Ćuvre depuis plusieurs annĂ©es un processus politique dâinsertion de la communautĂ© musulmane dans la modernitĂ© globale contemporaine, allant de la fermetĂ© jusquâau dialogue avec les islamistes radicaux[29]. Le systĂšme judiciaire applique Ă la fois la charia et un code pĂ©nal inspirĂ© du code français. Force est de reconnaĂźtre que ce pays nâa plus connu dâattaque terroriste depuis le mois dâaoĂ»t 2008.
Au Mali, rĂ©publique laĂŻque, le Haut conseil islamique et son prĂ©sident Mahmoud Dicko, qui est wahhabite, sont parvenus Ă faire suspendre la loi sur le Code de la famille, et ont jouĂ© un rĂŽle important dans les nĂ©gociations avec les groupes salafistes du Nord avant lâintervention française, ainsi que dans lâĂ©lection du prĂ©sident actuel, Ibrahim Boubakar Keita. Au Niger, bien que la sĂ©paration de lâĂtat et de la religion soit inscrite dans la constitution, toute manifestation officielle dĂ©bute par la rĂ©citation de la Fatiha. La charia est intĂ©gralement et officiellement en vigueur dans neuf Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s du Nigeria. Dans trois autres Ătats, elle est partiellement appliquĂ©e. La Somalie est une RĂ©publique fĂ©dĂ©rale oĂč lâislam est la religion de lâĂtat : « Aucune religion autre que lâislam ne peut ĂȘtre propagĂ©e sur le territoire. Aucune loi ne peut sâopposer aux grands principes et contenus de la Charia » (Constitution de 2012).
Dans de telles conditions, il est bien Ă©vident que le gros du travail, vis-Ă -vis de la religion et de sa place dans la vie de la sociĂ©tĂ©, est Ă faire par les Ătats eux-mĂȘmes. Câest Ă eux de dĂ©finir le rĂŽle des religieux, celui des associations religieuses, et de traiter les radicaux violents. Les quelques programmes en cours, financĂ©s et pilotĂ©s plutĂŽt maladroitement par des bailleurs extĂ©rieurs occidentaux, et souvent avec plus dâefficacitĂ© par des pays musulmans modĂ©rĂ©s (Maroc par exemple), sont insuffisants, eu Ă©gard Ă lâampleur de la tĂąche.
La troisiĂšme sĂ©rie dâactions Ă mener, consiste Ă amĂ©liorer, et peut-ĂȘtre Ă modifier, la façon dont est exercĂ©e la gouvernance globale de ces Ătats concernĂ©s, dans une zone oĂč le dĂ©calage entre les lois, souvent inspirĂ©es de celles des anciennes puissances coloniales, et la pratique communĂ©ment admise, est considĂ©rable. Comment lutter efficacement contre les trafics et le blanchiment, dans des pays oĂč lâĂ©conomie informelle reprĂ©sente la majoritĂ© de lâactivitĂ© Ă©conomique ?
Comment lutter contre la corruption, alors quâen rĂ©alitĂ© elle est devenue une pratique courante pour le citoyen qui veut obtenir un rĂ©sultat, ou qui veut simplement faire reconnaĂźtre ses droits par la justice ?
Comment Ă©viter lâĂ©vaporation, connue de tous, des ressources Ă la disposition des Ătats, y compris celles provenant de lâaide internationale, et qui entraĂźne une grande dĂ©sespĂ©rance des « gens » ?
Comment restructurer les forces de sĂ©curitĂ© pour quâelles se mettent au service de la population, alors quâelles sont en gĂ©nĂ©ral considĂ©rĂ©es comme « le bras armĂ© des gouverneurs » ?
Ces enjeux sont en effet primordiaux, car, de leur cĂŽtĂ©, les groupes radicaux tentent dâimposer leur contrĂŽle sur les populations par la contrainte, certes, mais aussi par la persuasion[30] et parfois par la redistribution. Lâabsence des institutions Ă©tatiques, ou les dysfonctionnements, leur rend le travail plutĂŽt facile.
La contrainte est en gĂ©nĂ©ral la seule chose que les Occidentaux retiennent. Elle est rĂ©elle et difficilement supportable. Les rĂšgles de vie imposĂ©es par une observation trĂšs rigoureuse de la charia, revisitĂ©e par les salafistes, sont privatives de libertĂ©, et trĂšs dures quant Ă lâexĂ©cution des jugements. Mais si ces contraintes sont accompagnĂ©es dâune relative redistribution[31], qui permet aux gens de vivre Ă peu prĂšs, la vie ne sâavĂšre pas plus insupportable que sous des rĂ©gimes corrompus et dans des situations de guerre civile :
– cela a dĂ©jĂ Ă©tĂ© constatĂ© dans des rĂ©gions contrĂŽlĂ©es par les Shebabs, en Somalie ;
– on avait assistĂ© Ă des retours de population vers Tombouctou, occupĂ©e par les djihadistes, avant lâopĂ©ration Serval ;
– les populations de Maiduguri, au Nord-Est du NigĂ©ria, interrogĂ©es, disent clairement quâentre la vie que leur mĂšnent les forces de sĂ©curitĂ© nigĂ©rianes et Boko Haram, elles sâarrangent mieux avec Boko Haram.
