Les boucliers humains dans les conflits contemporains

Mis en ligne le 12 Mai 2021

Le phĂ©nomĂšne des boucliers humains illustre la porositĂ© croissante entre combattants et non-combattants lors des conflits contemporains livrĂ©s dans un contexte d'asymĂ©trie. Les enjeux politiques, opĂ©rationnels, juridiques ou Ă©thiques soulevĂ©s par le recours Ă  ces boucliers humains sont l’objet de la recherche menĂ©e par l’auteur.

Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CNAM.

Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : “Les boucliers humains dans les conflits contemporains”, Ă©crit par Romain Douillard, Note de Recherche n°112 – 2021.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre consultĂ©s sur le site de l’IRSEM.

 

Résumé

Expression de la fragilisation croissante de la frontiĂšre entre civils et combattants dans les guerres asymĂ©triques, les boucliers humains sont devenus des acteurs clefs du paysage stratĂ©gique mondial, dans les conflits opposant les États Ă  des groupes rebelles ou terroristes. Leur utilisation pose un ensemble de problĂšmes stratĂ©giques, politiques, juridiques et Ă©thiques aux armĂ©es qui y sont confrontĂ©es.

Introduction

Civils ou autres personnes protĂ©gĂ©es par les conventions de GenĂšve (combattants malades ou blessĂ©s, prisonniers de guerre, personnel sanitaire
) placĂ©s devant des objectifs militaires pour dissuader les frappes ennemies, les boucliers humains sont de plus en plus utilisĂ©s sur les thĂ©Ăątres d’opĂ©ration. Ces derniers mois, plusieurs incidents les impliquant ont Ă©tĂ© observĂ©s dans le cadre de conflits opposant des armĂ©es Ă©tatiques Ă  des groupes insurgĂ©s. Le 5 octobre 2020, les forces armĂ©es birmanes auraient contraint un groupe de fermiers incluant des enfants Ă  marcher devant leurs troupes, pour dĂ©gager un chemin Ă  travers les mines dans le cadre d’une opĂ©ration dans l’État de Rakhine contre l’ArmĂ©e d’Arakan, groupe rebelle de l’État de Rakhine[1]. Le 25 novembre, l’armĂ©e indienne est accusĂ©e d’avoir utilisĂ© des jeunes locaux comme boucliers humains lors d’une opĂ©ration de bouclage dans le sud du Cachemire, dans le village de Narwa[2]. Quelques jours plus tĂŽt, dans une lettre adressĂ©e au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations unies et au Haut Commissariat des Nations unies pour les rĂ©fugiĂ©s, plusieurs ONG amĂ©ricaines travaillant dans les camps de Tindouf en AlgĂ©rie dĂ©nonçaient l’utilisation rĂ©currente d’enfants et de femmes comme boucliers humains par les milices sĂ©paratistes du Front Polisario[3].

EngagĂ©e dans les opĂ©rations Chammal au Moyen-Orient et Barkhane en Afrique subsaharienne, l’armĂ©e française se trouve aussi frĂ©quemment confrontĂ©e Ă  ce phĂ©nomĂšne. À Mossoul, les combattants de l’État islamique ont contraint 100 000 civils Ă  rester enfermĂ©s chez eux pendant l’assaut menĂ© par la coalition, en piĂ©geant leurs maisons Ă  l’explosif et soudant leurs portes pour les empĂȘcher de fuir[4]. À Raqqa en 2016, Daesh a dĂ©placĂ© ses dĂ©pĂŽts d’armes dans les quartiers les plus peuplĂ©s et tenu ses rĂ©unions dans les hĂŽpitaux et les mosquĂ©es de la ville[5]. De mĂȘme, Boko Haram a notamment utilisĂ© des Ă©coliĂšres kidnappĂ©es en 2014 comme boucliers humains au NigĂ©ria pour se protĂ©ger des frappes aĂ©riennes[6].

