Dérives autoritaires dans les Balkans occidentaux: un défi pour l’intégration européenne?

Mis en ligne le 18 Juil 2019

Avec cet article, l’auteur propose une mise en lumière des multiples défis auxquels sont confrontés les Etats des Balkans occidentaux candidats à l’Union Européenne : risque d’émergence d’un bloc « illibéral », degré d’adhésion aux valeurs de l’UE en terme de lutte contre la corruption ou encore influence des services de renseignement… L’auteur s’interroge in fine sur la nécessité d’une approche européenne renouvelée à l’égard de la région.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « Dérives autoritaires dans les Balkans occidentaux: un défi pour l’intégration européenne? » de Paul-Marie Brignoli

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l‘IRSEM.


Investir dans la stabilité et la prospérité des Balkans occidentaux, c’est investir dans la sécurité et l’avenir de notre Union [1].

Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, le 6 février 2018

Lors du Conseil européen de Thessalonique de 2003, l’Union européenne (UE) a affirmé son soutien à la « perspective européenne » des pays des Balkans occidentaux [2]. Alors que la Croatie est membre depuis 2013, deux États sont désormais en phase finale de négociation, le Monténégro et la Serbie, disposant du statut de candidats respectivement depuis 2010 et 2012, tandis que la question de l’adhésion de la Macédoine et de l’Albanie est désormais soulevée. Pourtant, le sommet UE-Balkans occidentaux de Sofia, le 17 mai 2018, a laissé un goût amer aux participants compte tenu de la réticence clairement exprimée par la France et les Pays-Bas quant à la possibilité d’une adhésion rapide. Pour la Commission et une partie des États membres, à l’image de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Autriche, deux enjeux essentiels sont à souligner. Si le critère économique est à considérer, en raison de l’implantation conséquente de ces trois États dans cette région du Sud-Est de l’Europe, la problématique sécuritaire l’est tout autant. Les défis sont multiples : la crainte d’un épisode migratoire similaire à la crise de 2015 et des tensions sociales qui en découlent ; le retour de djihadistes dont les capacités de déstabilisation à moyen et long termes sont difficiles à déterminer ; sans compter les nombreux trafics qui gangrènent la région, du fait de la faiblesse ou de la complicité des autorités.

Quant au président Emmanuel Macron, bien qu’il reconnaisse la nécessité « d’ancrer les Balkans occidentaux auprès de l’UE », ainsi que « les efforts extrêmement importants » consentis par les différents candidats, il souligne également les progrès à effectuer « sur les questions de lutte contre la corruption » [3]. Cette réflexion sur les mauvaises pratiques d’acteurs locaux n’est pas anodine. Il s’avère que depuis la ratification du traité de Lisbonne en 2009, les « critères de Copenhague » sont désormais dûment enregistrés et énumérés au sein du Traité de l’UE (TUE), à l’article 49.

Or, l’article 2 le rappelle : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes [4]. »

En résumé, l’intégration européenne est explicitement réservée aux démocraties. Cette volonté de la part de l’UE d’insister sur ce point ces derniers temps, bien qu’appliquée depuis des décennies, se comprend comme une façon prudente de lutter contre l’illibéralisme environnant. D’autant que l’évolution politique des pays des Balkans occidentaux n’apparaît pas forcément conforme à la voie préconisée par l’UE. Depuis Lisbonne, la Commission européenne tend à appliquer une lecture plus stricte des critères de Copenhague. Dans le cadre de l’intégration des derniers pays balkaniques, c’est un enjeu souligné régulièrement, aussi bien par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, que par le Commissaire européen chargé de l’intégration, Johannes Hahn. Pourtant, les gouvernements locaux semblent plutôt se conformer au modèle du post-communist mafia state selon l’expression de Balint Magyar [5]. L’exemple-type cité par l’auteur est la Hongrie de Viktor Orbán dans laquelle la vague de privatisations qui a touché le pays, à la suite de la crise financière de 2008, s’est traduite à partir de 2010 par un accaparement par et pour le Premier ministre ainsi que son cercle politique proche et sa clientèle.

