Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran

Mis en ligne le 18 Sep 2018

Cet article nous livre une mise en perspective historique de la politique étrangère iranienne. Cette analyse, sur fond de bouleversements récents de la configuration géopolitique régionale, est le prélude à une interrogation prospective de l’auteur, tant sur le plan extérieur qu’intérieur et à sa mise en exergue des clés de la résilience du régime en place.

Pierre Pahlavi


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Pierre Pahlavi , « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », Politique Etrangère, vol.83, n°3, Automne 2018, IFRI.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de l’IFRI


 

Les dirigeants iraniens nourrissent des ambitions régionales et sont conscients des limites de la puissance de leur pays. Aussi optent-ils pour une stratégie indirecte, évitant tout affrontement direct avec les adversaires de la République islamique. Les nouvelles sanctions américaines risquent de rapprocher plus encore Téhéran de Moscou et Pékin. Ceux qui pensent que les manifestations sporadiques peuvent se transformer en véritable révolution sous-estiment la résilience du régime.

Jusqu’à peu, les astres semblaient alignés pour un retour en grâce de l’Iran. Sur le plan interne, la présidence d’Hassan Rohani emportait la promesse d’une ouverture politique et économique. Sur les plans régional et international, la contribution iranienne à la lutte contre Daech et l’accord nucléaire du 14 juillet 2015 offraient à la République iranienne l’occasion de redorer son blason, et l’espoir d’une réintégration dans le concert des nations. Déjà, Paris, Londres, Berlin et Ottawa œuvraient à renouer les liens diplomatiques avec Téhéran et, sans laisser l’encre de l’accord nucléaire sécher, Airbus et Total se ruaient vers le pays des mollahs pour y signer des contrats.

L’élection de Donald Trump rebat les cartes et hypothèque la normalisation du statut de l’Iran au sein de la communauté internationale. Dès son investiture, le nouveau président opère un virage à 180 degrés, en rompant le dialogue avec Téhéran et en renforçant les liens avec les Israéliens et les Saoudiens. Leur offrant son soutien indéfectible, Trump met à exécution sa promesse de déchirer l’accord de 2015. À nouveau relégué au rang de paria, l’Iran se voit menacé d’être neutralisé, et cantonné à sa sphère d’influence pré-2011. À ces revers s’ajoute une résurgence de la dissidence interne. Fin 2017-début 2018, des manifestations – les plus importantes depuis 2009 – éclatent à Méched, fief du président Rohani, puis dans d’autres métropoles du pays. Les manifestants défilent aux cris de « Mort au Guide ! », « Mort au régime ! ».

Dans quelle mesure ces développements risquent-ils de modifier la trajectoire de la politique de sécurité iranienne et d’influer sur l’évolution externe et interne du régime ? Pour déterminer les tendances qui marqueront les prochaines années, il faut replacer cette politique dans le contexte de ses objectifs fondamentaux, de ses moyens stratégiques, des résultats obtenus jusqu’ici, des obstacles auxquels elle se heurte et des options qui s’offrent désormais à elle – autant de prismes qui permettent de mieux entrevoir l’évolution et l’avenir du régime.

Des objectifs pérennes

Revenons d’abord sur les impératifs qui guident la politique étrangère iranienne ainsi que sur les raisons culturelles, géopolitiques, historiques et stratégiques qui les sous-tendent. Cette politique s’articule autour de deux axes majeurs : d’une part, l’objectif interne de garantir l’indépendance nationale de l’Iran et de préserver le régime islamique et, d’autre part, l’objectif externe de constituer autour de l’Iran une sphère d’influence protectrice pouvant servir de marchepied pour le développement de son rayonnement régional et international.

Loin d’être l’apanage des seuls nationalistes ou d’une élite intellectuelle, l’aspiration au rayonnement international découle de la nostalgie d’une grandeur passée et de la fierté qu’ont les Iraniens d’être les héritiers d’une civilisation plurimillénaire. Cette prétention est une constante de leur histoire qui, en dépit des éclipses de la civilisation perse, s’incarne aussi bien dans le kémalisme des Pahlavi que dans le nationalisme d’un Mossadegh, dans l’approche offensive (Tahajomi) d’un Ahmadinejad que dans la stratégie de détente (Tashanojzedai) d’un Rohani. Cette volonté de puissance, qui transcende les obédiences idéologiques et les époques, constitue la première des tendances lourdes qui continueront d’influencer la politique internationale de l’Iran [1].

