Divergences géopolitiques entre la France et l’Allemagne

Mis en ligne le 12 Juin 2018

Cet article propose une analyse des positionnements géopolitiques au sein du « couple » franco-allemand. Pour l’auteur, les trajectoires sont largement divergentes et l’axe franco-allemand s’avère problématique aussi bien en interne que vis-à-vis des autres pays partenaires de l’Union européenne. Il envisage donc les prochains importants rendez-vous diplomatiques avec un scepticisme marqué.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Pierre-Emmanuel Thomann, « Divergences géopolitiques entre la France et l’Allemagne », La Vigie.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de La Vigie :


Divergences géopolitiques entre la France et l’Allemagne

 

L’évolution de la posture géopolitique allemande

 

L’Allemagne est sans doute au sommet de sa prospérité et de sa puissance depuis la Seconde Guerre mondiale et sa situation géopolitique n’a jamais été aussi avantageuse. Cette situation est susceptible désormais de se relativiser sous l’effet de la contestation de ses adversaires mais aussi de ses alliés vis à vis de sa position prépondérante dans l’UE. L’Allemagne deviendra de plus en plus un frein à des initiatives politiques d’envergure, en raison de ses divisions internes résultant de désaccords croissants sur ses priorités géopolitiques. À plus long terme, l’incertitude sur son orientation géopolitique va croître aussi.

La représentation de l’Allemagne comme empire des normes et puissance économique et civile est issue de la période de la Guerre Froide où l’Allemagne avait un statut de souveraineté limitée : cette perception se relativise aujourd’hui devant celle de la notion de puissance centrale.

On peut dès lors émettre deux hypothèses géopolitiques qui ne n’excluent pas :

  • L’Allemagne pourrait opter pour un renforcement de l’euro-atlantisme exclusif (maintien d’une relation étroite avec les USA et rivalité avec la Russie comme nouvelle normalité) avec le retour de l’OTAN comme garant de la sécurité européenne (et non plus expéditionnaire) auquel les projets de coopération en matière de défense européenne lui sont subordonnés. Cela entraîne un blocage de l’UE comme entité stratégique plus autonome, qui se maintient en complémentarité de l’OTAN, mais perd en centralité politique.
  • Un scénario alternatif serait celui de l’Allemagne d’abord dans le cas d’une progression à plus long terme des partis contestataires comme l’AfD, avec un équilibre plus prononcé entre les USA, la Russie, et la Chine, et une implication moindre de l’Allemagne dans l’UE et l’OTAN, menant à une obsolescence plus rapide de l’UE et de l’OTAN.

 

Conséquences sur l’UE

 

Dans ces deux cas, le modèle européiste et d’Europe fédérale centrée sur l’Allemagne perd de sa pertinence puisque l’Allemagne ne veut pas et ne peut pas en prendre les responsabilités. La centralité du couple franco-allemand qui persiste au niveau incantatoire perd de son poids dans les deux scénarios, et le Brexit va souligner plus encore les divergences franco-allemandes, cœur de la crise de l’UE.

Le Brexit mais aussi les incertitudes liées au président américain Donald Trump incitent les promoteurs d’une Europe intégrée à saisir ce qu’ils voient comme une opportunité pour relancer le projet européen à partir du couple franco-allemand. Ils considèrent que c’est le Royaume-Uni qui était l’obstacle principal à leur vision. Le facteur britannique joue pourtant un rôle secondaire face à la nouvelle rivalité géopolitique franco-allemande depuis l’unification allemande.

Il est vrai que le traité de la nouvelle coalition allemande (CDU-CSU-SPD) de 2018 qui a reconduit Angela Merkel comme chancelière redonne une place particulière à la relation franco-allemande et fait de la réforme du projet européen, en partenariat avec la France, sa priorité. La relation germano-américaine reste pourtant primordiale pour les questions de défense et la relation germano-polonaise et germano-britannique sont aussi mentionnées.