Il est question, dans cette note, des deux pays les plus avancés dans le processus d’intégration de l’UE, la Serbie et le Monténégro. Il s’agit d’abord de présenter brièvement les présidents respectifs de ces États, véritables détenteurs du pouvoir, suivant le modèle turc, à savoir l’accaparement des prérogatives du Premier ministre par le président de la République. Les dirigeants de ces deux États sont des personnalités atypiques dans le paysage européen, à la fois représentants de la dernière génération du communisme yougoslave et sortes de « girouettes » idéologiques. L’UE, dans sa volonté de stabiliser une région qui apparaît encore comme fragile, est contrainte de s’appuyer sur ces partenaires qui penchent allégrement vers la Hongrie et la Turquie en tant que modèles de gouvernance. Aussi, un véritable paradoxe se fait jour depuis plusieurs années : d’un côté la volonté de l’UE de sécuriser la région, en s’appuyant sur des hommes forts, garants de la stabilité, de l’autre la promotion de valeurs que ceux-ci dédaignent. Néanmoins, depuis le sommet de Sofia de mai 2018, il y aurait une prise de conscience collective des acteurs européens face à cette situation contradictoire, c’est-à-dire que le principe de conditionnalité doit (re) devenir un élément clé dans le cadre de cette intégration. Aussi, plutôt que d’insister sur le danger de l’influence extérieure, qu’elle soit russe, chinoise ou de la péninsule arabique, en partie alimentée par les acteurs locaux à des fins stratégiques, tâchons de nous focaliser sur la montée de l’autoritarisme, danger bien plus concret dans l’immédiat [6]. C’est pour-quoi nous insisterons particulièrement sur la concentration du pouvoir et le clientélisme au sommet de l’État, l’enjeu que représente la liberté de la presse, et le rôle des services de renseignement.

Le risque croissant de l’établissement ou de la préservation de régimes aux tendances illibérales, dans le cadre de l’adhésion européenne, est d’autant plus préoccupant que cela renforcerait plus encore la tendance actuelle, dont la Pologne et la Hongrie sont le fer de lance, au sein même de l’UE. Les démocraties libérales de l’Ouest ne sont-elles pas en train de créer leurs adversaires de demain ?

CONCENTRATION DU POUVOIR ET CLIENTÉLISME

L’heure actuelle, les deux pays les plus avancés dans le processus d’intégration de l’UE, la Serbie et le Monténégro, disposent de la particularité d’avoir à leur tête un leader, présent depuis longtemps sur le devant de la scène politique, dans le cadre d’un régime parlementaire. Ainsi, les citoyens serbes ont élu en mai 2017 leur ancien Premier ministre (2014-2017), Aleksandar Vučić. Celui-ci, journaliste de profession, rejoint au début des années 1990 le Parti radical serbe (SRS), créé par Vojislav Šešelj et Tomislav Nikolić – le premier est désormais condamné pour crime contre l’humanité et le second est président du Conseil national pour la coopération avec la Russie et la Chine.

Partisan de la guerre en Bosnie, le parti nationaliste survit difficilement à la chute de Slobodan Milošević, en octobre 2000, dont le ministre de l’Information n’est autre qu’A. Vučić, depuis 1998. Ce n’est qu’en 2008 que ce dernier, associé à T. Nikolić, fonde le Parti progressiste serbe (SNS), entraînant un profond revirement idéologique, puisque ces anciens radicaux se présentent désormais comme favorables à l’UE, tout en n’oubliant pas d’affirmer l’importance des liens avec la Russie. Dès lors, le parti remporte l’ensemble des élections à partir de 2012. A. Vučić surprend après son élection présidentielle en 2017, en nommant une femme Premier ministre, pro-européenne et homosexuelle, dans un pays où les mœurs sont pourtant assez traditionnelles.

Nous retrouvons quelques analogies dans le cas du Monténégro, avec la figure de Milo Đukanović. Ce dernier est soupçonné par la justice italienne d’avoir participé à la contre-bande de cigarettes en direction de l’Europe dans les années 1990, alors que le pays était sous embargo international [7]. Et ce, grâce à la position qu’il acquiert dès 1991, à 29 ans, quand il est nommé par S. Milošević à la tête de cette République de Yougoslavie, après avoir évincé les cadres vieillissants du Parti communiste monténégrin et fondé le Parti démocratique socialiste monténégrin (DPS), qu’il dirige encore aujourd’hui. Perçu à l’origine de façon positive par les chancelleries occidentales en raison de sa stature de réformiste et de son hostilité progressive à l’égard de S. Milošević, il voit sa popularité décroître peu à peu en raison de sa volonté de régner sans partage puisqu’il alterne depuis cette époque les postes de Premier ministre et de président. Traditionnellement perçu comme le pré carré de la Russie dans la région, le Monténégro a pourtant annoncé en 2008 sa candidature à l’UE et à l’OTAN dont il est membre depuis 2017.

