Culture du cannabis en France : de l’artisanat à la production industrielle

Mis en ligne le 15 Nov 2018

Cet article décrit la mutation à l’œuvre au sein du marché du cannabis en France. En faisant fond sur une connaissance fine de ce marché, les auteurs soulignent les profondes transformations en cours, qu’elles concernent la production comme le profil des « cannabiculteurs ». Ces transformations exacerbent la concurrence et aiguillonnent les tensions et violences.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Caroline Masson, Michel Gandilhon, « Culture du cannabis en France : de l’artisanat à la production industrielle », Cahiers de la sécurité et de la Justice n°43, octobre 2018.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’INHESJ :


Depuis une dizaine d’années, le marché du cannabis en France connaît une importante mutation avec le développement des usages d’herbe, favorisé par des représentations des consommateurs tendant à valoriser notamment un produit jugé plus « naturel » que la résine [Obradovic, 2017]. Si celle-ci, importée du Maroc via l’Espagne, domine encore globalement le marché, l’offre d’herbe, portée à la fois par des importations [1] et l’essor d’une production hexagonale, semble d’ores et déjà dépasser celle de résine dans certaines régions. Ainsi, le démantèlement de plantations dont les tailles peuvent désormais atteindre un niveau industriel (cannabis factories) atteste de la présence de nouvelles formes de production locale, en phase avec les évolutions observées dans le reste de l’Europe. La consommation grandissante d’herbe de cannabis introduit donc des changements majeurs, impliquant de nouveaux acteurs attirés par un marché en expansion. Cette situation engendre une concurrence accrue se manifestant par une utilisation de méthodes de vente proactives et une intensification des phénomènes de violences pour le contrôle d’un marché criminel qui reste le premier en France en termes de chiffres d’affaires [2].

Un marché du cannabis en pleine mutation

Le produit « herbe » de plus en plus présent en France

Le marché du cannabis en France est traditionnellement structuré autour de la résine importée de la région du Rif, au Maroc, l’herbe n’occupant qu’une place subalterne [3]. Tout au long des années 2000, en effet, les saisies de résine représentaient plus de 90 % du total des saisies de cannabis. Depuis le début des années 2010 cependant les saisies d’herbe ont augmenté considérablement pour atteindre le record de plus d’une vingtaine de tonnes en 2017 [OCRTIS, 2018]. Entre 2010 et 2017, le volume d’herbe saisi par les services de l’application de la loi (police, douanes, gendarmerie) a été multiplié quasiment par cinq. On remarque également un changement sensible dans la structure des saisies, l’herbe représentant désormais, en 2017, près du quart des volumes saisis de cannabis (Figure 1) contre environ 10 % au début des années 2000 [4].

Source : OCRTIS    Figure 1. Répartition des volumes saisis de cannabis par produit (2000-2017)

Ces tendances sont confirmées par le dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), en charge depuis 1999 de l’identification des phénomènes émergents en matière d’usages de drogues en France. Ainsi, certains des huit sites (Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Paris, Rennes, Toulouse) que compte le réseau font état d’un basculement de leur marché local du cannabis vers une prépondérance grandissante de l’herbe. Le phénomène est constaté depuis plusieurs années dans les métropoles bordelaise et lilloise [Lazès-Charmetant, 2017 ; Lose, 2017] et affecte d’année en année de nouveaux sites, comme Toulouse en 2016 [Sudérie, 2017]. En outre, les observations réalisées à Marseille, où l’offre criminelle de résine est omniprésente et structurée, et à Metz montrent que la demande de l’herbe sur le marché ne cesse d’augmenter, l’offre ne parvenant que difficilement à satisfaire la demande [Zurbach, 2017 ; Bailly et al., 2017].

Une production hexagonale qui se développe

L’herbe saisie en France provient d’abord de l’étranger, notamment des Pays-Bas, de la Belgique et d’Espagne. Cette dernière occupe d’ailleurs une place de plus en plus grande dans l’approvisionnement du marché français. En 2016, en effet, 48 % de l’herbe saisie en France en provenait. Ainsi, l’herbe « espagnole » saisie en France est passée de 10 kg en 2006 à 6,3 tonnes en 2016, soit une multiplication des volumes saisis de plus de 650 fois en dix ans. Ce changement spectaculaire pourrait être à imputer, au moins en partie, aux évolutions du statut légal du cannabis en Catalogne. Il semblerait en effet qu’une partie de la production des Cannabis social clubs [5], désormais autorisés, est destinée à approvisionner un marché noir visant notamment un marché français qui peine à satisfaire la demande interne. Il est possible également que les acteurs du trafic de résine se soient réinvestis dans la culture de cannabis.