Motivée par cette ambition, la politique étrangère iranienne l’est aussi par un profond sentiment de fragilité géopolitique. Un sentiment qui découle d’abord de l’histoire chaotique de l’Iran et de la suite incessante d’ingérences de toutes sortes qui l’ont ponctuée – des conquêtes macédoniennes à l’opération Stuxnet de 2010. Cette succession ininterrompue d’interférences étrangères a cultivé chez les Iraniens un syndrome de citadelle assiégée, qui se traduit par la croyance quasi paranoïaque qu’à tout moment les puissances extérieures ourdissent des plans pour s’immiscer dans les affaires du pays, limiter sa souveraineté et mettre la main sur ses ressources d’hydrocarbures. Et Christophe Réveillard d’ajouter : « La méfiance à l’égard de ce monde par ailleurs objet de toutes les fascinations est la chose la mieux partagée en Iran [2]. »

Ce sentiment de vulnérabilité va de pair avec un « complexe d’obsidionalité », à savoir l’impression d’être enclavé dans un environnement régional et international particulièrement hostile [3]. Seul pays persan et chiite dans un voisinage à majorité turco-arabe et sunnite, l’Iran ne peut compter, face aux menaces extérieures, sur aucune solidarité ethnoculturelle naturelle [4]. À ces raisons d’un isolement iranien s’en ajoute une dernière : le pays est à la fois trop grand et trop petit. Trop grand pour ne pas attiser la convoitise des poids-lourds du jeu international. Trop petit – et donc trop faible – pour inhiber leurs appétits.

De ce double sentiment de grandeur et de fragilité émanent donc deux impératifs stratégiques : protéger la forteresse iranienne en préservant son autonomie économique et son intégrité territoriale, et projeter hors de ses enceintes son influence à l’échelle régionale. Deux réflexes d’apparence contradictoire qui, en réalité, se complètent : « Si l’Iran brave la communauté internationale, c’est qu’il sait que l’enjeu est la sanctuarisation de l’État-nation iranien, prélude à une nouvelle phase d’expansion idéologique [5]. » La politique étrangère de l’Iran trouve toute sa cohérence dans la poursuite de cette double ligne stratégique, qui transcende les clivages idéologiques et qui a été pratiquée par tous les régimes qui se sont succédé à sa tête ces quatre derniers siècles. À moins d’un écroulement total du pays, ces deux impératifs constitueront les leitmotivs de la politique iranienne dans les court, moyen, et long termes.

Voilà pour les objectifs pérennes qui continueront à guider la politique iranienne. Mais comment et à l’aide de quels moyens ?

Une approche asymétrique de la politique étrangère

Au sortir de la guerre Iran-Irak, constatant ses propres faiblesses et la dissymétrie de la distribution de puissance à l’échelle internationale au profit des États-Unis et leurs alliés occidentaux, la République islamique adopte une approche asymétrique très analogue à la politique « hors-limites » de la Chine, ou à la doctrine Guerassimov de la Russie. À l’instar de ces deux pays, l’Iran mise sur une approche qui consiste à compenser ses carences relatives dans les domaines diplomatique, économique, militaire, en combinant tous ses atouts de manière prudente, pragmatique et non conventionnelle c’est-à-dire en évitant soigneusement la confrontation directe avec les adversaires américains, israéliens, et arabes.

Dans la boîte à outils de cette stratégie hybride, on trouve d’abord les instruments idéologiques : une politique pan-chiite à destination des 80 millions de coreligionnaires peuplant la région, qui ont toujours constitué un bassin d’influence pour l’Iran. Celle-ci est complétée par une stratégie pan-islamique, qui vise à tendre la main aux frères ennemis sunnites de la Communauté des croyants, en vue de construire ce que les dirigeants iraniens appellent un « pôle de puissance musulman ». Parallèlement à cette diplomatie religieuse, Téhéran recourt également à une diplomatie publique anti-impérialiste, antisioniste et antiaméricaine ciblant les populations non musulmanes d’Afrique subsaharienne et d’Amérique latine [6].

Cette stratégie de séduction s’appuie sur un arsenal de guerre irrégulière articulé autour du Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI), et prolongé par des organisations comme la force Al-Qods et les divers proxies chiites ou pro-iraniens incluant la brigade Badr, le Hezbollah libanais et, lorsque les circonstances le permettent, des mouvements sunnites comme le Hamas ou le Djihad islamique. Dans le compartiment énergétique de cette boîte à outils stratégique, on trouve une intense diplomatie des hydrocarbures, ainsi que l’argument nucléaire qui, à défaut de reposer sur une véritable arme de destruction massive, fonctionne comme une arme de persuasion et de marchandage. Le tout est complété par un usage extrêmement efficace du levier diplomatique classique, à travers le soutien de la Russie, de la Chine et d’autres pays de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Loin d’être des fins en soi, ce sont là autant de moyens combinés pour atteindre les deux grands impératifs cités plus haut.