Cette prolifĂ©ration des boucliers humains accompagne les mutations de la guerre, caractĂ©risĂ©es par le dĂ©veloppement de conflits asymĂ©triques, dans des environnements urbains, oĂč la frontiĂšre entre civils et combattants tend Ă  s’estomper. Devenue incontournable dans le paysage stratĂ©gique mondial, la figure du bouclier humain est encore peu Ă©tudiĂ©e en dehors de ses implications vis-Ă -vis du droit international. Nous prĂ©senterons dans cette note les diffĂ©rents aspects et enjeux de cette tactique de guerre Ă  laquelle nos soldats risquent d’ĂȘtre de plus en plus souvent confrontĂ©s dans les annĂ©es Ă  venir. AprĂšs une mise en perspective historique et un rappel de la rĂ©glementation juridique, nous poserons les enjeux tactiques et stratĂ©giques liĂ©s Ă  l’utilisation de boucliers humains et Ă  l’usage sĂ©mantique de cette dĂ©nomination. Puis dans une derniĂšre partie, nous analyserons les dilemmes auxquels sont confrontĂ©s les États en leur prĂ©sence.

Les boucliers humains dans l’Histoire

Si le terme apparaĂźt Ă  la suite de la Seconde Guerre mondiale, la pratique a une longue histoire. Au VIIe siĂšcle, les Chinois utilisaient des membres de tribus « barbares » comme boucliers humains Ă  la frontiĂšre turco-mongole, et les Mongols dĂ©ployaient des prisonniers de guerre Ă  cet usage pendant leurs conquĂȘtes[7]. Au XIIe siĂšcle, le juriste arabe Ibn Khalil dĂ©nonçait la pratique indigne de l’ennemi se faisant « un rempart de ses femmes et enfants[8] ». En 1668, le corsaire gallois Henry Morgan utilisa comme boucliers humains des religieux jĂ©suites espagnols qu’il venait de capturer pour conquĂ©rir la place forte de Portobelo au Panama[9]. Pendant la guerre de SĂ©cession amĂ©ricaine, des prĂȘtres et hommes d’Église furent placĂ©s sur des trains par l’armĂ©e unioniste pour empĂȘcher les combattants irrĂ©guliers sĂ©cessionnistes de les attaquer[10]. De tels Ă©vĂ©nements se produisirent Ă©galement lors de la guerre franco-prussienne de 1870, de la seconde guerre des Boers, des deux conflits mondiaux, de la guerre sino-japonaise ou encore de la guerre du Vietnam[11]. À titre d’exemple, le 25 mai 1940, plusieurs dizaines de prisonniers de guerre belges sont utilisĂ©s par l’armĂ©e allemande comme boucliers humains pour tenter de prendre le village de Vinkt.

Les conflits armĂ©s de ces vingt derniĂšres annĂ©es semblent tĂ©moigner d’une amplification de ce phĂ©nomĂšne. Au cours de la premiĂšre guerre du Golfe, Saddam Hussein annonce son intention d’utiliser les « ressortissants de nations agressives » comme boucliers humains dans le but d’empĂȘcher l’attaque de sites stratĂ©giques. Prisonniers de guerre et otages Ă©trangers furent positionnĂ©s devant des barrages, des raffineries et usines afin de protĂ©ger ces infrastructures[12]. En 1995, lors du siĂšge de Sarajevo, des observateurs des Nations unies furent enchaĂźnĂ©s Ă  des objectifs militaires afin de dissuader la coalition de l’OTAN[13] de mener des raids aĂ©riens. Lors de la deuxiĂšme guerre d’Irak, le rĂ©gime irakien utilisa des boucliers humains comme technique de counter-targeting face Ă  l’armĂ©e amĂ©ricaine. Les Fedayins de Saddam se fondirent dĂ©libĂ©rĂ©ment dans la population civile, combattant l’ennemi en se cachant derriĂšre femmes et enfants.

Le phĂ©nomĂšne des boucliers humains volontaires est Ă©galement significatif, quoique de moindre ampleur. En fĂ©vrier 2003, quelques semaines avant le dĂ©but de l’opĂ©ration Iraqi Freedom, des centaines d’activistes pacifistes de pays occidentaux se rendirent en Irak pour protĂ©ger les sites stratĂ©giques irakiens des bombardements amĂ©ricains et arrĂȘter la guerre. La mĂȘme annĂ©e, la jeune activiste amĂ©ricaine Rachel Corrie est Ă©crasĂ©e par un bulldozer israĂ©lien dans la bande de Gaza, aprĂšs avoir tentĂ© de faire obstacle avec son corps Ă  la destruction d’habitations palestiniennes.