La nouvelle coalition semble surtout montrer qu’elle est ouverte à discuter des propositions européennes du président français Emmanuel Macron, sans les approuver, car elle reste assez floue sur la réponse à donner au président français. Elle relève plus de la posture de négociation dans le contexte d’un euroscepticisme croissant des peuples vis à vis de l’UE qui menace à terme la primauté allemande au sein de l’UE. Surtout, le Brexit va modifier les équilibres géopolitiques au sein de l’UE. Il faut rappeler que le Royaume-Uni jouait le rôle de contrepoids tant pour les Français que les Allemands et que l’Italie pourra difficilement le remplacer dans ce rôle, surtout depuis les dernières élections en 2018 qui renforcent les incertitudes.

 

Un axe franco-allemand problématique

 

Contrairement à un « nouveau départ pour l’Europe », le traité de coalition allemande annonce en réalité la poursuite de la rivalité de pouvoir entre la France et l’Allemagne, mais aussi entre le couple franco-allemand et les autres membres de l’UE, à la suite de la tentative de l’axe franco-allemand de se placer à nouveau au sommet de la hiérarchie du pouvoir au sein de l’UE.

À partir de ce diagnostic géopolitique, deux grandes options alternatives se profilent. sans s’exclure mutuellement:

1/ Préserver le couple franco-allemand malgré le déséquilibre : Les Français peuvent considérer qu’ils pourraient mieux défendre leur point de vue au sein d’un couple franco-allemand déséquilibré en faveur de l’Allemagne, mais en obtenant pas à pas un rééquilibrage après avoir donné des gages à l’Allemagne. C’est la voie suivie par le Président Emmanuel Macron qui a promis de réformer la France suivant la vision ordo-libérale allemande qui prédomine dans les institutions européennes, avant d’obtenir des avancées de la part des Allemands sur les priorités françaises, et de promouvoir une souveraineté européenne.

Suivant cette option, l’UE est difficilement réformable autrement qu’en se rapprochant des priorités géopolitiques allemandes, et donc en grande partie complémentaires des États-Unis, du moins sur les questions stratégiques. En ce qui concerne la réforme de la zone euro et de l’UE, on peut aisément tabler sur un échec cinglant des propositions du président français Emmanuel Macron, même si cette défaite sera vraisemblablement masquée par des artifices de communication et des compensations d’importance seconde.

Ce constat était pourtant largement prévisible si on évite de se focaliser sur les déclarations politiques incantatoires. Les rapports de force aux échelles mondiale et européenne poussent à plus de fragmentation et les inflexions issues du nouveau contexte géopolitique du projet européen depuis l’unification allemande sont inévitables. L’admiration du président Emmanuel Macron pour les idées de Jürgen Habermas le mettent en fait en décalage par rapport à l’évolution de l’Allemagne vers plus de souveraineté nationale et non pas vers une illusoire souveraineté européenne.

Si le président français ne rétablit pas la balance par une position très ferme en faveur de sa vision (y compris au moyen de la chaise vide) lors de négociations, on peut s’attendre à des compromis précaires et asymétriques. L’Allemagne fait déjà pencher la balance en faveur de la sienne en opposant une fin de non-recevoir aux plans utopistes d’’Emmanuel Macron. La France se contenterait de mesures déclaratoires pour montrer l’image d’un couple équilibré en termes de communication politique, même s’il est géopolitiquement déséquilibré en faveur de l’Allemagne. Lorsque viendra le bilan des propositions d’Emmanuel Macron qui n’aura pas obtenu de concessions majeures de la part des Allemands, une crise franco-allemande n’est pas à exclure, et l’on entendra plus les voix de l’opposition exigeant un rééquilibrage vis à vis de l’Allemagne sur les question géo-économiques, mais aussi en jouant sur les alliances (renforcement des liens avec USA ou Russie, ou les deux ).

