La communication francophone de Daech

Mis en ligne le 03 Oct 2017

Cet article reprend les points clefs d’une Ă©tude rĂ©alisĂ©e au profit de l’Observatoire des radicalisations pour mieux comprendre la force de sĂ©duction de l’Etat islamique sur une jeunesse n’étant ni totalement arabophone ou anglophone. L’analyse dĂ©crypte la communication francophone dĂ©veloppĂ©e. Elle prĂ©sente tant la nature de l’idĂ©ologie vĂ©hiculĂ© que les cibles et ressorts visĂ©s ainsi que les procĂ©dĂ©s utilisĂ©s pour les faire jouer. Ces procĂ©dĂ©s s’appuient sur les technologies numĂ©riques et s’articulent au sein d’une stratĂ©gie dĂ©ployĂ©e Ă  la fois Ă  des fins de sĂ©duction, de conviction, de recrutement que de planification et de conduite opĂ©rationnelle. La stratĂ©gie ainsi dĂ©crite de lutte du faible contre le fort dans le champ des perceptions, s’appuie sur les rĂ©seaux virtuels de l’internet et rĂ©els des « cellules souches » implantĂ©es sur les territoires. Selon les auteurs, cette stratĂ©gie dĂ©monĂ©tise la notion de « Loup solitaire », relativise les espoirs liĂ©s au recul militaire de Daech au Levant et place la France, plus particuliĂšrement ciblĂ©e, face Ă  la question de son engagement militaire au sein de la coalition.

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Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont: Pierre Conesa, François-Bernard Huyghe et Margaux Chouraqui, « La communication francophone de Daech », Terrorisme : La mythologie du combattant heureux, Les Cahiers de l’Orient, fĂ©vrier 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site des Cahiers de l’Orient.

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La communication francophone de Daech

 

L’objet d’une Ă©tude exhaustive sur la communication francophone part du postulat – confirmĂ© au fil du travail – que les jeunes francophones partant rejoindre Daech n’étaient ni totalement arabophones, ni a fortiori anglophones, et donc que seule une propagande Ă  façon pouvait expliquer la force de sĂ©duction dont bĂ©nĂ©ficie l’État islamique. Il fallait donc prendre en compte la totalitĂ© des documents en français diffusĂ©s par les communicants de Daech, couvrir l’ensemble de l’espace francophone (Suisse, Belgique, Canada, France) – Ă  l’exclusion malheureusement de l’Afrique francophone, qui mĂ©riterait une Ă©tude en soi. ParallĂšlement, la comparaison avec les messages en arabe et anglais, les deux langues majeures, donnait le rĂ©fĂ©rentiel. Enfin, derniĂšre question importante, tenter de mesurer l’efficacitĂ© de la propagande sur l’Internet dans le processus de passage Ă  l’acte revient Ă  se demander s’il existe des exemples de « loups solitaires », purs produits de la Toile.

 

Historique

Daech[1], qui n’apparaĂźt comme acteur propagandiste qu’en juin 2014, a largement profitĂ© d’un stock existant de propagande et vidĂ©os salafistes produites en France ou liĂ©es Ă  d’autres conflits, et rĂ©percutĂ©s par des cellules implantĂ©es sur notre territoire. C’est pourquoi les dĂ©parts vers les conflits du Moyen-Orient ont Ă©tĂ© antĂ©rieurs Ă  la proclamation du nouveau califat (par l’organisation État islamique, ndlr). Les premiers dĂ©parts ont Ă©tĂ© particuliĂšrement motivĂ©s par des vidĂ©os de guerre, des dĂ©clarations occidentales ou des reportages de Syrie montrant les massacres de populations par les forces de Bachar Al Assad. Dans un second temps, les selfies de combattants sur place ont jouĂ© un rĂŽle central, avant que Daech n’en prenne le contrĂŽle.

