Perspectives 2019

Mis en ligne le 10 Jan 2019

Avec cet article, les auteurs proposent un tour d’horizon prospectif de la scĂšne stratĂ©gique internationale et de ses implications pour la France. Selon eux, le dĂ©rĂšglement stratĂ©gique devrait se poursuivre en 2019, avec un contexte international marquĂ© par une tentation gĂ©nĂ©rale au repli identitaire. Sur fond de conjoncture intĂ©rieure difficile, la France devra prendre en compte ce contexte global pour adapter son action internationale.

 


Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « Perspectives 2019 ». La Vigie, lettre
bimensuelle sur abonnement, Numéro 103, 3 Janvier 2019.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de La Vigie.



L’annĂ©e 2018 avec ses jeux, ses crises et leurs rebondissements, a semblĂ© inaugurer une nouvelle Ăšre stratĂ©gique[1]. Et le dĂ©rĂšglement stratĂ©gique observable depuis 3 ans pourrait s’accentuer en 2019.

Tentons une prévision globale.

Le repli des États-Unis sur leurs intĂ©rĂȘts directs devrait s’amplifier, la consolidation de la Russie dans son espace eurasiatique et son dĂ©ploiement en Afrique se poursuivre, l’affirmation chinoise en Asie se faire plus pressante et le retrait europĂ©en se confirmer.

Ces tendances lourdes qui structurent cette Ăšre qui s’ouvre annoncent sans doute un autre point d’équilibre de la planĂšte, Ă  venir. Elles seront rĂ©gulĂ©es en 2019 par des crises ouvertes, orages de violence qui surgiront soit de zones de contact entre pĂŽles stratĂ©giques, comme au Levant, soit de compĂ©titions Ă©conomiques radicales mettant aux prises des États et des opĂ©rateurs multimodaux, soit enfin des convulsions de sociĂ©tĂ©s avancĂ©es qui, ayant Ă©puisĂ© la fĂ©conditĂ© sociopolitique de leurs dĂ©mocraties libĂ©rales, se crisperont et s’emporteront Ă  la maniĂšre des sociĂ©tĂ©s arabes il y a 10 ans.

Les pratiques multilatĂ©rales des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes se sont grippĂ©es, la voix de l’ONU porte dĂ©sormais moins loin et les solutions qu’elle promeut peinent Ă  emporter la dĂ©cision et Ă  favoriser stabilitĂ© et sĂ©rĂ©nitĂ©. La rĂ©gulation des crises est en panne. Cette tendance au dĂ©sordre que l’on avait perçue comme porteuse d’un mutisme Ă©chevelĂ© (cf. LV 61) semble l’emporter en ce dĂ©but de siĂšcle effervescent.

Ainsi en Asie de l’Est, oĂč la nouvelle donne corĂ©enne qui rĂ©sulte de la diplomatie brouillonne mais lucide de D. Trump attĂ©nue la tension et rĂ©aligne Russie et CorĂ©es, Japon et Chine ; la rĂ©unification n’est plus impossible. Ainsi aussi en Asie de l’Ouest oĂč le reclassement politico-stratĂ©gique en cours consacre la fragilitĂ© de la pĂ©ninsule arabique et induit les coups fourrĂ©s d’acteurs locaux dĂ©stabilisĂ©s (Turquie, Arabie Saoudite, YĂ©men, Iran, IsraĂ«l). Cette tension rĂ©gionale se produit sur fond d’un pĂ©trole abondant qui plonge sous la barre de 50$ le baril, privant de marge de manƓuvre des acteurs clĂ©s. Ainsi enfin, beaucoup plus prĂšs de nous, dans un Sud mĂ©diterranĂ©en qui nous engage, des mutations politiques qui se profilent en Afrique du Nord et de l’Ouest, aux abords et au cƓur du Maghreb central.

Tel pourrait se prĂ©senter l’environnement de sĂ©curitĂ© de la France en 2019 avec un nombre de points chauds qui se rĂ©duit mais des orages multiples qui grondent Ă  l’intĂ©rieur comme Ă  l’extĂ©rieur.