Les boucliers humains face au droit international humanitaire

Dans le cadre des conflits armĂ©s internationaux (CAI), les boucliers humains font l’objet d’une interdiction conventionnelle absolue. L’article 23§1 de la troisiĂšme convention de GenĂšve note qu’aucun prisonnier de guerre ne devra « ĂȘtre utilisĂ© pour mettre par sa prĂ©sence certains points ou certaines rĂ©gions Ă  l’abri des opĂ©rations militaires ». L’article 28 de la quatriĂšme convention de GenĂšve et l’article 51§7 du Premier Protocole additionnel aux conventions de GenĂšve de 1949 reprennent la mĂȘme formulation que l’article 23§1 en y intĂ©grant cette fois l’ensemble des personnes protĂ©gĂ©es au sens de l’article 4 de la Convention (civils, blessĂ©s et malades, personnel sanitaire, humanitaires
). Enfin, dans le Statut de Rome de 1998, instituant la Cour pĂ©nale internationale, l’utilisation de boucliers humains lors d’un conflit armĂ© international a Ă©tĂ© Ă©rigĂ©e en crime de guerre, Ă  l’article 8 (2) (b) (xxiii)[14].

En revanche, dans le cadre d’un conflit armĂ© non international (CANI), aucune rĂšgle conventionnelle n’interdit expressĂ©ment l’usage de boucliers humains. Certains juristes estiment cependant qu’il est possible de fonder une interdiction sur la base de l’article 13§1 du Protocole II, lequel garantit Ă  la population civile et aux personnes civiles une « protection gĂ©nĂ©rale contre les dangers rĂ©sultant d’opĂ©rations militaires[15] ». Ils mobilisent Ă©galement le droit coutumier pour affirmer que l’interdiction vaut tant dans les CAI que dans les CANI[16] : elle dĂ©coulerait des obligations de distinction et de prĂ©caution pour sĂ©parer les objectifs militaires des civils, principes fondamentaux du droit international humanitaire qui constituent des rĂšgles coutumiĂšres tant en CAI qu’en CANI. Ils soulignent Ă©galement qu’un certain nombre de manuels militaires interdisent la pratique des boucliers humains en CANI[17], que le droit interne de plusieurs États sanctionne cette pratique comme une infraction pĂ©nale[18], que de tels agissements ont rĂ©guliĂšrement Ă©tĂ© condamnĂ©s par la communautĂ© internationale (États, ONU et CICR)[19] et qu’aucune pratique contraire n’aurait Ă©tĂ© relevĂ©e.

Usages tactiques

Nous distinguons trois types d’usages tactiques des boucliers humains. Il y a d’abord un usage dĂ©fensif, dont le but est de mettre Ă  l’abri du feu ennemi des sites stratĂ©giques (base militaire, usine d’armement, raffinerie, pont…) en y positionnant des personnes, ou de protĂ©ger ses combattants en les installant dans des zones densĂ©ment peuplĂ©es, dans des lieux d’habitation, des Ă©coles, des hĂŽpitaux
 Dans la premiĂšre option, ce sont des civils qui sont pris en otages (si non consentants) et transfĂ©rĂ©s sur les lieux des objectifs militaires menacĂ©s par l’ennemi. À l’inverse, dans le deuxiĂšme cas de figure, ce sont les combattants qui pĂ©nĂštrent dans des environnements urbains pour poser leurs quartiers au coeur de lieux de vie civils. En important les combats au sein mĂȘme des villes et de la population, cette derniĂšre forme dĂ©structure particuliĂšrement les catĂ©gories traditionnelles de la guerre, fondĂ©e sur les distinctions entre civils et combattants, front et arriĂšre, guerre et paix.

Le second type d’usage est un usage offensif. Les boucliers humains sont ici utilisĂ©s comme couverture par les forces attaquantes pour empĂȘcher la riposte lors d’une offensive. Ils sont placĂ©s de force sur un objectif militaire qui menace directement l’ennemi, par exemple attachĂ©s sur le toit d’un char ou devant des tireurs d’élite. En mai 1940, la division SS Totenkopf utilisa ainsi Ă  Beuvry plusieurs centaines de civils comme boucliers humains Ă  proximitĂ© de la ligne de feu pour protĂ©ger le dĂ©ploiement des canons de son artillerie face aux soldats français et anglais[20]. Le bouclier constitue dans ce cas une « menace innocente » selon les termes du philosophe Robert Nozick, il rend l’arme plus menaçante en raison de la rĂ©ticence prĂ©sumĂ©e de ses ennemis Ă  ouvrir le feu : il est incorporĂ© Ă  la menace et en est indissociable[21].

