Conflictualité et géoéconomie des ressources

Mis en ligne le 09 Oct 2017

Au cœur des sociétés humaines, de leur prospérité, de leur sécurité voire de leur survie, la question de l’accès aux ressources est à l’aube d’une radicale transformation, compte-tenu des profondes mutations économique et démographique en cours. A partir de premiers constats anthropologiques et historiques, cet article souligne l’ampleur inédite des tendances à l’œuvre et leur poids sur la quête des ressources naturelles, énergie et matières premières. Il brosse le tableau d’un paysage contrasté et paradoxal, où répartition spatiale inégale et croissance des besoins impactent les équilibres géoéconomiques et géopolitiques. Il s’interroge enfin sur les voies et moyens d’une anticipation, d’une intelligence stratégique et économique. Elle pourrait selon l’auteur se déployer au travers d’une approche multifactorielle partagée avec nos partenaires européens et transatlantiques, en combinant les analyses géostratégiques, technologiques et économico-financières.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont :

Christophe-Alexandre Paillard, « Conflictualité et géoéconomie des ressources », Défis n°6, Janvier 2016.

Ce texte, ainsi que la publication Défis n°6, peuvent être visionnés et téléchargés gratuitement sur le site de l‘INHESJ.

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Conflictualité et géoéconomie des ressources

 

Depuis le lancement de la révolution industrielle au Royaume-Uni à l’extrême fin du XVIIIe siècle, notre monde est confronté à une hausse tendancielle de sa dépendance à l’égard des matières premières pour son fonctionnement, son développement et sa survie. L’inégale répartition des ressources, l’absence de point de vue commun sur une exploitation rationnelle de ces richesses, de même que l’absence de prise en compte d’une évaluation des risques à long terme rendent aléatoire l’établissement d’une approche globale commune pour anticiper et répondre aux menaces et risques futurs de notre approvisionnement collectif en matières premières, qu’il s’agisse d’hydrocarbures, de métaux, de bois, de denrées agricoles ou de ressources aquifères.

L’émergence de nouvelles puissances sur la scène internationale ces vingt dernières années, qui, malgré la crise économique, sont de fortes consommatrices de ressources naturelles, comme le Brésil, la Chine ou l’Inde, fait craindre qu’une fois la crise passée, la reprise de la hausse de leurs besoins ne déstabilise durablement les équilibres à long terme entre l’offre et la demande de matières premières, dans un monde où la richesse n’est pas extensible à l’infini. La volonté des différents pays consommateurs, pays développés ou pays émergents, d’assurer un contrôle physique sur des régions productrices clefs de ressources naturelles peut déboucher sur de nouveaux conflits géopolitiques. Différents cas de figure pointent d’ores et déjà : eau potable des grands fleuves d’Asie du Sud-Est ; lithium de Bolivie ; essences rares d’Afrique centrale ; minerais stratégiques du Congo ; ressources de l’Arctique ; terres arables de l’Afrique subsaharienne ; etc.

A priori, la disponibilité des matières premières les plus critiques est appelée à diminuer, si l’on ne tient pas compte du progrès technique et de la capacité technologique de notre monde à réduire la part occupée par les matières premières dans les processus de production et les besoins de consommation d’une population terrestre toujours en croissance. De telles révolutions technologiques sont à ce jour difficilement anticipables ou identifiables. En conséquence, en dehors des périodes de grave crise économique facteur de récession ou de faible croissance, l’attrait pour les ressources naturelles ne devrait pas cesser de croître au cours de ce nouveau siècle, obligeant à nous interroger sur le niveau de conflictualité que leur contrôle pourrait favoriser.