Une conjoncture intérieure difficile

La forte tension sociopolitique qui rĂ©sulte de l’action spontanĂ©e et tenace des Gilets jaunes a privĂ© le PR d’utiles marges de manƓuvre politiques pour accomplir les rĂ©formes qu’il a annoncĂ©es. La prioritĂ© au dĂ©samorçage de la crise a Ă©tĂ© jugĂ©e tardive et insuffisante. L’autoritĂ© de l’État en est affectĂ©e alors que le danger terroriste endĂ©mique (attaque du marchĂ© de NoĂ«l de Strasbourg) a fait douter de la lutte contre le terrorisme indigĂšne ; la signature inopportune du Pacte sur les migrations de Marrakech a renforcĂ© la dĂ©fiance. Dans ce contexte tendu, le sentiment d’un « surplace tactique » des opĂ©rations militaires dans la bande saharo-sahĂ©lienne et la modicitĂ© des soutiens europĂ©ens viennent se conjuguer au revirement brutal de l’alliĂ© amĂ©ricain en Syrie. DĂšs lors, le dĂ©ploiement du Charles de Gaulle en mer de Chine pour dĂ©fendre la libertĂ© de navigation semblerait une concession inappropriĂ©e Ă  une diplomatie navale amĂ©ricaine offensive alors mĂȘme que nos prioritĂ©s rĂ©gionales diffĂšrent. Enfin l’inutile polĂ©mique sur le nom d’une promotion de St Cyr comme la mise en pleine lumiĂšre du livre vertueux d’un CEMA dĂ©missionnaire achĂšvent de brouiller les cartes. Seules l’exĂ©cution scrupuleuse du budget des armĂ©es en 2019 et la confiance prodiguĂ©e pourront maintenir la flamme.

C’est dans ce cadre fragilisĂ© que se prĂ©parent des Ă©lections europĂ©ennes oĂč sont censĂ©es se mesurer les forces progressistes et les forces populistes du pays. Mais ce clivage orchestrĂ© a perdu toute pertinence au moment oĂč le projet europĂ©en vacille, avec un Brexit dur, la forte contestation italienne et le dĂ©sintĂ©rĂȘt rituel des Français pour cette Ă©lection Ă  un Parlement lointain dont ils ne perçoivent pas bien l’utilitĂ©. On aura lĂ  en fait un test en vraie grandeur de la pertinence du nouveau monde issu des urnes en 2017.

La conjugaison d’urgence sociale absolue et d’urgence sĂ©curitaire persistante crĂ©e en France un climat prĂ©rĂ©volutionnaire de violence politique qui remet Ă  plus tard la question de la refondation du projet europĂ©en, car l’UE est dans une impasse. Elle remet Ă  leur juste place, secondaire, les mirages de la modernisation sociĂ©tale et des nouveaux droits accordĂ©s Ă  des minoritĂ©s, comme les entreprises de durcissement d’une laĂŻcitĂ© militante qui renvoie les croyants Ă  des ghettos au moment mĂȘme oĂč la quĂȘte de sens se fait pressante dans une sociĂ©tĂ© dĂ©boussolĂ©e et pessimiste.

Pour autant, si la France va ĂȘtre trĂšs exposĂ©e dans ses choix politiques et sociaux en 2019, elle devrait ĂȘtre Ă©pargnĂ©e par de graves accidents sĂ©curitaires sur le sol national, grĂące Ă  la fin de l’EI et de sa propagande active. La dynamique des Gilets jaunes, par le besoin de fraternitĂ© et de solidaritĂ© qu’elle a exprimĂ©, pourrait contribuer Ă  resserrer les liens aujourd’hui distendus entre les diverses catĂ©gories de Français et recrĂ©er ce sentiment d’appartenance indispensable Ă  la sĂ©curitĂ©, au vivre ensemble et Ă  l’inclusivitĂ© sociale.

Un environnement régional peu rassurant

Tout autour de cette France chahutĂ©e, les autres pays voisins semblent entrĂ©s dans des pĂ©riodes d’instabilitĂ© oĂč leurs intĂ©rĂȘts convergent peu avec les nĂŽtres. L’Allemagne est stĂ©rilisĂ©e par la transition politique qui s’annonce et la question dĂ©mographique qui menace son plein emploi. La Belgique renoue avec la vacance politique, fruit amer de sa diversitĂ© ingĂ©rable. Le Royaume-Uni, qui reste notre partenaire militaire prĂ©fĂ©rentiel, est tout occupĂ© Ă  se redĂ©finir avec un Brexit dur qui rĂ©vĂšle une vraie panne politique. Il n’aura de cesse de nous entraĂźner en 2019 comme il le fit cette annĂ©e dans des positions antagonistes avec la Russie et la Chine, qu’il s’agisse des questions ukrainiennes ou syriennes ou d’opĂ©rations navales lointaines pour la dĂ©fense de « communs » rĂȘvĂ©s. De leurs cĂŽtĂ©s, nos deux voisins latins du Sud, l’espagnol et l’italien, devraient nous faire payer cher le peu de solidaritĂ© que nous leur avons manifestĂ©e dans la gestion des flux migratoires africains qui les ont placĂ©s en premiĂšre ligne. Nous aurions pu sagement faire front en temps utile avec eux pour assainir prĂ©ventivement le bassin de la MĂ©diterranĂ©e occidentale que nous avons en partage, notamment dans la perspective des transitions politiques en cours. La constitution d’un bloc latin mĂ©diterranĂ©en face au bloc de la hanse baltique aurait eu un impact fort sur la trajectoire europĂ©enne. Elle aurait pu aussi servir le Maghreb, car c’est ensemble que les Latins doivent consolider leurs vis-Ă -vis maghrĂ©bins.