Le troisiĂšme usage est un usage de couverture dans le cadre d’actions mobiles et non offensives. Il peut s’agir de transport de troupes ou de matĂ©riel, de missions de reconnaissance, d’opĂ©rations de maintien de l’ordre ou de bouclage d’une zone. Les boucliers humains sont puisĂ©s parmi les civils de la rĂ©gion traversĂ©e et accompagnent les militaires dans leurs actions. Ils sont censĂ©s empĂȘcher les embuscades, les guets-apens, les frappes aĂ©riennes visant les convois et peuvent mĂȘme ĂȘtre envoyĂ©s en premiĂšre ligne pour ouvrir un chemin potentiellement piĂ©gĂ©. À titre d’exemple, l’armĂ©e israĂ©lienne a exercĂ© pendant des annĂ©es une « procĂ©dure de voisinage » (neighbor procedure) dans les territoires palestiniens, qui consiste dans le cadre d’une arrestation d’un terroriste prĂ©sumĂ© Ă  forcer l’un de ses voisins Ă  se rendre devant sa porte pour le convaincre de sortir[22]. Dans un autre cas de figure, en 2017 l’armĂ©e indienne a fait scandale dans le Cachemire aprĂšs avoir ligotĂ© un civil sur un vĂ©hicule militaire pour dissuader les manifestants de jeter des pierres sur ses soldats[23].

Fonctions stratégiques

Si les boucliers humains peuvent parfois ĂȘtre dĂ©ployĂ©s par des États en lutte contre des groupes rebelles, ils sont aussi l’arme privilĂ©giĂ©e du « faible » qui, incapable de rivaliser par des moyens conventionnels, cherche Ă  neutraliser l’avantage numĂ©rique et/ou technologique dĂ©tenu par l’ennemi en façonnant les conditions du combat de telle maniĂšre qu’il ne puisse l’attaquer sans violer les rĂšgles du jus in bello. Cette tactique lui permet de retourner Ă  son avantage la dynamique de l’affrontement, en dissuadant son ennemi de lancer l’offensive ou en le poussant Ă  la faute. Il joue ici un jeu cynique impliquant Ă  la fois sa propre population civile, la conscience de son adversaire, le droit international et l’opinion publique. Sur le plan stratĂ©gique, l’usage de boucliers humains revĂȘt plusieurs fonctions. D’une part, leur fonction dissuasive offre une protection physique au camp qui les utilise, permettant de mettre Ă  l’abri ses combattants ou de sanctuariser un objectif militaire en le rendant intouchable. D’autre part, ils peuvent opĂ©rer une dĂ©lĂ©gitimation symbolique de l’ennemi : jeter l’opprobre sur son armĂ©e en la provoquant dĂ©libĂ©rĂ©ment et en la poussant Ă  commettre des attaques nĂ©cessairement disproportionnĂ©es et des crimes de guerre. Le dispositif fonctionne alors comme une « fabrique de martyrs » Ă  des fins de propagande de guerre[24].

En ce sens, l’usage de boucliers humains implique un usage stratĂ©gique du droit de la part de combattants irrĂ©guliers, qui s’en servent pour nuire Ă  l’ennemi rĂ©gulier et le discrĂ©diter aux yeux de l’opinion publique. Il s’inscrit dans une logique de lawfare, que Charles Dunlap dĂ©finit comme « l’usage du droit comme arme de guerre[25] ». Le droit est ici conçu comme la continuation de la guerre par d’autres moyens ; il est utilisĂ© comme substitut aux moyens militaires traditionnels afin d’obtenir des gains stratĂ©giques. Les boucliers humains constituent une « forteresse juridique » pour le camp qui en fait usage, offrant une protection lĂ©gale indirecte Ă  ses combattants et ses infrastructures stratĂ©giques. Le principe de rĂ©ciprocitĂ© qui fonde le droit de la guerre joue en leur faveur : l’obligation de respecter le droit international humanitaire subsiste mĂȘme en l’absence de rĂ©ciprocitĂ©[26]. De nos jours, cette tactique se rĂ©vĂšle davantage payante que dans le passĂ©[27]. Les boucliers humains jouissent d’un pouvoir dissuasif plus fort, du fait de la sensibilitĂ© croissante Ă  la valeur des vies humaines et de l’irruption de la sociĂ©tĂ© civile sur la scĂšne internationale[28]. En outre, les technologies de l’information actuelles n’existaient pas dans les conflits plus anciens. Les belligĂ©rants n’avaient pas les moyens techniques d’exploiter aussi rapidement et efficacement la mort des boucliers humains qu’ils le peuvent aujourd’hui.