À défaut de prédire les initiatives futures de l’Iran, cette grille de lecture permet de dégager la trajectoire stratégique du pays, et d’anticiper son mode opératoire. Elle permet également de comprendre les succès remportés par le régime islamique ces trois dernières décennies.

Une série de succès (1990-2016) et un coup d’arrêt (2017-2018)

Dès l’orée des années 1990, les dirigeants iraniens ont appliqué cette stratégie hybride de manière éminemment pragmatique, prudente et opportuniste, pour assurer la pérennité du régime islamique, atténuer son isolement diplomatique, et étendre son influence au Moyen-Orient et au-delà.

Ostracisé sur le plan diplomatique et doté de faibles capacités conventionnelles, l’Iran des années 1990 use de cette stratégie multifacettes pour s’enraciner au Liban, transformer la Syrie en satellite, et tisser par ce biais une frontière virtuelle avec Israël. Encloisonnée par l’Irak de Saddam Hussein, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et le régime des talibans, l’influence iranienne bénéficie des interventions occidentales en Irak et en Afghanistan pour s’affirmer progressivement au cours des années 2000.

En 2011, les printemps arabes offrent de nouvelles opportunités d’expansion, entraînant la chute des régimes arabes laïques et anti-iraniens, et favorisant l’éclosion de régimes mieux disposés à l’égard de Téhéran. Le repli des Saoudiens, la bunkérisation des Israéliens, et l’annonce par le président Obama de la volonté américaine de se désengager de la région pour se concentrer sur le « pivot asiatique », offrent une marge de manœuvre accrue aux stratèges iraniens et un terrain de jeu considérablement élargi aux pasdaran. Ces derniers sont désormais actifs au Levant et en Mésopotamie, mais également dans la péninsule arabique, en Afrique du Nord, à la pointe de l’Afrique et au Sahel.

L’accord nucléaire de 2015 vient couronner le tout en ouvrant la perspective d’un rapprochement avec l’Occident. À partir de là, les observateurs n’hésitent plus à qualifier l’Iran de superpuissance régionale [7]. Mais tout en atteignant ce nouveau zénith, l’influence iranienne franchit une ligne rouge aux yeux de ses rivaux régionaux : Israël et les pétromonarchies arabes du CCG qui, aussitôt, s’attellent à contrecarrer le rapprochement irano-occidental et l’expansion de l’influence régionale de Téhéran.

L’élection de Donald Trump constitue un tournant, et porte un coup d’arrêt au formidable retour de l’Iran au centre du jeu régional. L’affirmation de la « doctrine Trump » s’accompagne d’un réalignement et d’une polarisation marquée de la configuration géopolitique. D’un côté, l’Iran, ses alliés russes, syriens, irakiens, le Hezbollah et ses autres proxies chiites ou pro-iraniens. De l’autre, les puissances du CCG et Israël qui, forts du soutien américain, oscillent entre une politique d’endiguement de Téhéran et une stratégie plus appuyée de roll-back. Entre les deux camps : très peu de place pour les indécis comme le Qatar et la Turquie.

Bien que l’escalade croissante de la tension régionale depuis juin 2017 ne conduise pas inévitablement à un embrasement généralisé du Moyen-Orient – notamment du fait du caractère asymétrique de la rivalité entre les deux camps [8] – elle n’en ouvre pas moins une nouvelle période d’isolement pour la République iranienne sur la scène régionale. Dans ce contexte, quelles options stratégiques et géopolitiques s’offrent-elles à l’Iran ?

Trois options

Si les dirigeants iraniens savent où ils vont, il leur est en revanche plus difficile de déterminer avec quels partenaires s’associer pour y parvenir. Comme souvent dans son histoire, l’Iran regarde vers trois horizons géopolitiques différents – l’Occident, le monde arabo-musulman, l’Eurasie –, conscient que chacun impose des défis spécifiques.