Derrière cette vitrine pro-européenne se trouve une réalité quelque peu différente. De fait, il s’agit dans un premier temps de brosser un constat assez général : la concentration croissante du pouvoir entre les mains du leader [8].

Sans doute est-il pertinent de rapprocher ces régimes de la situation actuelle de la Hongrie, sous la direction de Viktor Orbán. Ces deux États ex-yougoslaves ont connu un bouleversement institutionnel non officiel, à savoir leur basculement d’un régime parlementaire, comme énoncé dans les Constitutions respectives de 2006 et 2007, à semi-présidentiel. Concrètement, ce changement, officieux, se traduit par la concentration des pouvoirs entre les mains de ces deux présidents qui assure une influence sans précédent sur tous les aspects de la société. Le parallèle avec la Russie de Vladimir Poutine est, dans une moindre mesure, tentant : peu importe la place institutionnelle que l’homme fort du pays occupe, il tient toujours, en réalité, les rênes du pouvoir [9]. Il y a dans ces quatre pays une difficulté à distinguer les activités du parti majoritaire de celles qui relèvent de l’État. Les réformes structurelles conduites par le gouvernement à la demande de l’UE sont avant tout un outil de légitimité pour le pouvoir en place. Ainsi, chaque nouvelle élection est perçue comme un plébiscite par celui-ci et permet la redistribution des ressources étatiques auprès d’une clientèle [10].Bien que la lutte contre la corruption soit un élément de l’agenda politique de l’en-semble des partis depuis 2002, le problème reste entier, notamment en ce qui concerne le financement des élections, l’absence de régulations pour le lobbying, l’excessive protection des députés ou encore l’achat de votes [11]. Si, au quotidien, la pratique des pots-de-vin ne semble pas un immense problème, la population locale juge en revanche très sévèrement ce qui touche les instances représentatives ou nationales [12]. À cet égard, l’exemple de l’imbroglio autour du parc immobilier Belgrade Waterfront, situé en plein cœur de la ville, est édifiant : fleuron des investissements étrangers et véritable vitrine de la modernisation de la capitale, le projet est soutenu par le gouvernement actuel qui passe outre son coût. Or ce projet a donné lieu à ce qu’on a qualifié de « scandale de Savamala », en référence aux événements d’avril 2016 : une partie du quartier historique éponyme avait alors été bouclé par des individus armés et cagoulés, les piétons expulsés, tandis que des engins de chantier se chargeaient de démolir habitations et bâtiments gênant la construction dudit parc immobilier [13]. Le maire, Siniša Mali, s’était refusé à désigner le moindre coupable et avait tenté d’étouffer l’affaire en dépit des manifestations importantes organisées par une population choquée et mécontente [14]. Malgré ce scandale, S. Mali fut même un temps envisagé pour prendre la tête du cabinet du Premier ministre, avant que l’ex-maire ne soit finalement nommé ministre des Finances [15].

Au Monténégro, l’entourage de l’actuel dirigeant profite de la mainmise présidentielle sur l’ensemble de la société pour multiplier investissements et manœuvres lucratives [16]. Il est ainsi question, entre autres choses, de malversations financières dans le secteur bancaire, à l’image du renflouement par les fonds gouvernementaux de banques dans lesquelles la famille Đukanović dispose de nombreuses parts, ou encore de l’agrandissement, jugé inutile, d’une centrale à charbon dont le frère du président est actionnaire [17]. Sans compter les prêts alloués par le gouvernement à des entrepreneurs privés disposant de relations privilégiées avec cette famille et qui ne sont jamais remboursés, grevant d’autant les finances publiques [18]. L’Organized crime and corruption reporting project dresse ainsi un portrait succinct de l’ensemble des affaires dans lesquelles le président est impliqué.

LIBERTÉ DE LA PRESSE ET MUSELLEMENT DE L’OPPOSITION

La question de la liberté de la presse et de la pluralité des médias est fondamentale pour l’UE. Rappelons que l’Allemagne avait suspendu à ce titre le processus d’adhésion de la Croatie en 2011. Néanmoins, il convient de souligner que l’intégration européenne n’est pas une solution miracle : la Bulgarie, même au sein de l’UE, dispose d’un des plus mauvais scores du continent européen en termes de liberté de la presse, y compris par rapport aux autres pays balkaniques [19].