Cependant, ce constat d’un recours croissant aux importations ne doit pas occulter la progression de la culture du cannabis sur le territoire français.

L’herbe produite localement y semble plus disponible qu’avant, ainsi que le montrent les données portant sur les saisies de plants de cannabis. Ces dernières ont considérablement augmenté depuis le début des années 2010 et dépassent régulièrement la barre des 100 000 pieds, contre 50 000 en moyenne dans les années 2005 (Figure 2).

Source : OCRTIS Figure 2. Évolution du nombre de plants de cannabis saisis (2004-2017)

Cette explosion des saisies de pieds peut être mise en corrélation avec l’estimation du nombre de cannabiculteurs réalisée à partir des données 2010 du Baromètre santé de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la Santé (INPES). Si elles ne permettent pas d’apprécier la croissance de leur nombre sur la dernière décennie, le nombre estimé de personnes ayant recours dans l’année, en partie ou exclusivement, à la cannabiculture est non négligeable puisqu’il atteindrait environ 212 800 personnes [6] [Beck et al., 2014].

Des profils de cannabiculteurs de plus en plus diversifiés

S’il semble que le profil majoritaire du cannabiculteur français demeure dominé par des personnes cultivant pour subvenir à leur consommation ou à celle de leur entourage [7], les démantèlements récents de grosses plantations, majoritairement indoor, laissent supposer un investissement croissant de groupes professionnalisés dans la culture de cannabis. Ainsi, des saisies de plantations de plusieurs milliers de pieds de cannabis sont apparues en France ces dernières années. Peu nombreuses – en 2016 les plantations de plus de mille pieds démantelées par la police représentent seulement 0,27 % du nombre de plantations saisies –, elles sont néanmoins à l’origine d’environ un quart du nombre de plants saisis en France par la police en 2016 (25,4 %) [OCRTIS, 2017b]. Les saisies de telles plantations s’accompagnent en outre d’importantes confiscations de matériel témoignant d’un investissement financier important, pouvant s’élever à environ 100 000 € pour les plus grandes plantations (plusieurs milliers de pieds [8]). Cependant, l’investissement initial est rapidement amorti : pour une plantation de 1 000 pieds, par exemple, susceptible de produire chaque année plus de 120 kg d’herbe, le chiffre d’affaires à l’année pourrait atteindre 360 000 € sur le marché de gros et 1 080 000 € sur le marché de détail [9].

Les plantations peuvent se trouver dans des propriétés privées, locaux commerciaux loués avec l’aide d’un prête-nom, voire dans des entrepôts industriels abandonnés. Les plantations peuvent aussi être disséminées dans plusieurs lieux distincts afin de modérer les pertes en cas de détection. Le financement des opérations peut être avancé par une personne (ce qui induit un investissement antérieur dans le crime organisé), et le ou les lieux de plantation repéré (s) grâce à des agents immobiliers corrompus. Des jardiniers sont engagés pour s’occuper des plantes, et il est possible de trouver, pour des cultures de grande échelle, un expert (étudiant en biologie ou consultant étranger vendant son savoir-faire) intervenant pour des conseils techniques, et un électricien spécialisé dans le vol d’électricité [Gandilhon et al., 2016].

Une reconversion des trafiquants de résine ?

Dans le cadre d’un marché du cannabis en proie à de nombreux changements, les réseaux impliqués dans le trafic de résine, confrontés à une demande en baisse, cherchent à s’adapter. Ainsi, depuis quelques années, l’OCRTIS note un investissement des organisations criminelles marocaines dans des structures de production européennes aux Pays-Bas. L’Espagne n’est pas épargnée puisqu’il semble que l’épicentre du marché de gros du cannabis se soit déplacé du sud de l’Espagne, lieu de prédilection des grossistes de résine marocaine, à la Catalogne devenu le centre de la production de masse d’herbe de cannabis dans la péninsule ibérique [OCRTIS, 2015]. En France, un certain nombre de sites du dispositif TREND font état d’une diversification très importante de l’offre dite de « cités » en matière de cannabis au profit de variétés hybrides de cannabis. Si l’herbe proposée est souvent importée directement d’Espagne et des Pays-Bas, un certain nombre d’affaires montre que les points de vente peuvent travailler directement avec des unités de productions locales situées soit directement au cœur des zones de trafics soit dans les zones rurales environnantes comme l’a montré une récente affaire jugée à Nîmes [10].