Un terme polĂ©mique : l’enjeu de la qualification

La politique de lawfare peut Ă©galement ĂȘtre menĂ©e par l’État confrontĂ© aux boucliers humains, dans le but d’apporter une caution Ă©thique et juridique Ă  ses frappes. L’enjeu est ici celui de la qualification comme « boucliers humains » des civils prĂ©sents sur les zones de ciblage. L’attribution discursive du statut de bouclier humain Ă  des populations civiles produit des effets normatifs. Cette catĂ©gorie n’est pas seulement un Ă©noncĂ© neutre, qui dĂ©crirait de façon objective une rĂ©alitĂ© lui prĂ©existant. Qualifier une population de bouclier humain est un vĂ©ritable « acte de langage » au sens du philosophe John Austin, c’est-Ă -dire un moyen mis en oeuvre par le locuteur pour agir sur son environnement par des mots, pour produire des effets sur le rĂ©el Ă  partir d’une dĂ©nomination sĂ©mantique[29]. Le pouvoir sĂ©miotique d’attribuer le statut de boucliers humains Ă  des civils et de leur imputer des intentions permet de reconceptualiser leurs corps comme des armes et de rationaliser la violence exercĂ©e contre eux en les identifiant comme la prolongation de cibles militaires lĂ©gitimes : les civils innocents sont transformĂ©s en sujets potentiellement tuables.

Tuer des boucliers humains n’est pas la mĂȘme chose que tuer des civils, la construction discursive de civils comme boucliers humains autoriserait ainsi un relĂąchement des critĂšres de proportionnalitĂ© et de distinction et lĂ©gitimerait un niveau plus Ă©levĂ© de dommages collatĂ©raux, en transfĂ©rant la responsabilitĂ© des pertes civiles sur les Ă©paules des forces ennemies, voire de la population elle-mĂȘme si elle est supposĂ©e consentante. La mobilisation de cette catĂ©gorie fonctionne donc comme une forme de « dĂ©fense lĂ©gale prĂ©emptive », une technologie sĂ©mantique et juridique qui protĂšge les attaquants d’accusations potentielles de crimes de guerre[30]. Elle contribue Ă  structurer l’économie morale de la guerre en accusant l’ennemi de combattre de maniĂšre injuste et immorale, et en redĂ©finissant le partage entre violence lĂ©gitime et violence illĂ©gitime.

À titre d’exemple, des dĂ©bats intenses ont lieu au sujet de la qualification des civils palestiniens Ă  Gaza comme boucliers humains. Depuis des annĂ©es, l’armĂ©e israĂ©lienne mĂšne des campagnes de communication accusant les combattants du Hamas de se cacher parmi les civils gazaouis et de les utiliser comme boucliers humains pour couvrir leurs activitĂ©s. Les victimes civiles rĂ©sultant des frappes aĂ©riennes de Tsahal seraient donc de la responsabilitĂ© du Hamas qui sacrifierait dĂ©libĂ©rĂ©ment sa propre population Ă  des fin stratĂ©giques. Ce narratif israĂ©lien est contestĂ© par certains observateurs et ONG humanitaires qui critiquent une utilisation abusive de la catĂ©gorie de boucliers humains pour justifier un usage disproportionnĂ© de la force[31]. On voit ici qu’au-delĂ  de la pratique, le terme lui-mĂȘme de bouclier humain peut ĂȘtre employĂ© comme une arme permettant d’accompagner le dĂ©ploiement de la violence et de rĂ©assigner la culpabilitĂ© des morts civils Ă  la partie adverse.

LES DILEMMES DES ÉTATS

Dilemme politico-stratégique

L’usage de boucliers humains pose d’importants dilemmes aux États. D’une part, s’ils dĂ©cident de maintenir leurs objectifs de frappe, ils peuvent mettre en pĂ©ril la vie de civils innocents et ternir leur image auprĂšs de la communautĂ© internationale et des opinions publiques, avec les coĂ»ts politiques affĂ©rents. Sur le plan du conflit lui-mĂȘme, ils risquent de s’attirer l’hostilitĂ© de la population locale, et l’ennemi peut se servir des morts civils comme d’un outil de recrutement au service de sa cause, rendant alors l’opĂ©ration plus longue et plus dangereuse. D’autre part, si l’armĂ©e dĂ©cide d’annuler les frappes prĂ©vues Ă  cet endroit, elle cĂšde au chantage moral des combattants ennemis qui exploitent l’attachement aux rĂšgles Ă©thiques et juridiques des États dĂ©mocratiques pour les retourner contre eux-mĂȘmes. C’est aussi les inciter Ă  rĂ©employer cette tactique dans le futur car l’abandon des frappes serait la preuve mĂȘme de son efficacitĂ© dissuasive. Enfin, en se liant les mains face aux boucliers humains ennemis, l’armĂ©e peut mettre en danger la vie de ses propres soldats.

