La démographie, un outil remarquable pour la prospective

Mis en ligne le 16 Avr 2017

La démographie est un des paramètres de la puissance. C'est pourquoi toute analyse stratégique et/ou géopolitique gagne à intégrer les acquis de la démographie. C'est également vrai pour l'analyse prospective. Cette dernière peut en effet grandement bénéficier de la démographie compte tenu des caractéristiques de cette science, dont sa longue unité d'œuvre et une logique de très longue durée que l’auteur illustre par de nombreux exemples. Toutefois, les effets d’inertie inhérents aux logiques démographiques n’excluent pas des possibilités de ruptures dans les évolutions de population.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Gérard-François Dumont, “La démographie, un outil remarquable pour la prospective”.

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La démographie, un outil remarquable pour la prospective

 

La démarche prospective doit utiliser tous les outils disponibles pour « éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles[1] ». Or, les futurs dépendent entre autres des conditions de peuplement à venir selon les territoires, de ce que seront la composition des populations, la géographie des diasporas…, donc des évolutions qui modifieront la géopolitique des populations. Nous avons montré par ailleurs à quel point les paramètres géodémographiques exercent inévitablement des effets sur les équilibres géopolitiques ou les conflits[2], ce qui justifie pleinement d’intégrer dans tout travail prospectif stratégique les apports de la science démographique.

Mais il s’agit dans cet article de mettre en évidence les avantages considérables pour la prospective de la démographie en raison, d’une part, de la longue unité d’œuvre propre à la science de la population et, d’autre part, de sa logique de longue durée. Néanmoins, la démographie ne peut être intelligemment utilisée que si les apports de cette discipline sont assimilés, ce qui est indispensable pour pouvoir réfléchir utilement aux tendances lourdes comme aux ruptures possibles.

Longue unité d’œuvre

D’abord, le travail prospectif sur l’étude des tendances lourdes, c’est-à-dire sur les évolutions qu’on estime durables à l’horizon d’au moins une quinzaine d’années, est relativement aisé en démographie car cette science bénéficie d’une longue unité d’œuvre, c’est-à-dire que sa période élémentaire d’analyse se déroule sur une période assez étendue.

En effet, dans chaque discipline, l’étude des questions montre que leur compréhension s’inscrit dans une certaine logique de durée, fort variable selon les domaines examinés. Ainsi, dans les pays tempérés, l’unité d’œuvre en études de climatologie correspond à trois mois, c’est-à-dire à la durée d’une saison. L’unité d’œuvre en matière d’études fiscales est l’année civile, puisque de nombreuses bases et de nombreux taux s’appliquent généralement sur cette durée. En études politiques, l’unité d’œuvre est deux, cinq ou six ans, selon la durée des mandats étudiés. En matière financière, monétaire ou d’études des cours des matières premières, l’unité d’œuvre peut être inférieure à la journée car des variations importantes, ainsi que les motifs explicatifs de ces variations infraquotidiennes, peuvent se dérouler pendant cette courte période de 24 heures.

Dans les études démographiques, l’unité d’œuvre est beaucoup plus longue que dans les champs précédents : c’est le laps de temps séparant la génération qui en engendre une autre de cette dernière, soit une trentaine d’années.

Un premier exemple permet d’illustrer cette longue unité d’œuvre. Le nombre des naissances d’une année donnée dépend non seulement des comportements de fécondité, mais aussi des effectifs des générations en âge de procréer. Or ces derniers nécessitent, pour être analysés, de prendre en compte notamment les naissances intervenues une trentaine d’années auparavant.

Autre exemple : si nous voulons analyser le comportement de fécondité d’une génération et ses effets sur le peuplement à venir d’un territoire, il convient de se pencher sur une période entrant dans la logique de vie de cette population, donc aussi une trentaine d’années, soit la période pendant laquelle une génération féminine est fertile.

Troisième exemple : cette longue unité d’œuvre se retrouve également dans la population active. Les entrées dans cette population une année donnée sont dépendantes des naissances intervenues une vingtaine d’années auparavant et même davantage en ce qui concerne les personnes ayant suivi un enseignement supérieur.