Il faut alors comparer la vie imposĂ©e aux populations non pas Ă celle que nous menons en Occident, mais Ă la vie quâelles menaient avant, souvent faite de misĂšre, dâinjustice, dâabsence de lâĂtat et de manque de perspectives.
Ainsi par la contrainte, mais aussi par la persuasion, des populations plutĂŽt dociles, sont sorties peu Ă peu des influences de leur propre Ătat, considĂ©rĂ© comme « haram ». Plus les fonctions de lâĂtat sont absentes, plus la tĂąche est facile, et câest la raison pour laquelle il nâest mĂȘme pas nĂ©cessaire, initialement, pour les radicaux, dâoccuper militairement le pays. Il y a donc tout un nouveau systĂšme de gouvernance Ă imaginer dans ces pays. Cinquante ans dâindĂ©pendance ont dĂ©montrĂ© que la gouvernance « Ă lâoccidentale » fonctionnait mal. Câest aux Africains dâen imaginer une qui fonctionne, entre dictature prĂ©datrice et dĂ©mocratie qui tourne Ă lâanarchie et Ă la guerre civile, dans une vie rythmĂ©e par des interventions extĂ©rieures, militaires et humanitaires.
La quatriĂšme sĂ©rie dâactions Ă mener, de loin la plus importante, concerne le domaine de lâĂ©ducation. Il ne sâagit pas de mener un combat entre lâĂ©ducation dispensĂ©e dans les Ă©coles coraniques et les Ă©coles dĂ©livrant une Ă©ducation « moderne » « Ă©lĂ©mentaire » ou « fondamentale ». Il sâagit dâĆuvrer pour faire bĂ©nĂ©ficier le maximum de la jeunesse en Ăąge dâĂȘtre scolarisĂ©e dâun systĂšme Ă©ducatif qui ne se limite pas Ă lâenseignement du Coran, nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© musulmane, mais insuffisant pour intĂ©grer un semblant de modernitĂ©. LĂ aussi, les Ătats doivent imaginer un systĂšme qui combine le rĂŽle Ă©conomique de lâinstitution scolaire (fournir un emploi) avec son rĂŽle social (Ă©duquer et insĂ©rer) et culturel, tout en veillant Ă ce que les Ă©coles coraniques ne se transforment pas en centre de propagande radicale.
Cela touche deux catĂ©gories dâenfants :
– la premiĂšre catĂ©gorie est celle des enfants, encore trop nombreux, qui ne sont pas scolarisĂ©s. Les pays du Sahel qui sont lâobjet de cet article ont un taux dâalphabĂ©tisation qui va de 29 % pour le Niger Ă 71 % pour le Cameroun[32], alors que les populations comprises entre lâĂąge de 5 et 14 ans, câest-Ă -dire celles en Ăąge scolaire reprĂ©sentent 15 % de la population. Ce sont elles qui constituent la cible principale de la propagande. Il est donc nĂ©cessaire de rattraper ce retard dans une zone oĂč le taux de frĂ©quentation de lâĂ©cole Ă©lĂ©mentaire se situe entre 35 % et 85 % selon les pays, et oĂč le taux dâachĂšvement de cet enseignement se situe entre 40 % et 60 % ;
– la seconde catĂ©gorie est celle des enfants qui ne frĂ©quentent que lâĂ©cole coranique, ou qui ont quittĂ© lâenseignement moderne pour rejoindre les medersas[33]. Ils cessent, par ce biais, dâĂȘtre Ă la charge de leur famille, car ces derniĂšres nâont pas les moyens de les nourrir et optent de les confier aux medersas, oĂč leurs maĂźtres sont censĂ©s le faire, quitte Ă les envoyer mendier dans les rues. De plus en plus, ces Ă©coles bĂ©nĂ©ficient maintenant de financements par le biais dâONG Ă orientation salafiste. Câest aux Ătats de contrĂŽler et de complĂ©ter cette Ă©ducation ;
– finalement, le problĂšme de lâĂ©ducation est surtout une question dâargent. Si les Ătats avaient la possibilitĂ© de nourrir les enfants en Ăąge dâĂȘtre scolarisĂ©s, de rendre les cours rĂ©ellement gratuits, en payant des instituteurs et des professeurs rĂ©ellement formĂ©s[34], puis dâoffrir des emplois aux jeunes sortant du systĂšme scolaire, la bataille serait gagnĂ©e. Or, pour lâinstant, en prenant lâexemple du Niger, alors quâil faudrait disposer de 250 ⏠par enfant et par an pour assurer lâalimentation journaliĂšre des Ă©coliers[35], Boko Haram offre une prime de 500 ⏠pour lâengagement de jeunes chĂŽmeurs[36].