Une implication active de groupes criminels implantés aux Pays-Bas

Les Pays-Bas ont joué un rôle moteur dans le développement de la production intensive de cannabis en Europe à partir des années 1970-1980. À la fin des années 1970, la Skunk#1, variété hybride de cannabis, arrive des États-Unis jusqu’à Amsterdam et permet de produire en intérieur du fait de sa petite taille et d’une courte période de floraison. En 1985, le premier magasin d’équipement pour la culture indoor ouvre aux Pays-Bas. La production domestique se développe, favorisée par la dépénalisation de l’usage de cannabis en 1976 et le développement du phénomène des coffee shops, et atteint jusqu’à 80 % de la demande du pays à la fin des années 1990 [EMCDDA, 2012]. La répression néerlandaise à l’égard des unités de production se renforce à partir de 1999, en ciblant d’abord les petits cannabiculteurs [11], puis à partir de 2006 avec la création de cannabis task forces, cette fois-ci en direction de la production de cannabis de grande ampleur, dans une volonté de limiter le tourisme cannabique. Un des effets de cette politique a été de diffuser la production locale.

En raison de ce contexte, des groupes néerlandais apparaissent largement spécialisés dans la production d’herbe de cannabis en intérieur, et se sont professionnalisés sur ce secteur assez tôt en comparaison d’autres groupes criminels. La position prépondérante de ces groupes s’est accentuée encore par le fait que les ressources nécessaires à la production sont détenues pour une bonne part aux Pays-Bas : aujourd’hui, ce pays est le premier producteur de graines de cannabis au monde [EMCDDA, Europol, 2016], et reste une source importante de matériel et de savoir-faire techniques [Europol, 2017]. Des groupes criminels néerlandais sont présents dans des productions de cannabis dans d’autres pays, parfois pour un nombre important de plantations [12]. On retrouve ainsi des cultures industrielles indoor mises en place et gérées par des groupes criminels néerlandais, ou encore d’anciens producteurs néerlandais se réorientant en tant que « consultant » dans la mise en place de nouvelles plantations. Ils valorisent alors leur expertise technique et peuvent fournir de l’équipement aux groupes criminels souhaitant démarrer une production. En France, plusieurs saisies de plantations impliquant des Néerlandais ont eu lieu. Ainsi en 2015, 600 plants de cannabis ont été saisis dans une ferme tenue par un Néerlandais, pour laquelle le matériel nécessaire avait été installé par des donneurs d’ordres appartenant au crime organisé implanté aux Pays-Bas. Les produits, après un passage par les Pays-Bas, étaient destinés à être vendus au Royaume-Uni [13]. Les Pays-Bas restent donc une plateforme importante dans la distribution de l’herbe en Europe, qu’elle soit ou non produite à l’intérieur de ce territoire.

Un engagement récent de groupes criminels d’origine vietnamienne

En France, l’implication de groupes criminels dits « vietnamiens » dans la culture de cannabis a été repérée pour la première fois en 2011 : près de 700 plants avaient alors été découverts dans un entrepôt de La Courneuve [Weinberger, 2011]. Depuis, quelques affaires du même type ont défrayé la chronique, mais il semble que, pour le moment, au vu des données policières, le phénomène soit resté relativement limité et n’ait pas pris l’ampleur qu’il connaît, par exemple, en Angleterre. Il n’en demeure pas moins qu’il mérite que l’on s’y attarde quelque peu. En effet, le caractère récent du phénomène en France ne doit pas occulter le fait que des groupes similaires se sont antérieurement illustrés dans la culture de cannabis à l’étranger. Ainsi, des réseaux criminels vietnamiens impliqués dans la culture de cannabis ont d’abord été représentés au Canada, et plus particulièrement en Colombie-Britannique [Plecas, et al., 2005], autour de la métropole de Vancouver [14], au tournant des années 2000. Une étude concernant les saisies de plantations de cannabis dans cette province du Canada entre 1997 et 2003 indique que, si en 1997 seuls 2 % des interpellés dans les affaires de culture de cannabis étaient d’origine vietnamienne, ils étaient 21 % deux ans plus tard et presque 40 % en 2002. Les interpellés d’origine vietnamienne étaient aussi plus fréquemment impliqués dans des plantations plus grandes, ce qui semble indiquer un intérêt exclusivement commercial pour la culture. Ils avaient moins souvent un casier judiciaire que les autres interpellés pour culture de cannabis, mais, lorsqu’ils avaient déjà eu une condamnation, elle était plus souvent liée à la culture de cannabis que pour les autres interpellés [Plecas et al., 2005]. Depuis, selon la police de Montréal, il semble que des plantations se soient implantées dans l’Ontario et au Québec. Ainsi, selon une estimation du Service de police de la ville de Montréal, il y aurait « au moins 500 plantations intérieures de cannabis à grande échelle contrôlées par les groupes criminels de souche asiatique […] [15]».