L’étude s’est voulue exhaustive puisqu’elle a pris en compte plus de 53 revues et une trentaine de vidĂ©os labellisĂ©es de l’EI en français, et autant en anglais et en arabe Ă  des fins de comparaison. C’est la seule Ă©tude sur la propagande francophone disponible Ă  l’heure actuelle dans des dĂ©bats qui tendent Ă  surĂ©valuer l’efficacitĂ© de la propagande sur l’Internet. Elle est donc d’autant plus d’actualitĂ© qu’on ressent une difficultĂ© grandissante des communicants de l’organisation État islamique, liĂ©e probablement au recul militaire sur le terrain. DĂšs lors, quel est l’avenir de la cause salafiste ?

 

La propagande comme arme stratégique

Daech a Ă©levĂ© le « jihad mĂ©diatique » au niveau stratĂ©gique, Ă  la fois comme instrument de conviction et de sĂ©duction, comme moyen de recrutement, et comme vecteur pour dĂ©livrer des instructions opĂ©rationnelles. Son organisation, en charge Ă  la fois de la propagande intĂ©rieure (une revue et onze bureaux locaux) et extĂ©rieure, divisĂ©e en grands domaines linguistiques et gĂ©rĂ©e par des professionnels, travaille avec des « correspondants » dans les diffĂ©rents pays visĂ©s afin d’y adapter les propos.

À la diffĂ©rence d’al-QaĂŻda, Daech est un acteur global, communiquant comme son illustre ancĂȘtre en arabe ou en anglais, mais aussi en onze langues et sur de multiples supports. La variĂ©tĂ© des produits (portraits, jeux de guerre, films publicitaires, reportages, clips) atteint la jeunesse actuelle en utilisant ses propres codes. C’est un acteur capable de propagande globale classique du « un vers tous », avec ses diverses revues et vidĂ©os sur le web, mais aussi d’approches personnalisĂ©es : du « un vers un », avec le rĂŽle donnĂ© aux combattants jihadistes de convaincre leur entourage par le biais des rĂ©seaux sociaux. Enfin, tout comme d’autres, l’organisation État islamique utilise la « propagande par le fait » que constituent les vidĂ©os d’allĂ©geance filmĂ©es prĂ©alablement Ă  l’acte terroriste.

Daech a acquis son indĂ©pendance de diffusion grĂące Ă  l’Internet, ce dont ne bĂ©nĂ©ficiait pas al-QaĂŻda, dont les cassettes VHS dĂ©pendaient du relais des grands mĂ©dias arabes ou occidentaux, ou dont l’expression en ligne sur le Web 1.0 Ă©tait limitĂ©e par des sites aux adresses url repĂ©rables ou des forums peu sĂ©curisĂ©s. Daech a donc dĂ©veloppĂ© une prĂ©sence invasive sur la Toile mondiale grĂące Ă  une habile politique de branding[2]et Ă  l’usage de dispositifs de rĂ©fĂ©rencement sur le Web (stratĂ©gie du hashtag ou mot-clĂ© et des comptes « en arborescence », par exemple), associĂ©s Ă  tous les nouveaux outils du Net. Facebook, qui est apparu en 2004, Twitter en 2006 et l’iPhone en 2007, Ă©taient tous en effet des moyens de diffusion inconnus Ă  l’époque d’al-QaĂŻda. De ce point de vue, pour ces raisons d’apparition rĂ©cente des nouvelles technologies, et parce qu’elle s’appuie d’abord sur lesdits rĂ©seaux sociaux comme outils de diffusion et de coopĂ©ration rĂ©silients et souples, l’État islamique est une organisation qui a parfaitement su s’adapter au web 2.0.

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Le discours Ă  champ large diffusĂ© par Daech explique la variĂ©tĂ© sociologique des dĂ©parts en Syrie. Il est avant tout « rĂ©volutionnaire », car il offre l’image d’une sociĂ©tĂ© nouvelle, juste et sans corruption, et annonce un nouveau « Grand Soir » (en l’occurrence, la bataille finale de l’Armageddon). C’est Ă©galement un « discours de vĂ©ritĂ© », basĂ© sur la revendication prouvĂ©e d’actions terroristes ou sur les images des victimes certaines des campagnes aĂ©riennes, qui donne une certaine crĂ©dibilitĂ© Ă  de gros mensonges comme la soi-disant aisance de la vie quotidienne au « pays de Cham » (en Syrie et en Irak), ou le sort prĂ©tendument envieux des femmes ou des enfants prĂ©parĂ©s Ă  combattre. Comme toute idĂ©ologie totalitaire, il dĂ©signe systĂ©matiquement des « traĂźtres » internes, ici musulmans : les chiites, les soufis, les « apostats », les hypocrites