Comme le montrent ces exemples, la portée des phénomènes démographiques s’étend donc au moins sur une durée équivalant à une trentaine d’années.

Explicitons cette longue unité d’œuvre par une illustration historique sur un conflit. En 1956, pour pouvoir faire face à la guerre d’Algérie et, donc, avoir suffisamment d’appelés dans les rangs de l’armée, le gouvernement français porte la durée du service militaire à 27 mois. Le choix d’une telle durée s’explique-t-il exclusivement par le contexte de la guerre d’Algérie ou a-t-il des motifs démographiques ? La réponse est donnée par l’analyse de la population de la France. En 1956, les classes susceptibles d’être appelées correspondent aux naissances survenues dans les années 1936, alors peu nombreuses. Face à cette situation, et sauf à recruter des engagés – mais dont on n’espère pas avoir besoin pour une carrière complète – ou des étrangers, la seule solution reste d’allonger le temps militaire des appelés. Un second retour historique montre que le recours à une longue unité d’œuvre est à nouveau nécessaire pour comprendre la réalité démographique conduisant à la décision sur le service militaire. En effet, la faiblesse des naissances, constatée dans les années 1936, est notamment liée aux effectifs réduits de personnes alors en âge de procréer et qui étaient nées lors de la guerre 1914-1918, période marquée par une importante chute de la natalité. Prenons désormais un exemple prospectif : bien que la fécondité se soit considérablement abaissée en Chine, puisqu’elle a enregistré une diminution des deux tiers en un quart de siècle, la population de ce pays pourrait continuer à augmenter jusque vers 2030 pour diminuer ensuite.

Le fait que des événements démographiques déploient leurs effets sur un horizon d’au moins une trentaine d’années facilite grandement pour la prospective l’étude des tendances lourdes et de leurs effets possibles. En outre, au-delà, la démographie bénéficie non seulement d’une longue unité d’œuvre, mais aussi d’une logique de très longue durée.

Une logique de très longue durée

Dans différentes disciplines, la réflexion sur le futur connaît une première frontière résultant d’une échéance définie a priori, et change en conséquence de nature lorsqu’elle porte au delà de cette échéance. La loi de finances votée par un Parlement déroule une logique directe sur une année ; le vote ayant conduit à élire un président de la République déroule une logique politique sur la durée de son mandat ; un accord international précisant une durée déroule normalement ses effets jusqu’au terme précisé dans le texte. En revanche, en démographie, les événements survenus à un moment donné, comme les naissances d’une année considérée, ont des conséquences pendant une période très longue. Il faut en effet pratiquement un siècle pour renouveler entièrement une population.

Cela met la science de la population dans une situation remarquable. En forçant le trait, nous pourrions proposer de la considérer comme une boule de cristal scientifique. Réfléchissons à ce que l’on peut savoir de prévisible sur l’humanité en 2060, c’est-à-dire dans un demi-siècle : l’impression première est qu’il est parfaitement impossible de répondre à cette question. Peut-on fonder les tendances lourdes d’une réflexion prospective au-delà du milieu du XXIe siècle sur un socle de connaissances acquises et ayant une inertie réellement aussi longue ? La réponse à cette question est incontestablement négative pour le politique[3], l’économique[4] ou le social[5] . En revanche, elle est positive pour le démographique.

En effet, par exemple, tous les hommes qui auront plus de 51 ans en 2060 sont inventoriables. Ils sont nécessairement nés dans les années antérieures à 2009, ce qui fournit déjà un plafond démographique fondé sur une logique imparable[6]. Ensuite, leur effectif peut être projeté pour élaborer des tendances en appliquant des projections de taux de mortalité par âge. Par rapport aux tendances lourdes retenues, il est ensuite possible d’étudier des ruptures, selon les progrès de la médecine, l’évolution des comportements mortifères, les éventuels conflits ou les catastrophes naturelles.

Au total, la longue unité d’œuvre et la logique de très longue durée propres à la démographie offrent des ouvertures très précieuses à la prospective.