Si des groupes de même origine et avec des modes opératoires similaires ont ensuite été décrits ailleurs en Europe [16], il serait mal fondé de penser qu’il s’agit d’un groupe unifié et très puissant, décidant stratégiquement d’investir tel ou tel marché [17]. Dans la plupart des cas, il s’agit de réseaux relativement restreints, fondés sur des liens familiaux [Silverstone, Savage, 2010] et/ou de lieux de naissance [Schoenmakers et al., 2013], et reposant d’abord sur des personnes installées depuis un certain temps dans le pays d’accueil.

L’investissement de groupes d’origine vietnamienne dans la culture de cannabis a également été remarqué au Royaume-Uni, avec une concentration particulièrement importante autour de Londres, où, au milieu des années 2000, entre les deux tiers et les trois quarts des unités de production démantelées relevaient de ces milieux [Daly, 2007]. Depuis, il semble que ces groupes occupent un rôle moins important dans la culture au Royaume-Uni, étant moins souvent gestionnaires de sites et plus souvent qu’avant employés en tant que « jardiniers » par des groupes d’origine anglaise [National Police Chiefs’Council, 2014].

Les acteurs d’origine vietnamienne impliqués dans la culture de cannabis ont principalement deux profils. Certains, ayant quelques moyens financiers et des contacts avec des criminels non vietnamiens pouvant écouler le produit [18], jouent le rôle d’investisseurs en louant les maisons, fournissant le matériel et supervisant les ventes. Les fermiers, quant à eux, travaillent dans les plantations et peuvent habiter sur le lieu même de production. Au Royaume-Uni, il s’agit majoritairement de deux générations d’immigration différentes [Silverstone, Savage, 2010] : les premiers y résident depuis plus longtemps et sont en situation régulière, tandis que les seconds sont plutôt venus clandestinement dans le cadre d’un trafic de migrants [19], voire d’êtres humains. Les seconds seraient largement originaires du nord du Vietnam et le travail dans les plantations leur permettrait de finir de payer le voyage jusqu’au Royaume-Uni. À ce titre, il semblerait que les rapports de pouvoir à l’intérieur des cultures de cannabis soient dépendants des flux d’immigration illégale [20]. En France, où le phénomène émerge, il est avéré que des clandestins vietnamiens ont été utilisés dans des plantations industrielles, et ceci afin de finir de payer leur voyage. Ainsi, outre La Courneuve, évoquée plus haut, l’affaire de la plantation de 2 000 pieds démantelée en décembre 2012 à Saverne (Bas-Rhin [21]) a montré l’intrication des phénomènes agrégeant production de drogues illicites et trafic d’êtres humains. Une autre caractéristique des réseaux dits « vietnamiens », et ce peu importe le pays [22], tient dans le recours aux plantations en réseau, réparties dans différents lieux, afin d’éviter les trop grosses concentrations et ainsi minimiser les coûts en cas de détection. Pareillement, un réseau démantelé en 2016 près d’Evry installait habituellement une culture à un endroit pendant quelques mois avant de déménager ailleurs [23]. La discrétion, enjeu de la réussite de ces réseaux sur ce marché, semble être facilitée par l’attachement aux liens familiaux, souvent privilégiés au sein de l’entreprise pour éviter que les informations ne fuitent [Bouchard, Nguyen, 2011 ; Silverstone, Savage, 2010]. Un important esprit entrepreneurial explique également cet engagement dans la culture de cannabis, l’illégalité de l’activité ne semblant être qu’une simple conséquence pour un moyen comme un autre de gagner sa vie [Bouchard, Nguyen, 2011 ; Schoenmakers et al., 2013]. L’esprit entrepreneurial se manifeste également par les nombreux petits commerces tenus par des personnes d’origine vietnamienne (bars à ongles, restaurants), lesquels sont utilisés notamment à des fins de blanchissement d’argent. Des circuits de rapatriement de l’argent vers le Vietnam sont repérés pour le cas du Royaume-Uni [Silverstone, Savage, 2010], soit par le biais de banques peu regardantes sur la provenance des fonds, soit par des systèmes de versements entre petites entreprises au Royaume-Uni et petites entreprises au Vietnam. L’argent peut enfin être ramené au Vietnam via le « parcours étudiant » et des accords à quatre parties (entre l’étudiant Vietnamien parti étudier au Royaume-Uni, sa famille restée au Vietnam, les jeunes gens travaillant dans les usines à cannabis et leurs familles restées au Vietnam).