Le Dilemme Ă©thico-juridique

Du point de vue juridique, la violation du droit international humanitaire par l’une des parties engagĂ©es dans les hostilitĂ©s n’absout en rien son adversaire de ses propres obligations : les engagements souscrits par les États vis-Ă -vis du droit international humanitaire sont de nature unilatĂ©rale et non rĂ©ciproque[32]. Ainsi, l’obligation pour un État belligĂ©rant de respecter la population civile et de prendre les mesures prescrites Ă  cet effet ne dĂ©pend pas du respect par son adversaire de l’interdiction d’utiliser des boucliers humains posĂ©e dans le mĂȘme instrument. Toutefois, les États n’ont pas d’obligation absolue d’annuler leurs frappes en prĂ©sence de boucliers humains. Ils sont comme Ă  l’habitude tenus de respecter les principes de nĂ©cessitĂ© militaire, de distinction et de proportionnalitĂ© dans le cadre de celles-ci. Mais l’interprĂ©tation de ces normes face aux boucliers humains suscite de vifs dĂ©bats juridiques et Ă©thiques. Les boucliers humains doivent-ils ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des civils ou peuvent-ils ĂȘtre traitĂ©s au mĂȘme titre que des combattants ? Les notions de consentement et de participation directe aux hostilitĂ©s sont au coeur de ces discussions.

CritĂšre de consentement

La distinction entre boucliers humains volontaires et involontaires est souvent avancĂ©e comme critĂšre pertinent pour trancher cette question. Certains auteurs considĂšrent ainsi qu’en se constituant volontairement boucliers humains, les individus concernĂ©s perdraient leur immunitĂ© de civils[33]. Ils devraient ĂȘtre alors exclus du calcul de proportionnalitĂ© et deviendraient des cibles lĂ©gitimes. La cour suprĂȘme israĂ©lienne a ainsi introduit dans sa jurisprudence la notion de « volontĂ© libre », qui affaiblit les protections juridiques accordĂ©es aux boucliers humains dits volontaires[34]. À l’inverse, les boucliers humains involontaires conserveraient leur pleine immunitĂ©, car la valeur de vies innocentes ne peut ĂȘtre amoindrie par les actions injustes commises par un tiers[35]. Cette approche mĂ©rite d’ĂȘtre approfondie car la frontiĂšre entre volontaire et involontaire est parfois obscure. Prenons l’exemple de civils logeant dans un immeuble oĂč un groupe armĂ© a installĂ© son quartier gĂ©nĂ©ral. Ces civils sont-ils au courant de leur situation ? Et mĂȘme s’ils ont Ă©tĂ© prĂ©alablement avertis par les forces attaquantes (comme procĂšde habituellement l’armĂ©e israĂ©lienne[36]), le fait qu’ils persistent Ă  rester sur place suffit-il Ă  faire d’eux des boucliers humains volontaires, complices des combattants ? Il semble dĂ©licat de leur imputer des intentions sur des bases si fragiles, car il peut exister des paramĂštres tiers contraignant le choix de ces civils : Ăąge, infirmitĂ©, absence de moyens de transport ou de lieux alternatifs
 De mĂȘme, comment Ă©valuer la dĂ©cision de civils de se constituer boucliers humains quand celle-ci a Ă©tĂ© prise sous l’effet d’un conditionnement idĂ©ologique et de propagande Ă©tatique incessante, ou d’un climat de terreur imposĂ© par les autoritĂ©s ? Il semble difficile de connaĂźtre l’état d’esprit de chaque individu dans le contexte d’un Ă©vĂ©nement singulier et Ă©pisodique, mĂȘme s’il peut ĂȘtre plus aisĂ© d’établir leurs intentions sur la base d’activitĂ©s et engagements de long terme. Pour ces raisons, d’autres spĂ©cialistes du droit international estiment que le consentement est un critĂšre trop flou pour ĂȘtre pris en compte[37].