Le discours exploite adroitement toute une palette d’arguments psychologiques et Ă©motionnels, faisant vibrer des passions qui vont du sentiment d’injustice et de rĂ©volte Ă  la fascination du sang, en passant par l’attraction de l’hĂ©roĂŻsation et l’offre « escapiste[3] » pour le jeune en situation d’échec. Il profite naturellement des incohĂ©rences de la diplomatie occidentale et des aberrations des discours officiels sur les « frappes ciblĂ©es » occidentales (apparemment trĂšs propres, Ă  la diffĂ©rence de celles des Russes). Il surfe habilement sur une propagande anti-musulmane diffusĂ©e par la dĂ©monologie tĂ©lĂ©visĂ©e et cinĂ©matographique amĂ©ricaine, oĂč l’Arabe semble avoir pris la place de l’Indien ou du Noir de l’avant-guerre, en retournant les codes scĂ©naristiques. Enfin, il garantit le paradis au martyr, ce que les utopies sĂ©cularistes ne pouvaient promettre.

Le primat de l’image et des combats sur le texte, Ă  la diffĂ©rence d’al-QaĂŻda, rend la propagande de Daech plus convaincante et sĂ©duisante aux yeux du public que les longs prĂȘches d’Oussama Ben Laden et d’Ayman Al Zawahiri. Le professionnalisme des cameramen et des monteurs, les inclusions d’images violentes de sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es ou de films gore introduit un continuum intellectuel entre la virtualitĂ© dans laquelle vivent certains jeunes et la formidable opportunitĂ© offerte d’enfin « passer Ă  l’acte », d’employer la « vraie violence ».

 

Le « produit Daech » est révolutionnaire[4]

L’organisation politique proposĂ©e est inscrite dans l’histoire musulmane: le califat, forme supranationale qui dĂ©passe les États et frontiĂšres actuelles et renoue avec l’époque mythifiĂ©e des successeurs du ProphĂšte. Il porte la promesse de l’unitĂ© retrouvĂ©e des musulmans qui dĂ©passerait les divisions observables aujourd’hui. Il est par exemple intĂ©ressant de relever dans le discours des dirigeants de Daech la faible place du thĂšme de la lutte palestinienne, qu’ils trouvent trop « nationaliste ».

Le territoire conquis vit totalement sous le rĂšgne de la charü‘a (loi islamique), et permet de proposer la hijrah, ou retour en terre d’islam, dans le seul vĂ©ritable rĂ©gime islamique du globe. Cet État quasi paradisiaque est ouvert Ă  tous : les marchĂ©s sont approvisionnĂ©s ; la justice est rendue et les sanctions appliquĂ©es sur le champ; les femmes sont « Ă  leur place » ; les enfants sont scolarisĂ©s selon les rĂšgles de l’islam et prĂ©parĂ©s Ă  devenir des dĂ©fenseurs du rĂ©gime en apprenant Ă  tuer ; et enfin la corruption n’existe pas. L’Arabie sĂ©oudite, grand concurrent en islam salafiste, n’est jamais mentionnĂ©e, si ce n’est comme repoussoir et alliĂ© des mĂ©crĂ©ants.