Des cannabiculteurs au profil hybride

Depuis quelques années, entre le profil du petit cannabiculteur cultivant pour lui ou ses proches et ceux de la cannabiculture industrielle relevant de filières criminelles, un profil hybride est en train d’apparaître. Ainsi, certains cultivateurs peuvent de manière opportuniste compléter leurs revenus en vendant une partie de leur production [24], voire en se professionnalisant dans le secteur. Il semble en effet que les opportunités de gains financiers, y compris pour des cultures restreintes, soient réelles. Ainsi, une culture de 10 plants en intérieur, avec une récolte en matière sèche estimée de 30 grammes par plant, et à raison de 4/5 récoltes par an, peut permettre des gains financiers non négligeables : la revente au détail rapporterait au minimum 11 000 € – dont il faut déduire le coût du matériel. Certes, dans ce domaine, comme l’ont montré deux études canadienne [Bouchard, Nguyen, 2011] et norvégienne [Hammersvik et al., 2012], la volonté ne suffit pas. Outre un engagement temporel (plein-temps) pour mener à bien cette activité et atteindre un certain niveau de professionnalisation, le passage à la commercialisation à plus ou moins grande échelle nécessite un certain savoir-faire technique. Surtout, il apparaît nécessaire d’avoir des ressources criminelles, pour pouvoir gérer les situations à risques, et sociales, pour savoir créer un réseau et l’entretenir – puisque, à partir d’une certaine quantité, les réseaux de proches ne suffisent plus à écouler la marchandise. Même en cas de volonté de faire de la cannabiculture un moyen de gagner sa vie, donc, les trajectoires des cannabiculteurs peuvent être assez éloignées d’un profil criminel « professionnalisé ». Au-delà des questions d’organisation du travail, des connaissances techniques nécessaires (qui s’accroissent avec le nombre de plants cultivés) et de financement, il peut exister une certaine barrière culturelle empêchant parfois de passer à la vente, particulièrement lorsque l’utilisation du cannabis est associée favorablement à l’anti-commercialisme. Malgré tous ces freins au passage à la commercialisation, les groupes focaux « application de la loi », organisés dans le cadre du dispositif TREND, font état de l’importance croissante de la figure « hybride » dans la configuration du marché de l’herbe de cannabis en France. Ainsi, en 2016, le site de Toulouse signalait l’existence de coopératives de production, issues de la mutualisation des moyens de petits cultivateurs auparavant isolés. Les sites de Marseille et de Metz font état de reventes d’herbe autocultivée au sein des milieux festifs [Cadet-Taïrou et al., 2017]. À Metz, également, on constate que les cannabiculteurs occupent désormais une place relativement importante dans l’offre irriguant le milieu festif électro-alternatif (environ 20 %), plus nombreux que les revendeurs professionnels (environ 10 %), mais toujours moins que les usagers-revendeurs (environ 70 %) [Bailly et al., 2016].

En outre, le phénomène en plein essor de la livraison à domicile semble un facilitateur pour les cultivateurs ayant un réseau limité. Rencontrant une aspiration des consommateurs à ne pas se déplacer sur des zones de deal, ce mode de distribution permet au cultivateur d’écouler son stock sans que cela ne nécessite une trop grande organisation. Ce profil est décrit, par exemple, à Marseille : « tu téléphones, et ils passent, soit en bas de chez toi, ou dans le quartier, dans la voiture, tu fais dix mètres, tu te fais servir dans la caisse et tu ressors » [Zurbach, 2017].