Or, en Serbie, il s’avère que la situation s’est aggravée depuis 2012 avec l’arrivée du SNS au pouvoir et, deux ans plus tard, avec la nomination d’Aleksandar Vučić en tant que Premier ministre. Cette élection coïncide avec la privatisation massive des médias nationaux et locaux, qui a entraîné une captation de ceux-ci par des proches du pouvoir et une « tabloïsation » de la presse, au détriment d’un journalisme porté sur l’investigation. S’ajoute à cela, à partir de 2014, une volonté de limiter la portée des journaux indépendants ou pro-européens, qui entrent de fait dans le collimateur du gouvernement [20]. D’autant plus que le processus de privatisation des médias publics est achevé en décembre 2015, lorsque près de 72 médias ont été ouverts aux enchères [21]. Au terme de ces ventes, le bilan est mitigé, puisque environ la moitié des titres a trouvé un repreneur, tandis que le format des tabloïds est désormais courant [22]. Ce mouvement de privatisations, poussé par l’UE, a donc pour le moment l’effet inverse à celui escompté, en limitant à la fois le nombre de médias disponibles et leurs financements [23].

De la sorte, les journaux classés comme « indépendants » subissent de multiples entraves administratives, que ce soit la multiplication d’inspections de la part du gouvernement ou l’impossibilité de toucher des subventions publiques, à l’image du journal Vranjke [24].

A cela s’ajoutent menaces, campagnes de diffamation, gel des comptes de différents journaux, tels que le Adria Media Group, Kurir ou Danas [25]. Certaines méthodes employées à l’heure actuelle ne sont que de lointains échos de ce qui s’est déjà produit il y a près de vingt ans. Outre ces difficultés à caractère administratif, la menace peut devenir bien plus concrète et toucher individuellement certains journalistes.

Lors de la journée mondiale de la liberté de la presse qui s’est déroulée le 3 mai 2018, le Défenseur des droits serbe a pu présenter l’état de celle-ci dans le pays : depuis le début de l’année, il y aurait eu une trentaine d’agressions de journalistes, dont deux physiques [26] La plupart du temps, ces pressions s’exercent sur des journalistes qui enquêtent sur des membres de la pègre, des hommes d’affaires ou politiques, réputés proches du pouvoir. En 2017, on a dénombré plus de quatre-vingt-dix agressions ; l’une d’elles fut en particulier relayée, ayant eu lieu le jour de l’investiture du président Vučić. Plusieurs journalistes et manifestants furent molestés par des membres du service de sécurité officieux du président piochés dans les rangs des hooligans et autres caïds de Belgrade [27]. Les autorités sont en outre soutenues dans cette tâche par les journaux qui leur sont proches et qui disposent d’une audience considérable, à l’image de Blic, Informer ou Politika, sans compter les chaînes de télévision, telle Pink TV. Ces médias ne manquent pas, lors de l’élection présidentielle, de présenter sous un jour favorable l’ancien Premier ministre et ses collaborateurs et de les inviter très régulièrement sur les plateaux ou dans les colonnes de journaux [28].

En résumé, l’actuel président concentre une grande partie de la couverture médiatique, les autres candidats étant relégués au rôle de simples cautions démocratiques ou de cibles privilégiées de ces mêmes médias. Les médias proches du pouvoir n’hésitent pas à soutenir chaque affirmation de ce dernier, en particulier lorsqu’il s’agit de discréditer des pairs en les accusant d’être financés par des organes occidentaux, singulièrement lorsque ceux-ci enquêtent sur des affaires de corruption ou de clientélisme touchant la sphère gouvernementale [29]. Plusieurs agences ont été dans l’obligation de mettre la clé sous la porte ; toutes se trouvaient en opposition au gouvernement ou, tout du moins, ont eu le malheur d’effec-tuer des enquêtes un peu trop poussées sur des membres du cabinet et leurs proches amis [30].

Ainsi, la vie privée du président est farouchement défendue par des cerbères média-tiques : lorsque le journal Krik a tenté de publier des informations compromettantes pour le chef de l’État, le tabloïd Informer s’est lancé dans une féroce campagne de diffamation, décrédibilisant d’office l’enquête menée [31].

Toute enquête ou affirmation contraire à la version officielle prônée par les autorités se voit taxer de « relais américain » ou de « propagande occidentale » – ce qui touche certains citoyens : le souvenir des bombardements de 1999 est encore vivace dans le pays, d’autant plus que la flamme est régulièrement attisée par les gouvernements successifs qui n’hésitent pas à soutenir officiellement les productions médiatiques ou cinématographiques qui relaient une version très serbo-centrée de ces événements [32].