C’est l’islam et pas Daech que la coalition mondiale veut dĂ©truire par ses bombardements, preuve mĂȘme de la justesse de la cause Ă  dĂ©fendre. La guerre, comme le recrutement, est planĂ©taire, la liste des ennemis est longue et Daech autorise les attentats dans les diffĂ©rents pays. Dans la propagande en ligne, en revanche, chacun des pays « croisĂ©s » se voit accusĂ© selon ses propres turpitudes et ses allĂ©geances aux Juifs


La violence aussi est « rĂ©volutionnaire » Ă  un triple titre ; d’abord parce que, comme dans tout projet rĂ©volutionnaire, elle est nĂ©cessaire pour construire du nouveau sur une page blanche dĂ©barrassĂ©e des scories des anciennes croyances. LĂ©gitimĂ©e par la recherche de la « vertu » rĂ©volutionnaire du nouveau rĂ©gime, elle est prĂ©sentĂ©e comme seul moyen de dĂ©fense des musulmans opprimĂ©s partout dans le monde. Enfin, l’hyper-violence de Daech vise Ă  tĂ©taniser l’adversaire, assure une visibilitĂ© et garantit l’écho – voire la complicitĂ© – des mĂ©dias. Cette hyper-violence n’est en rien diffĂ©rente de celle dĂ©veloppĂ©e par les sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es amĂ©ricaines du genre de Game of Thrones. La force des « Lions du Califat » prĂȘts Ă  mourir est opposĂ©e Ă  la lĂąchetĂ© des sociĂ©tĂ©s occidentales. Le discours public ayant suivi les attentats de novembre 2015, appelant Ă  ne pas mĂ©langer terroristes et musulmans, est pour Daech une preuve de la faiblesse des Occidentaux.

Le sens de l’histoire va vers la pĂ©riode mythifiĂ©e des premiers temps de l’islam, qui a permis toutes les conquĂȘtes territoriales. L’explication des victoires comme des dĂ©faites est exclusivement trouvĂ©e par la rĂ©fĂ©rence historique aux temps des compagnons du ProphĂšte (les salafs) comme les communistes trouvaient dans Marx l’explication Ă  tout. En toutes choses, il n’y a qu’une rĂ©ponse vraiment « musulmane », et d’autre choix que l’obĂ©issance absolue au Calife, seule autoritĂ© lĂ©gitime. Par contre, il n’y a jamais de rappel de certaines grandes figures de l’histoire musulmane comme Saladin, pourtant hĂ©ros mythique de l’historiographie, mais rĂ©fĂ©rence peut-ĂȘtre trop utilisĂ©e par Saddam Hussein.

Par son aspect polyglotte, la communication de l’EI cible autant des minoritĂ©s de jeunes musulmans vivant en « pays de mĂ©crĂ©ance », que dans les pays arabes. Le hĂ©ros n’est plus l’émir ou mĂȘme le calife, mais le combattant. L’essentiel des messages insiste sur des profils individuels, hĂ©roĂŻques, des « combattants heureux et fraternels » mais aussi largement rĂ©compensĂ©s par des possessions bien terrestres (kalachnikov, vĂ©hicule 4×4, femme(s) et grande maison avec le Paradis au bout !). L’objectif est de convaincre des fratries entiĂšres ou des rĂ©seaux d’amis de rejoindre le combat, tout en exaltant la vie bonne et pieuse au pays de Cham. Le jihad est placĂ© Ă  Ă©galitĂ© avec l’obligation de la hijrah. Alors que le message d’al-QaĂŻda Ă©tait « Deviens un bon musulman et tu feras le jihad ! » ; celui de Daech est maintenant : « Viens faire le jihad et du deviendras un bon musulman ! ». Le hĂ©ros est donc le combattant individuel, et pas le dirigeant comme dans les films hollywoodiens dont les vidĂ©os reprennent et retournent tous les codes. En outre, contrairement Ă  ce que prĂ©tendent certains « retours de Syrie », jamais le discours ne fait appel Ă  une aide humanitaire.

 

La France dans la démonologie de Daech

La communication francophone n’est ni une traduction simple, ni une adaptation des propagandes en d’autres langues importantes. Des actions terroristes comme celles menĂ©es en novembre 2015 Ă  Paris ne sont pas exploitĂ©es par d’autres mĂ©dias de l’EI, comme on aurait pu s’y attendre. À l’inverse, les attentats commis ailleurs sont peu mentionnĂ©s dans Dar Al Islam, la revue francophone de Daech. La propagande sur l’espace francophone est prĂ©cisĂ©ment ciblĂ©e sur la France, accessoirement sur la Belgique, et quasiment pas sur les autres pays. La France est dĂ©signĂ©e comme une cible prioritaire, Ă  la fois pour ce qu’elle reprĂ©sente (enseignement laĂŻque, loi sur les signes religieux ostentatoires
) mais aussi et surtout pour ce qu’elle fait, par son action militaire contre Daech.