 

La quête du contrôle des ressources naturelles est aussi ancienne que l’existence humaine et depuis longtemps tributaire de la démographie

Sans remonter aux temps préhistoriques où la maîtrise progressive des métaux a permis par exemple de sortir de l’âge de la pierre, l’histoire humaine est fortement marquée par des conquêtes liées à la maîtrise des matières premières. L’expression la plus extrême de ce type de comportement fut bien sûr la notion de maîtrise de l’espace vital dans l’Allemagne du IIIe Reich ou celle de sphère de coprospérité asiatique pour le Japon d’Hiro Hito. Dans les deux cas, la conquête militaire était justifiée par la nécessité de contrôler des espaces géographiques permettant de faire face aux besoins présents et futurs en matières premières des populations allemandes ou japonaises.

Nés de la Seconde Guerre mondiale et de l’entrée dans l’ère de notre possible autodestruction par l’arme nucléaire et la guerre totale, de nombreux scenarii apocalyptiques impliquant la consommation excessive de nos ressources naturelles traversent aujourd’hui encore l’imaginaire des créateurs, tout particulièrement au cinéma, de Soylent Green du réalisateur Richard Fleischer dans les années 1970 au plus récent Interstellar de Christopher Nolan en 2014. Dans ces deux exemples, l’Humanité fait face à de graves problèmes alimentaires, faute d’être capable de nourrir correctement l’espèce humaine en raison d’une dégradation de notre environnement pour des raisons anthropiques. Les solutions proposées dans ces fictions sont, dans un cas, l’anthropophagie, et dans l’autre, la recherche d’une nouvelle terre d’accueil très au-delà de notre système solaire.

En dehors du cinéma et de ces propositions plutôt extrêmes de résolution de nos problèmes de disponibilité des richesses naturelles, l’économie des ressources et leur relative rareté restent bien évidemment au cœur des réflexions de nombreux économistes, dont le Britannique Thomas Malthus (1766/1834), dans ses ouvrages Essai sur le principe de population ou exposé de ses effets sur le bonheur humain dans le passé et le présent avec des recherches sur nos perspectives de supprimer ou de diminuer à l’avenir les maux qu’il occasionne paru en 1803 ou les lois sur les blés paru en 1814. Thomas Malthus prédit mathématiquement que sans freins, la population augmente de façon exponentielle sur un mode 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc., tandis que les ressources ne croissent que de façon arithmétique sur un mode 1, 2, 3, 4, 5, 6, etc. Il en conclut au caractère inévitable de catastrophes démographiques, à moins de limiter la croissance de la population, et préconise une régulation volontaire des naissances.

Plus de deux siècles plus tard, à l’occasion de la COP21 de Paris de décembre 2015, les questions posées par Thomas Malthus sont revenues au-devant de l’actualité, même si l’enjeu démographique ne figurait malheureusement pas à l’agenda de cette conférence. En effet, la question démographique reste symboliquement connotée, du fait de son instrumentalisation passée au service de théories eugénistes, hygiénistes, raciales ou expansionnistes. C’est pourtant l’un des enjeux les plus majeurs de notre siècle, qu’il s’agisse de faire face au réchauffement climatique ou d’envisager une exploitation plus durable de nos ressources.

De fait, notre planète accueille chaque année 82 millions d’êtres humains supplémentaires et nous devrions être 11,2 milliards à l’horizon 2100, contre deux milliards en 1930. Le cas le plus révélateur est celui du Bangladesh, État pourtant parmi les plus menacés dans le monde par la montée des eaux en cas de poursuite du réchauffement climatique, qui comptait 169 millions d’habitants fin 2015 et devrait en compter 40 de plus en 2050, pour un territoire grand comme la Grèce qui, elle, ne compte que 10,8 millions d’habitants.