Un marché plus concurrentiel créateur de tensions

L’augmentation de l’offre d’herbe de cannabis sur le temps long, qu’elle relève du crime organisé ou de l’auto-entreprenariat, ne fait qu’aggraver les phénomènes de concurrence consubstantiels au trafic de drogues. Ainsi, dans les zones métropolitaines où les grands réseaux de trafics tendent à perdre le monopole qu’ils exerçaient sur le marché du cannabis [25], cette concurrence peut prendre plusieurs formes. D’une part, comme dans l’économie licite, elle constitue un facteur incitatif à la restructuration des modalités d’organisation de l’offre. Ainsi, s’agissant des trafics de cités, la pléthore de l’offre d’herbe incite les trafiquants à passer au deal de cocaïne [OCRTIS, 2015], à diversifier leur offre en proposant des types d’herbe plus variés et à s’investir dans des stratégies de revente proactive (promotions, relances SMS, livraisons à domicile). Même lorsque la transaction se passe sur une zone de deal, la rapidité et la discrétion sont de mise : ainsi en est-il avec le système de « drive » (décrit à Rennes, Bordeaux, Toulouse, Paris, Lille), circuit adossé à une cité vendeuse permettant au consommateur d’acheter son produit et de le récupérer sans sortir de sa voiture, ou encore avec celui de « distribushit » mis en place dans le quartier du Mistral à Grenoble [26]. Mais, ici encore comme dans l’économie légale, la concurrence se manifeste aussi par la réduction du nombre des acteurs du marché, laquelle prend sur le marché des drogues illicites des formes assez expéditives. Ainsi, en 2016, dans le département des Bouches-du-Rhône, les règlements de compte en lien avec le trafic de drogues ont atteint leur plus haut niveau depuis trente ans [Cadet-Taïrou et al., 2017] et traduisent de manière tragique l’intensité de la concurrence [27], dans un contexte où l’offre est pléthorique, entre les bandes dans le cadre du marché du cannabis local [28].

Phénomène relativement récent, ces phénomènes de violence ne sont plus l’apanage des bandes organisées. Depuis 2015, en effet, le dispositif TREND fait état d’une montée des phénomènes de violence ne touchant plus seulement les sphères du crime organisé. Ainsi, la prolifération des lieux de culture conduit à une violence accrue entre des réseaux concurrents se manifestant par une plus grande utilisation des armes pour protéger les stocks ou se protéger soi-même. Les confiscations d’armes conjointes aux saisies de drogues sont présentes sur plusieurs sites, et ce depuis plusieurs années (Lille, Rennes, Bordeaux, Toulouse, Marseille pour 2015 et 2016). Si les armes étaient auparavant plus cantonnées à des réseaux conséquents et relativement structurés, elles ont tendance à se « démocratiser ». Cela conduit à des situations d’intimidation ou de vols/pillages de plants, par exemple. Les vols de plants peuvent d’ailleurs être l’occasion de dépôts de plaintes auprès des forces de l’ordre. Les cultivateurs tendent à protéger leurs lieux de culture à l’aide de systèmes de clôture ou de surveillance, voire, pour les plus grosses productions, des pièges (boobytrapping) pour les étrangers s’aventurant sur les lieux de production.

Conclusion

Porté par une demande d’herbe en augmentation ces dernières années, le marché hexagonal du cannabis, traditionnellement dominé par la résine en provenance du Maroc, est en train de basculer. En témoigne notamment l’explosion des saisies d’herbe et de plants de cannabis enregistrée par les services impliqués dans l’application de la loi. Ce phénomène alimente, à l’image de ce qui se passe dans le reste de l’Europe, le développement d’une production locale de plus en plus sophistiquée. Si la culture du cannabis en France, née dans le sillage de mai 1968 et de la contre-culture contestataire, ne constitue pas une nouveauté, en revanche, la présence croissante d’acteurs relevant de la criminalité organisée l’est indubitablement. Ainsi, à l’image de ce qu’il s’est passé dans d’autres pays européens, la France voit s’implanter des groupes criminels spécialisés contrôlant des plantations susceptibles de produire plusieurs centaines de kilogrammes de cannabis. En ce cas, la culture locale n’est pas toujours indépendante de logiques transnationales. Parallèlement, les évolutions susmentionnées du marché français poussent les acteurs traditionnels du trafic de cannabis en France à une reconversion plus ou moins partielle de la résine vers l’herbe, et notamment une herbe produite localement pour alimenter en flux tendus les points de vente situés dans les métropoles régionales. En outre, l’attrait du marché est tel que l’on assiste depuis une date récente à l’apparition d’acteurs opportunistes se lançant, pour des motivations financières, dans une production destinée à alimenter le marché noir. Ces nouvelles réalités du marché dessinent un paysage hautement concurrentiel et contribuent en partie à un surgissement de tensions et de violences qui ne sont plus l’apanage des bandes criminelles traditionnelles.

 

 

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