2/ Une réforme du projet européen. Une autre option porte sur une réforme plus fondamentale du projet européen. Elle provient des représentations géopolitiques gaullistes et a émergé à l’occasion de la campagne présidentielle française chez pratiquement tous les opposants à Emmanuel Macron.

En se focalisant de manière trop prononcée sur la primauté et l’entente du couple franco-allemand, la France est entraînée par gravité vers les priorités germano-américaines sur les question de sécurité, la poursuite illusoire d’un monde unipolaire afin de ralentir la progression inéluctable vers le monde multicentré, et la désignation de la Russie comme l’adversaire de l’UE et de l’OTAN, au détriment des intérêts d’équilibre de la France.

Pour rétablir l’équilibre géopolitique franco-allemand, une vision continentale d’inspiration gaullienne permettrait à la France de retrouver son autonomie stratégique dans une Europe des États et des nations. Un rééquilibrage du projet euro-atlantiste exclusif actuel ne peut donc pas être efficace sans un changement d’échelle du projet européen, de Brest à Vladivostok, c’est à dire un rapprochement avec la Russie. Cette approche est compatible avec le maintien de liens forts avec les États-Unis, surtout si Donald Trump et ses successeurs arrivent à faire accepter à leur administration l’émergence inéluctable d’un monde multicentré.

Cette option permettrait à l’Europe continentale de jouer le rôle modérateur d’une rivalité entre les USA et la Chine. Le retrait relatif des États-Unis est une opportunité pour la France de pousser à un monde multipolaire, objectif partagé par la Russie et la Chine. Les forces politiques en faveur de cette option considèrent que tant que les gouvernements français successifs ne veulent pas admettre que le projet a fondamentalement changé de nature depuis l’unification allemande, le projet européen s’éloignera des intérêts nationaux français et une identification équilibrée des intérêts européens restera illusoire. Une approche moins idéalisée de la part des Français du couple franco-allemand, permettrait ensuite de négocier l’organisation de l’Europe continentale avec l’Allemagne sur des bases plus solides. Paradoxalement, on observe un rapprochement des préoccupations des citoyens français et Allemands qui refusent de plus en plus l’idéologie post-nationale et le modèle de globalisation libérale, l’immigration de masse, et désignent l’islam politique et radical comme l’adversaire principal.

Cette option impliquerait une vision du couple franco-allemand moins exclusive, comme le conçoit d’ailleurs l’Allemagne, mais avec ses propres priorités. L’UE est engagée sur une trajectoire de fragmentation géopolitique vers une Europe plus multicentrée, avec des fissures Nord-Sud et Est-Ouest. Cette approche donnerait aussi plus de poids à la relation entre la France et les pays méditerranéens (Italie, Espagne), mais aussi avec les pays d’Europe centrale et orientale qui refusent les quotas migratoires proposés par le gouvernement allemand et qui sont aussi en faveur d’une Europe des nations et des États.

 

Un paysage politique fragmenté

 

Le paysage politique en Allemagne, comme en France est aussi de plus en plus fragmenté à la suite de la crise migratoire qui divise profondément les nations. Cette crise menace les fondements de l’UE dont le modèle de démocratie ouverte, libérale et multiculturaliste est de plus en plus en décalage avec les demandes de sécurité des citoyens face aux évolutions mondiales.

Un saut qualitatif franco-allemand est de moins en moins probable si un accord n’est pas trouvé pour y répondre de manière commune. À l’image du monde marqué par les recompositions géopolitiques, l’incertitude se renforce pour la relation franco-allemande et a fortiori pour le projet européen dont les membres réagissent aux crises multiples par des compromis précaires et inachevés.

L’épicentre de la crise de l’UE est donc la rivalité franco-allemande. Elle va probablement s’accroître à moyen terme face à l’inertie Allemande arc-boutée sur ses avantages. Cette évolution rendra plus visible l’obsolescence des paradigmes de l’UE dans le contexte de l’émergence d’une monde multi-centré plus fluide et déterminé par les rivalités géopolitiques.


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