 

Certaines ressources naturelles seront plus stratégiques, voire plus critiques, que d’autres au XXIe siècle, dans des régions déjà marquées par la conflictualité

L’absence d’alternative crédible aux hydrocarbures va continuer à peser sur les grands équilibres mondiaux dans les prochaines années, même si la baisse dramatique des cours du pétrole en 2014/2016 donne une fausse impression d’abondance. Malgré la recherche de solutions alternatives, vers les « renouvelables » ou le nucléaire, le pétrole restera l’énergie reine des vingt prochaines années, au moins effectivement jusqu’en 2035, avec environ 35 % de la demande mondiale. Il restera sans concurrent sérieux dans le secteur des transports si aucune solution crédible et diffusable à grande échelle n’est trouvée au problème du stockage électrique des véhicules qui, lui-même, dépend des métaux critiques pour ces technologies et d’une production électrique qui, elle-même, ne vient pas du néant mais bien de la consommation de ressources naturelles à grande échelle (pétrole, gaz, charbon, uranium) pour la plus grande part de nos besoins électriques.

Or, concernant le pétrole et le gaz qui représentent environ les 3/5e des besoins énergétiques mondiaux, les deux tiers des réserves estimées et économiquement exploitables sont et resteront concentrés autour du Golfe persique, même si de nouvelles découvertes ont été faites au large du Brésil ou en Amérique du Nord. De fait, les champs pétroliers comme celui de Ghawar en Arabie saoudite, qui concentre à lui seul 10 % des réserves pétrolières mondiales, sont rares. Le Golfe persique restera un lieu de convoitises et de tentations pour toutes les puissances de la planète, alors qu’il a été au cœur des problèmes stratégiques les plus aigus de ces cinquante dernières années et qu’il le sera très probablement au cours des trois prochaines décennies. Pour la France comme pour nos partenaires, toute politique de sécurité d’approvisionnement énergétique doit tenir compte de ce fait incontournable. Tout effort d’analyse stratégique sur la question énergétique doit bien évidemment porter sur ce phénomène de concentration géologique et sur ses différentes conséquences géopolitiques et géoéconomiques.

Matière éminemment stratégique, le pétrole restera suivi, à parts presque égales, par le charbon et le gaz naturel, avec environ un quart chacun de la demande mondiale d’énergie d’ici 2030. Le nucléaire ne représentera, au mieux, que 6 % de la consommation mondiale à ce même horizon, même si, malgré Fukushima, l’objectif de construction de 500 nouveaux réacteurs sur vingt ans revient en force dans de nombreux pays, comme l’Inde ou la Chine. L’hydroélectricité et les autres énergies renouvelables ne pourront de toute façon pas satisfaire aux besoins croissants de la demande énergétique mondiale ; sachant aussi que les technologies éoliennes et solaires dépendent fortement de métaux dont la disponibilité est réellement critique, par exemple le néodyme, le dysprosium ou l’indium [1].

Ce dernier point met tout particulièrement en valeur le poids croissant des métaux dans notre environnement et dans les objets de notre quotidien du téléphone portable au GPS, en passant par les écrans plats ou les véhicules automobiles les plus courants. Leur utilisation croissante dans de nombreux produits renforce leur intérêt et explique la mise en place en France d’un comité des matières stratégiques (COMES) en février 2011. Sont particulièrement concernés le platine, l’antimoine, le chrome, le cobalt, le titane, le manganèse, le niobium, le molybdène, le vanadium ou le tantale. Il n’existe qu’une dizaine de pays producteurs clefs (États-Unis, Canada, Russie, Chine, Afrique du Sud, Kazakhstan, Australie, Brésil, Chili, Pérou ou Congo) et la concentration des ressources, couplée à la hausse inévitable de la demande, introduit de nouvelles vulnérabilités géopolitiques. Les industries aéronautiques et de l’espace sont tout particulièrement concernées par cette problématique. De nombreux métaux sont utilisés dans la fabrication des réacteurs et des moteurs d’aviation, des turbines à gaz, des essieux, des engrenages, des soupapes, des capsules spatiales, de l’électronique de bord, des trains d’atterrissage, etc. Le sujet est donc sensible pour toutes ces filières industrielles.