Quant au Monténégro, en dépit d’un marché extrêmement faible (660 000 habitants), de nombreux médias y sont implantés. Mais cette diversité n’est que relative et numérique, puisque l’essentiel des journaux, chaînes de télévision et de radios ou sites Internet sont publics et nécessitent l’injection de fonds par l’État pour subsister face à un marché privé concentré dans les mains de quelques oligarques, eux-mêmes proches du pouvoir [33].

Ainsi, lors de la dernière élection présidentielle, Milo Đukanović a largement privilégié certains partenaires privés, plutôt que de s’appuyer sur la télévision nationale (RTCG), qui, durant toute l’année 2017, avait subi de nombreuses pressions (principalement, le renvoi de son président et de certains membres de son conseil d’administration) [34]. Ainsi, au nombre de ses plus grands soutiens audiovisuels, on trouve désormais Pink M TV, branche monténégrine de Pink TV, le pilier médiatique du président serbe [35].

A la veille du sommet UE/Balkans qui s’est déroulé le 17 mai 2018 à Sofia, les partenaires balkaniques ont eu l’occasion de rencontrer une partie des dirigeants européens, accompagnés de personnalités de la société civile issues essentiellement d’ONG et de médias. Compte tenu de la dégradation de la liberté de la presse ces dernières années, ces organisations ont appelé l’Europe à renforcer son contrôle quant au bon fonctionnement de ce rouage jugé essentiel pour un déroulement satisfaisant de la vie démocratique. À terme, il a été demandé de créer le Media Freedom Advocacy Fund, dont l’objectif consisterait à sou-tenir les journalistes locaux face aux pressions politiques [36].

LE RÔLE DES SERVICES DE SÉCURITÉ EN SERBIE

En Serbie, l’appareil de sécurité intérieure n’a pas connu de réformes similaires à celles que d’autres pays précédemment sous influence soviétique ont pu conduire suite à l’implosion de l’URSS [37]. Il n’y a pas eu de transition démocratique comparable dans les années 1990. Les services de sécurité ont joué un rôle non négligeable dans la prolongation de la guerre, en permettant de financer et d’armer des groupes paramilitaires, notamment en Republika Srpska [38]. Majoritairement composés de Serbes, les anciens services de renseigne-ment intérieur yougoslaves ont subsisté pendant toute la décennie 1990.

Compte tenu de l’isolement du pays dû au blocus occidental et à un marché noir préexistant qui s’est amplifié en raison des restrictions, les liens avec la pègre se sont multipliés : l’exemple le plus fameux reste sans aucun doute celui de Željko Ražnatović, dit Arkan, tout à la fois chef d’un groupe paramilitaire et malfrat notoire lié à la Sécurité d’État [39]. La frontière entre paramilitaire, agent étatique et truand est alors on ne peut plus trouble. Or, cette imbrication ne s’achève pas au terme de ces conflits. Depuis la fin du régime de S. Milošević, plusieurs réformes ont été mises en place en 2002, 2007 et 2009, pour tenter d’encadrer des services jugés trop influents [40]. La dernière de ces tentatives entend mettre en place un contrôle parlementaire par le biais d’une commission chargée de la supervision de ces services de renseignement. Après moins de dix ans d’existence, cette Commission n’est plus réellement active aujourd’hui [41].

En réalité, elle est désormais entre les mains du SNS : sur les dix-huit membres qui la composent, seuls cinq députés sont régulièrement présents aux séances, dont quatre issus du parti. Concrètement, la Commission est noyautée par le parti au pouvoir et ne fonctionne pas correctement, d’autant plus que le reste des parlementaires n’a pas eu accès à l’accréditation nécessaire à l’examen de certains documents [42]. Outre l’opacité liée au fonctionnement même de ces services, la question de la politisation reste majeure : le directeur de l’Agence de renseignement serbe (BIA) n’est autre qu’un ex-ministre de la Défense et, surtout, co-fondateur du parti au pouvoir.

Hors de réel contrôle, la BIA profite allégrement de cet état de fait pour multiplier les pratiques illégales, telles la surveillance et l’écoute de citoyens [43]. Par ailleurs, cette liberté n’a pas que des répercussions internes.