CritĂšre de participation

Le degrĂ© de participation aux combats est Ă©galement un critĂšre dĂ©terminant, car selon que les boucliers humains fournissent une aide indirecte ou directe aux combattants, leur immunitĂ© en sera affectĂ©e. En effet, les commentateurs s’accordent gĂ©nĂ©ralement sur l’idĂ©e que les civils ne peuvent participer directement aux combats sans abdiquer leur immunitĂ©[38]. Le 1er protocole additionnel aux conventions de GenĂšve (1977) dĂ©finit la participation directe comme « des actes qui par leur nature et leurs finalitĂ©s sont intentĂ©s pour causer un dommage immĂ©diat au personnel et Ă  l’équipement des forces ennemies[39] ». Les boucliers humains volontaires exercent-ils une participation directe, et Ă  ce titre doivent-ils ĂȘtre exclus du calcul de proportionnalitĂ© ? D’un cĂŽtĂ©, on peut estimer qu’ils n’apportent pas un soutien direct aux combattants car ils ne reprĂ©sentent pas une menace directe et immĂ©diate envers la partie adverse : ce sont des boucliers et non des armes, leur fonction est dĂ©fensive et non offensive[40]. Cependant, on peut Ă©galement considĂ©rer que bien qu’ils ne portent pas d’armes eux-mĂȘmes, les boucliers humains volontaires contribuent Ă  la perpĂ©tration des actes d’agression du parti qu’ils soutiennent, en protĂ©geant ses soldats, ses systĂšmes d’armements et ses infrastructures militaires. Par leur action, ils soutiennent la capacitĂ© d’attaque de leur camp et seraient par lĂ  directement impliquĂ©s dans les hostilitĂ©s[41]. Le CICR propose une approche plus nuancĂ©e de la question, en prenant comme critĂšre le niveau d’impact sur les combats causĂ© par leur prĂ©sence. Lorsque des boucliers humains volontaires constituent un obstacle physique au dĂ©roulement des opĂ©rations militaires, par exemple en bloquant une route, il s’agirait d’une participation directe aux combats. À l’inverse, quand l’obstacle qu’ils prĂ©sentent n’est pas de nature physique mais seulement de nature morale (par exemple lors de bombardements aĂ©riens), leur participation ne serait alors qu’indirecte[42].

Des dĂ©bats existent Ă©galement sur le poids Ă  accorder aux boucliers humains dans le calcul de proportionnalitĂ© : doivent-ils ĂȘtre considĂ©rĂ©s Ă  Ă©gale valeur des autres civils, ou leur prĂ©sence autorise-t-elle un relĂąchement du critĂšre de proportionnalitĂ© et un taux plus Ă©levĂ© de dommages collatĂ©raux ? Quel prix accorder Ă  la vie des boucliers humains[43] ? Celui-ci doit-il ĂȘtre universel ou varier selon des critĂšres particuliers comme leur Ăąge, leur genre, leur appartenance nationale (citoyen de son pays, d’un pays alliĂ© ou ennemi), leur raison sociale (civil, prisonnier de guerre, personnel sanitaire ou humanitaire…)[44] ? Les dĂ©bats portent aussi sur le niveau de risque que les soldats doivent ĂȘtre prĂȘts Ă  prendre pour rĂ©duire les risques pesant sur la vie des boucliers humains : dans quelle mesure un État a-t-il le devoir d’agir pour protĂ©ger la vie de ses soldats, mĂȘme au prix de pertes civiles plus Ă©levĂ©es[45].

CONCLUSION

Acteurs clefs des conflits Ă  venir, les boucliers humains doivent ainsi faire l’objet d’une rĂ©flexion stratĂ©gique et normative approfondie de la part des États qui sont amenĂ©s Ă  y ĂȘtre confrontĂ©s aujourd’hui et dans le futur. MĂȘlant Ă©thique, droit et politique, la problĂ©matique des boucliers humains interroge les principes des États, mettant en question le sacro-saint principe dĂ©mocratique de l’égalitĂ© en valeur des vies humaines. À travers les corps passifs de ces civils souvent pris au piĂšge dans des affrontements qui les dĂ©passent, ce sont les corps politiques eux-mĂȘmes qui sont mis Ă  l’épreuve.

References[+]

Par : Romain DOUILLARD
Source : IRSEM


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