La liste des « ennemis » par ordre d’importance en France place en tĂȘte les dirigeants musulmans qui dĂ©sapprouvent ses actions terroristes. Plusieurs trĂšs longs articles thĂ©ologiques tentent de justifier que toutes les Ă©coles juridiques de l’islam permettent dans certaines conditions le meurtre de musulmans, comme en novembre 2015 (DAI n° 8). Les hommes politiques français ne sont pas identifiĂ©s, Ă  l’exception des hauts responsables (prĂ©sident, Premier ministre), Ă  la diffĂ©rence de la revue en anglais Dabiq, qui placarde dans chaque numĂ©ro des « cibles » politiques. Marine Le Pen n’apparaĂźt qu’une fois.

 

Internet, et aprĂšs ?

Il est extrĂȘmement difficile de mesurer l’efficacitĂ© de l’Internet comme source de radicalisation en l’absence d’un Ă©chantillon significatif (les fiches du tĂ©lĂ©phone vert). Selon des tests effectuĂ©s « en aveugle », l’accĂšs Ă  la propagande de Daech n’est pas direct mais entravĂ© par nombre de rĂ©fĂ©rences visant Ă  contrer sa propagande. Le seul fait de parvenir, sur un moteur de recherche grand public, Ă  du matĂ©riel de Daech n’est pas un immense exploit technique, mais suppose d’avoir Ă©tĂ© un minimum initiĂ© (donc dĂ©jĂ  en contact avec une personne physique) et peut difficilement se produire au pur hasard des navigations. Les entretiens directs menĂ©s par l’équipe en charge de l’étude tendent Ă  fortement relativiser la radicalisation exclusive par l’Internet. Si des cas peuvent exister, ils sont extrĂȘmement marginaux, le contact personnalisĂ© (virtuel ou physique) restant quasi systĂ©matique.

La propagande jihadiste ne repose pas seulement sur la force « rĂ©volutionnaire » du message, mais aussi sur la logique des rĂ©seaux sociaux et sur le public ciblĂ©. CommandĂ©s par le bas, propices aux contagions idĂ©ologiques et passionnelles, mais aussi Ă  l’action concertĂ©e depuis la base, difficiles Ă  interrompre et censurer, rĂ©silients et omniprĂ©sents, les mĂ©dias sociaux se prĂȘtent Ă  la lutte du faible contre le fort et de la pĂ©riphĂ©rie contre le centre. La propagande de Daech ne peut ĂȘtre vraiment techniquement censurĂ©e – mĂȘme si des mesures ont Ă©tĂ© prises, du retrait de comptes aux algorithmes de redirection. La rapiditĂ© de diffusion des messages et vidĂ©os sur le Web 2.0 (jusqu’à 1146 contenus diffusĂ©s puis relayĂ©s en une seule journĂ©e) et la rĂ©silience des comptes qui se recrĂ©ent et se relaient laisse peu d’espoir d’interrompre totalement les rĂ©seaux virtuels. La propagande de Daech est donc incensurable dans ses moyens techniques et difficilement contestable auprĂšs de cibles culturellement dĂ©jĂ  convaincues, et en tout cas largement impermĂ©ables au discours inverse par les argumentaires employĂ©s actuellement. Il est hasardeux de vouloir changer un homme convaincu de transcendance religieuse avec des cours d’instruction civique. Seule la mobilisation sociĂ©tale peut espĂ©rer gĂ©nĂ©rer un contre-discours efficace.