 

Comment les entreprises peuvent-elles anticiper ces contraintes ? Y aura-t-il des entreprises plus stratégiques que d’autres dans un tel contexte ?

Certes, le progrès peut ouvrir les portes de révolutions technologiques inattendues, mais, en attendant, il est particulièrement clef d’engager plus avant des politiques de limitation de nos besoins en ressources naturelles, de mieux maîtriser nos voies d’approvisionnement (pour l’énergie ou les métaux), de participer à la stabilité des grands pays producteurs de ressources clefs, agricoles, minières ou énergétiques, et de disposer de technologies permettant de maîtriser toutes les filières industrielles, de l’amont à l’aval, qui nous permettent de conserver une relative autonomie industrielle (agro-alimentaire, mines, énergie, sidérurgie, etc.). Les inquiétudes existantes plus spécifiques sur les questions énergétiques poussent certains partenaires de la France à réclamer la création d’une « OTAN de l’énergie », à commencer par la Pologne et les États baltes, pour anticiper les conflits du futur et savoir y répondre militairement.

L’un des cas les plus sensibles en matière d’accès aux ressources naturelles reste indéniablement l’inégale répartition de l’eau potable à la surface du globe. Neuf pays (Brésil, Russie, Indonésie, Chine, Canada, États-Unis, Colombie, Pérou, Inde) et l’Union européenne concentrent les deux tiers des ressources renouvelables. La croissance démographique a des incidences quantitatives et qualitatives sur la rareté régionale de l’eau (prélèvements domestiques, accroissement de la production alimentaire et des surfaces irriguées, utilisations industrielles). La multiplication des situations de pénurie, conséquence d’une intensification de la demande en eau et de la diminution de la disponibilité, pourrait un jour conduire à des guerres pour l’eau, alors qu’elles sont aujourd’hui inexistantes ou très localisées. Les exemples de conflits possibles abondent, du croissant fertile, en passant par le couple Israël/Palestine, l’Asie du Sud-Est, la vallée du Nil, etc.

Dans ce secteur des ressources naturelles, pour la plupart des entreprises, les enjeux d’intelligence économique (ou stratégique) doivent être analysés sur la base de critères géographiques, technologiques et économiques. Les critères « géographiques » correspondent à la stabilité politique et militaire des pays producteurs de matières premières, à la sécurité physique des principales voies d’approvisionnement, maritimes ou terrestres, et à la protection des infrastructures critiques comme les terminaux pétroliers ou gaziers, les centres de retraitement des déchets nucléaires, les mines majeures, les raffineries, les centrales nucléaires, etc. Les critères « technologiques » englobent la protection des entreprises et des technologies destinées à limiter la consommation de ressources et la surveillance des industries développant des technologies clefs pour notre avenir. Enfin, les critères « économiques » correspondent au contrôle des circuits financiers des capitaux tirés de la vente de matières premières et au contrôle du capital des entreprises des secteurs des matières premières considérées comme stratégiques pour l’indépendance européenne ; ce qui touche aussi à la grande criminalité internationale.

Ces trois critères doivent nous conduire à faire un constat permettant d’élaborer une politique cohérente et réaliste, au moins au niveau national, des risques et menaces qui pèsent sur notre avenir proche ; ce qui était entre autre l’objet de la réunion COP21 défense des 14/15 octobre 2015 à l’École militaire à laquelle l’IRSEM a fortement contribué.

 

Conclusion

En conclusion, la perception partagée des équilibres stratégiques futurs dans le domaine des ressources naturelles, avec nos principaux partenaires européens et transatlantiques, doit conduire à accroître nos capacités communes d’analyse et d’intervention pour répondre à d’éventuelles ruptures des chaînes d’approvisionnement menaçant notre stabilité économique et sociale. Dans ce domaine, un partenariat public/privé sur le partage des informations disponibles et des analyses est indispensable. Notre prospérité, l’avenir de nos entreprises et notre sécurité collective en dépendent.

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