Le Maghreb pourrait en 2019 sortir de ses incertitudes actuelles avec le report des Ă©lections algĂ©riennes, une Ă©volution de la gouvernance marocaine, une extinction de la cause polisarienne. Le futur Sommet de Marseille du 5+5 est une heureuse initiative française et un rendez-vous que nous devrons rĂ©ussir Ă  l’étĂ© 2019. Le gain potentiel de cette entreprise Ă  venir est important, pour la dimension mĂ©diterranĂ©enne de l’UE, le rĂ©Ă©quilibrage intra-europĂ©en, la viabilitĂ© de l’UMA et le dĂ©veloppement sĂ©curisĂ© du Sahel.

La tentation générale du repli identitaire

Depuis la fin de la guerre froide, il y a 25 ans, le stratégiste a observé la fragilisation continue de la gouvernance de la planÚte établie tant bien que mal aprÚs les trois guerres mondiales nées sur le continent européen au cours du siÚcle précédent.

On a vu s’établir la relativisation progressive de la « religion civile » des droits de l’homme et du droit international instituĂ©e en 1945 par la Charte des Nations unies et dĂ©naturĂ©e par ses prolongements imprudents du droit humanitaire et de la responsabilitĂ© de protĂ©ger. On a vu arriver la dynamique perverse des changements politiques pour Ă©tablir un monde meilleur via de supposĂ©es vertueuses rĂ©volutions de couleur. On a assistĂ© Ă  la financiarisation effrĂ©nĂ©e des Ă©conomies mondialisĂ©es sous l’impulsion de forces de l’argent apatrides. On a entendu sonner le tocsin climatique pour protĂ©ger la planĂšte des atteintes d’une utilisation inconsidĂ©rĂ©e de ses ressources provoquant un rĂ©chauffement climatique insupportable. C’est cette derniĂšre exigence, extĂ©rieure Ă  leur vie quotidienne, et conjuguĂ©e Ă  bien d’autres, notamment europĂ©ennes, qui a dĂ©clenchĂ© la colĂšre des Gilets jaunes et fragilisĂ© la France.

Dans les pays avancĂ©s, les peuples profonds se rĂ©veillent et demandent des comptes Ă  leurs Ă©lites. On l’a vu aux États-Unis, on le voit en Europe comme en France. La bonne marche de la planĂšte n’est pas le souci de ces peuples alors que celle de la dĂ©mocratie leur importe directement. Car la dĂ©lĂ©gation de souverainetĂ© consentie aux États qui les administrent doit d’abord leur garantir prospĂ©ritĂ©, sĂ©curitĂ© et permettre la croissance de leur niveau de vie. C’est ce que ne semble pas avoir assez procurĂ© aux EuropĂ©ens la construction europĂ©enne depuis 30 ans, et l’UE qui l’incarne s’est plus prĂ©occupĂ©e de la libĂ©ration des forces productives par la vertu de la concurrence que de la viabilitĂ© des peuples. Bon nombre d’entre eux ne veulent plus ĂȘtre enrĂŽlĂ©s dans des stratĂ©gies qui les desservent et se replient.

En 2019, la France devra se prĂ©occuper de refonder sa propre viabilitĂ© sociopolitique, fondement de sa sĂ©curitĂ© intĂ©rieure et de son autoritĂ© dans son espace naturel de sĂ©curitĂ© rĂ©gionale. Pour ce faire, elle sera bien avisĂ©e de consolider sa cohĂ©sion par la justice sociale Ă  l’intĂ©rieur, de pratiquer la retenue stratĂ©gique Ă  l’extĂ©rieur et de contribuer Ă  la refonte d’un projet europĂ©en qui la rapproche d’abord de ses voisins.

Il nous faut une grande stratĂ©gie pour sortir de l’orniĂšre[2].

2 janvier 2019.

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