Cette Ă©tude arrive Ă  un moment trĂšs particulier. Au regard du recul territorial de Daech, on peut se demander si la mĂ©canique propagandiste continuera. On constate d’ores et dĂ©jĂ  le repli de certaines publications, qui diffusent des discours du calife autoproclamĂ© Al Baghdadi appelant au « sacrifice final » pour dĂ©fendre Mossoul
 Des indices semblent indiquer que le volume de la production jihadiste en ligne se rĂ©duit. Les revues Dabiq, Dar al-Islam et quelques autres vont-elles ĂȘtre remplacĂ©es par le seul Al-Rumiyah (en huit versions linguistiques) ? Cela ressemblerait Ă  une stratĂ©gie de rĂ©duction des coĂ»ts. L’interview que Rachid Kassim[5]a accordĂ©e Ă  un chercheur amĂ©ricain pour Jihadology.net en novembre 2016 peut aussi faire penser que le recours aux mĂ©dias traditionnels compense des difficultĂ©s propres de production. Des revers militaires graves pourraient difficilement ne pas avoir d’impact sur la partie vraiment centralisĂ©e de l’appareil de propagande, mais il y a peu de chances que le savoir-faire acquis par les chefs d’orchestre de la propagande salafiste disparaisse. Les autres zones de crise ayant prĂȘtĂ© allĂ©geance Ă  Daech sont nombreuses et probablement prĂȘtes Ă  les accueillir. MĂȘme si le discours guerrier de l’EI s’attĂ©nue, il faut quand mĂȘme s’interroger sur le rĂŽle jouĂ© par les prĂ©dicateurs officiels sĂ©oudiens dans la propagation du salafisme.

Autre constatation : le « Loup solitaire » n’existe pas, ce qui tend Ă  relativiser le rĂŽle « exclusif » de la mobilisation strictement virtuelle par l’Internet. Dans les cas d’attentats menĂ©s dans l’espace francophone, on constate le rĂŽle central joué par des « cellules souches » installĂ©es sur le territoire depuis longtemps, qui ont fourni la logistique, relayĂ© la propagande directe et accordĂ© le soutien.

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Le schĂ©ma suivant, Ă©laborĂ© Ă  partir de sources ouvertes, montre la connexion entre les attentats et les cellules souches implantĂ©es en France. Tous les attentats terroristes commis ces deux derniĂšres annĂ©es ont Ă©tĂ©, sous une forme ou sous une autre, initiĂ©s, soutenus ou protĂ©gĂ©s par des hommes des cellules souches qui ont pris la prĂ©caution de rester dans la « lĂ©galitĂ© ». MĂȘme certains attentats commis hors d’Europe rĂ©pondent au mĂȘme schĂ©ma. Seule une action de dĂ©mantĂšlement de ces cellules Ă  partir d’une simple application des lois existantes (condamnation de discours antisĂ©mites, racistes, xĂ©nophobes, misogynes et homophobes
) suivies d’expulsion quand les individus condamnĂ©s sont Ă©trangers, peut durablement perturber les rĂ©seaux terroristes. Il est regrettable de constater qu’il est plus protecteur en Europe de bĂ©nĂ©ficier du statut de rĂ©fugiĂ© politique, comme l’étaient les membres du « Londonistan », que pour Edward Snowden, le soldat Manning ou Julian Assange, qui ont pourtant davantage contribuĂ© Ă  faire fonctionner la dĂ©mocratie.

Daech apparaĂźt encore dans une grande partie de l’opinion arabo-musulmane comme une « cause dĂ©fendable » nĂ©e de l’invasion occidentale. Le dĂ©truire militairement risque de n’ĂȘtre en fin de compte qu’une amĂšre victoire contribuant Ă  la mythologie du martyre et de la victimologie arabo-musulmane. Les territoires syrien et irakien sont aujourd’hui le champ de bataille d’une guerre de religion interne Ă  l’islam dans laquelle les Occidentaux restent des envahisseurs « croisĂ©s ». Aucune population arabo-musulmane ne nous accordera le crĂ©dit de notre participation militaire aux cĂŽtĂ©s des AmĂ©ricains, qui sont aux yeux de tous les musulmans (et pas seulement eux !) responsables du chaos actuel. La mesure la plus efficace de la lutte contre l’idĂ©ologie de Daech devrait ĂȘtre par consĂ©quent un retrait planifiĂ© des forces françaises de la coalition.

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