Câest donc une reconquĂȘte globale contre la radicalisation violente que les Ătats subsahariens ont Ă mener. Nous avons essayĂ© de dĂ©montrer quâelle concerne de nombreux sujets complexes. Les deux questions qui se posent sont dĂ©sormais : Quelle stratĂ©gie mettre en Ćuvre pour y parvenir ? Et par qui ?
Il faut auparavant que pays concernĂ©s et bailleurs soient convaincus de la lĂ©gitimitĂ© de ce combat, identifient les objectifs communs et admettent les objectifs particuliers des uns et des autres, que sont la sauvegarde des Ătats subsahariens et la protection des Ătats europĂ©ens. Lâapproche sĂ©curitaire est dĂ©sormais indispensable, car les rapports de force sont localement dĂ©favorables aux dĂ©fenseurs de la libertĂ©.
Elle ne peut pourtant pas se limiter Ă la guerre globale contre le terrorisme, appliquant un concept de zĂ©ro mort occidental, grĂące Ă une guerre technologique Ă distance. Elle exige également lâengagement des forces de sĂ©curitĂ© locales selon dâautres modes dâaction que ceux gĂ©nĂ©ralement mis en Ćuvre, et probablement plus de dĂ©termination de leur part.
Elle nĂ©cessite une manĆuvre combinĂ©e et simultanĂ©e, entre la restauration de la sĂ©curitĂ© et la restauration du dĂ©veloppement et non un enchaĂźnement, fort improbable, des deux dĂ©marches[37]. Cela demande lâĂ©laboration dâune vĂ©ritable stratĂ©gie de reconquĂȘte pacifique des « gens », qui passe par une nouvelle gouvernance, la plus honnĂȘte possible, une justice qui tienne rĂ©ellement compte de la sociologie de ces pays, quitte Ă modifier les lois, une reconnaissance du fait religieux par les Ătats, et un effort considĂ©rable au profit de lâĂ©ducation.
Cela demande Ă©galement, au sein des Ătats concernĂ©s, un effort de rĂ©conciliation, qui passe par la dĂ©radicalisation et probablement lâimplication des Ă©lĂ©ments les moins radicaux au profit dâune nouvelle donne.
Quel rÎle peuvent jouer les partenaires extérieurs dans cette lutte contre la radicalisation violente ?
Une remise en question de la façon dont est conçue, puis conduite, la coopĂ©ration, est peutĂȘtre nĂ©cessaire. La tendance actuelle, malgrĂ© les Ă©lĂ©ments de langage trĂšs lissĂ©s, continue Ă vouloir dicter ce qui doit ĂȘtre fait, au double prĂ©texte quâil y aurait un modĂšle universel de valeurs, dont la dĂ©mocratie occidentale, et que nous finançons la plus grande partie des actions Ă conduire. Il est dâailleurs surprenant que le critĂšre gĂ©nĂ©ralement utilisĂ© pour Ă©valuer lâimportance de lâaide soit celui du nombre de milliards dĂ©pensĂ©s. LâefficacitĂ© de lâaide est rarement Ă©valuĂ©e objectivement, et son inefficacitĂ© est souvent mise au compte de celui qui la reçoit.
Du cĂŽtĂ© des pays bĂ©nĂ©ficiaires, la thĂ©orie selon laquelle « la main qui reçoit est toujours en dessous de celle qui donne » devrait ĂȘtre abandonnĂ©e. En raison de la complexitĂ© culturelle des problĂšmes Ă rĂ©gler pour contrer la violence extrĂ©miste (nouvelle gouvernance honnĂȘte et adaptĂ©e aux sociĂ©tĂ©s â prise en compte du fait religieux â effort prioritaire sur lâĂ©ducation des « gens »), ce sont les Ătats concernĂ©s qui doivent dĂ©terminer oĂč les efforts sont Ă faire (sur les plans thĂ©matique, gĂ©ographique et humain). Comme les ressources disponibles localement, ou mises Ă disposition par les bailleurs, sont limitĂ©es, il y a bien sĂ»r des choix Ă faire, selon les prioritĂ©s, et probablement des choses Ă ne pas faire ou Ă refuser, car elles ne sont pas prioritaires. Ce nâest pas toujours le cas.
Ces Ătats doivent aussi Ă©tablir de vĂ©ritables « plans de campagne » pour Ă©tablir le dosage le plus efficace des diffĂ©rentes actions Ă conduire en fonction des situations locales pour gagner la confiance des « gens ».
Tout cela sera long et difficile, et demandera beaucoup dâefforts, dâhumilitĂ© et de remise en question de la part des responsables africains et des partenaires internationaux. Dâici lĂ , la radicalisation violente en Afrique subsaharienne aura fait dâautres milliers de morts.
References
Par : Pierre-Michel JOANA
Source : INHESJ
Mots-clefs : Afrique, INHESJ, motivations politiques, motivations religieuses, Radicalisation, sub-sahara, Terrorisme