La prise en compte des différentes temporalités

Néanmoins, pour utiliser à bon escient la démographie dans la prospective, deux conditions doivent être remplies.

La première consiste à se souvenir que les effets d’inertie inhérents aux logiques démographiques n’excluent pas des ruptures. Quelle que soit la durée de ces dernières, leurs effets sont longs. Autrement dit, la logique de longue durée dans laquelle s’exercent les conséquences des événements démographiques ne doit pas masquer le fait qu’une variation affectant une tendance lourde peut s’effectuer de façon brève.

L’événement démographique a souvent le caractère d’un investissement dont l’unité de logique court durant le temps d’utilisation de cet investissement. Le temps nécessaire à la prise de décision d’un investissement, comme un nouvel aéroport, une nouvelle gare TGV, peut être court, alors que l’unité de logique peut être longue – les années pendant lesquelles cet investissement est utilisé. Des phénomènes démographiques peuvent se produire pendant un temps court : brusque mortalité due à une guerre ou à une épidémie, subite dénatalité liée à l’absence des hommes partis au front, baisse rapide de la mortalité liée à l’introduction de nouveaux moyens de lutte contre les maladies infectieuses et parasitaires, hausse de la fécondité liée à un changement de comportement d’une société, baisse rapide de la fécondité sous l’effet d’une révolution de régime démographique… Mais leurs effets peuvent s’exercer sur une longue période. Cela est particulièrement vrai en matière migratoire, une migration survenue pendant un court laps de temps pouvant marquer durablement la situation d’un territoire et ses relations géopolitiques avec les autres.

Face à ce rapport apparemment paradoxal entre un temps court de cause première et ses effets à long terme, la prospective doit donc être capable de prendre en compte la diversité des échelles temporelles enseignées par la démographie.

Intégrer les savoirs

La seconde condition[7] consiste à disposer d’un bon savoir démographique et des processus mis en évidence par cette discipline, qu’il s’agisse des éléments explicatifs des conditions, des intensités et des calendriers des transitions démographiques, des différentes causes des variétés de localisation et d’importance de l’urbanisation, de la diversité des facteurs migratoires classiques comme des nouvelles logiques migratoires ou des différentes formes et modalités de vieillissement de la population.

Bien connaître l’ensemble des composantes des évolutions démographiques signifie de ne pas se contenter de traduire en prospective une évolution linéaire qui n’aurait pas de valeur scientifique. Sinon, les résultats des projections peuvent s’avérer totalement faux, car fondés sur une méconnaissance des logiques démographiques. Il était par exemple aberrant, car reposant sur de purs calculs mathématiques non fondés sur une connaissance démographique fine de la transition démographique, d’avoir projeté, dans les années 1980, plus de 200 millions d’habitants an Brésil dès 2000 pour un chiffre finalement, et logiquement, constaté bien inférieur, de 173 millions. De même, encore au début des années 1990, nombre de projections, méconnaissant à la fois les mécanismes de la transition démographique et ceux de l’émigration rurale, donc inutilisables pour une prospective de qualité, annonçaient 30 millions d’habitants pour l’agglomération de Mexico[8] dès l’an 2000, chiffre que s’est logiquement révélé largement inférieur de plus d’un tiers (moins de 20 millions d’habitants). Dernier exemple : seule une méconnaissance des enseignements de la démographie a pu faire annoncer à de trop nombreuses reprises le XXIe siècle comme celui de « l’explosion démographique », expression dont nous avons montré depuis longtemps le caractère non scientifique, d’autant plus que ce siècle se présente comme celui du vieillissement.

La démographie est un outil particulièrement précieux de prospective. L’une de ses branches, la démographie politique, constitue un apport fondamental pour toute prospective géopolitique. Mais cela inclut des exigences consistant notamment à ne pas utiliser cette science dans sa seule dimension quantitative car celle-ci est, à elle seule, très insuffisante pour comprendre et expliquer les évolutions, comme leurs disparités dans le temps et l’espace. Seule une approche à la fois qualitative et quantitative peut permettre à la démographie de contribuer utilement à toute réflexion sur l’avenir[9].

References[+]


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