La tentative de coup d’État au Monténégro en 2016 et les événements au Parlement de Macédoine en 2017 tendent à souligner cette autonomisation à des fins politiques – ces deux ingérences sont survenues lorsque s’est posée la question de l’adhésion de ces deux pays à l’OTAN. En effet, le 27 avril 2017, après l’élection du président de l’Assemblée nationale suite à l’élection présidentielle en Macédoine, devant les députés, une centaine de membres du VMRO-DPMNE – le parti conservateur qui vient tout juste de perdre le pouvoir, après avoir occupé les plus hautes fonctions nationales pendant près de onze ans – sont entrés par la force dans l’enceinte du Parlement macédonien, et ont déclenché une rixe gigantesque, au cours de laquelle une dizaine de députés ont été blessés. Parmi les intrus se trouvait Goran Živaljević, un membre de la BIA en poste à l’ambassade de Serbie à Skojpe depuis 2005 [44]. Dans un cas comme dans l’autre, le rôle des services serbes est pour le moins trouble, puisque l’on retrouve parmi les accusés des ressortissants de ce pays, mais également de Russie [45] ayant un lien direct – le principal accusé pour le coup au Monténégro est un ancien colonel de la gendarmerie serbe – ou indirect avec ces dits services.

CONCLUSION : UNE NOUVELLE APPROCHE EUROPÉENNE À L’ÉGARD DE CES DEUX PAYS ?

Il est compréhensible que dans les pays balkaniques, où les perspectives économiques restent limitées et où la pluralité politique tend à disparaître, alors qu’à leurs portes se situe l’une des principales entités économiques mondiales, une partie de la population, notamment parmi les plus jeunes, se tourne vers cette échappatoire que représente l’UE. Certes, du côté européen, une lassitude se fait sentir au sein des institutions européennes concernant la lenteur des réformes engagées, notamment au Monténégro [46]. Mais s’avère-t-il judicieux de donner l’impression de soutenir des régimes que l’on pressent de plus en plus en contradiction avec les valeurs européennes au nom de la « perspective européenne » des pays concernés ? La poursuite des discussions, si elle n’est pas accompagnée de sérieuses mises en garde, ne revient-elle pas à paraître favoriser des régimes qui semblent s’éloigner des standards de la démocratie libérale ?

La question de la posture de la France dans ce processus peut être posée : compte tenu de la volonté du président français d’impulser une relance de la dynamique européenne, il semblerait pertinent, sur la question du devenir des Balkans occidentaux, de promouvoir le renforcement du couple franco-allemand. Cette approche permettrait à la fois d’ouvrir un nouvel axe de coopération entre la France et l’Allemagne et de proposer une vision consolidée des valeurs européennes, visant à contrer les risques de dérives « illibérales » balkaniques. Une telle politique se justifierait d’autant plus que les États membres les plus favorables à l’ouverture des Balkans à l’UE – en dehors des pays d’Europe de l’Est – restent l’Italie et l’Autriche, pays qui, à l’heure actuelle, prônent eux aussi une vision de l’UE en rupture avec le pacte de valeurs précédemment arrêté. Comme il est arrivé en 2011 lorsque l’Allemagne a menacé la Croatie de suspendre l’ouverture de prochains chapitres si celle-ci n’améliorait pas la liberté de la presse sur son territoire, il est possible que les partenaires européens procèdent à pareilles mises en garde.

Cela dit, la Croatie, membre le plus récent de l’Union européenne, était déjà plus ancrée à l’Ouest que ne le sont actuellement les nouveaux candidats. Peut-être faut-il aborder le sujet d’une manière différente : plutôt que de participer « à la théâtralisation d’un affrontement entre grandes puissances [47] », il semblerait judicieux pour l’UE d’appuyer une société civile qui n’attend que son soutien  [48]. Il s’agit de maintenir les efforts portant sur la bonne gouvernance en multipliant partenariats et inspections tout en contribuant, parallèlement, au développement d’une société civile vigoureuse et en mesure de créer des contre-pouvoirs que les institutions étatiques ne sont plus en mesure de fournir [49].

Si l’UE parvient à ancrer ces pays au sein du projet européen, l’enjeu sécuritaire n’en sera que plus aisé à traiter, tandis que la crainte de l’apparition d’un nouveau bloc illibéral devrait être amoindrie. Le président Emmanuel Macron, alors qu’il exposait sa vision du projet européen à Lisbonne en juillet 2018, a laissé entendre que même la date de 2025 était irréaliste pour ces pays. Il rejoignait en cela le Commissaire européen à l’intégration, Johannes Hahn, jugeant la tâche « trop ambitieuse [50] ». Doit-on y voir une simple manifestation de la « fatigue » européenne de l’élargissement ou, également, un début de prise de conscience des dirigeants européens quant à la situation locale ?

References[+]

Par : Paul-Marie BRIGNOLI
Source : IRSEM


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