Faire alliance avec l’Occident présente l’avantage de travailler avec des puissances relativement lointaines, ce qui lui permet de s’affranchir du jeu régional et d’accélérer la réintégration dans le club des grands États sans avoir à subir leur pression directe. Mais les Iraniens savent que le ménage avec l’Occident comporte aussi des coûts considérables. Contre l’Iran et ses intérêts, les pays européens ont souvent fini par s’entendre. C’est, entre autres, Napoléon qui abandonne le chah sur le radeau de Tilsit (1807) ; Londres qui s’entend avec Saint-Pétersbourg pour dominer le royaume Qadjar (1907) ; Hitler qui « offre » l’Iran à Molotov (1940) ; Staline et Churchill qui le partagent en zones d’influence (1941) ; ou encore Londres et Washington qui rognent sa souveraineté (1953-1979). Dans le meilleur des cas, les Iraniens ont l’impression que les Occidentaux entendent cantonner leur pays à un rôle de pion stratégique, d’État tampon ou de débouché économique [9]. Cette relation dissymétrique, et les trahisons qui l’ont ponctuée, ont installé dans la psyché collective des Iraniens et dans la mémoire stratégique de leurs dirigeants une profonde méfiance à l’égard de l’option occidentale – option que l’administration Trump et les hésitations de l’Union européenne rendent de toute façon caduque sur le court terme.

L’option moyen-orientale – a priori la plus naturelle pour l’Iran en raison de sa proximité géoculturelle avec les pays arabes et musulmans – est quant à elle hypothéquée par l’opposition farouche des puissances régionales à une réintégration de la République islamique et, a fortiori, à toute forme d’hégémonisme iranien. Incarnant cette position géopolitique, l’Arabie Saoudite et les puissances du CCG continueront de saper les efforts de Téhéran pour fédérer les États musulmans au sein d’un « gouvernement islamique global ». Vue de la péninsule arabique, l’ancienne Perse, contre laquelle Mahomet avait unifié l’Arabie, reste une rivale – l’« ennemie proche » par opposition à l’« ennemi lointain » que constitue l’Occident. Éloignés par les dogmes et l’histoire, les deux frères ennemis de l’Oumma le sont également par les intérêts stratégiques. Dans la logique de jeu à somme nulle qui caractérise le Moyen-Orient, tout gain engrangé par l’Iran sera systématiquement interprété comme une perte sèche par les chancelleries arabes et israélienne, et sera donc automatiquement bloqué par ces dernières. À elle seule, cette logique explique l’aggravation sensible des lignes de fracture politiques, ethniques et religieuses observées depuis l’accord nucléaire de 2015. De sorte que pour l’Iran, le Moyen-Orient représente plus que jamais un cul-de-sac stratégique pour ses ambitions internationales.

Une « troisième voie » consiste pour l’Iran à développer l’axe de coopération eurasiatique avec la Russie, la Chine ou l’Inde. Des pays qui, en plus de promouvoir un ordre mondial plus multipolaire, partagent avec l’Iran une posture westphalienne ne souffrant aucune remise en cause des principes de souveraineté et de non-ingérence. Du Bosphore à Formose, mollahs et gardiens continueront de se démener pour forger autour de l’Iran un bouclier d’amitié eurasiatique. En témoignent la candidature iranienne à l’OCS, et les liens stratégiques noués avec Pékin et Moscou. Reste à savoir si cette Ostpolitik pourra offrir le socle géopolitique dont l’Iran a besoin. Certes, « avec l’Iran dans la poche », ces puissances eurasiatiques disposent d’une entrée au Moyen-Orient – mais il est permis de douter qu’elles partagent équitablement leurs bénéfices avec leur modeste partenaire iranien. En rejoignant ce « bloc eurasiatique », opposé au « noyau postmoderne » des pays occidentaux, l’Iran court le risque d’être relégué à un rôle de sous-fifre dans une entreprise dirigée par des poids lourds qui lui feront d’autant plus d’ombre que, contrairement aux puissances extra-régionales, ils opèrent dans son voisinage immédiat. Malgré tout, et en l’absence d’alternatives viables, c’est sans doute cette option stratégique que Téhéran va privilégier dans les années à venir.

Quelles implications internes ?

Pour mesurer les conséquences de ces dynamiques géopolitiques sur l’évolution interne du régime iranien, il peut être utile de présenter deux scénarios diamétralement opposés mais également erronés à savoir : un processus irrémédiable de démocratisation ; et une fragilisation irréversible du régime islamique.

Le mirage du thermidor iranien

Depuis maintenant près de 30 ans, retenant son souffle, la communauté internationale attend et espère un thermidor qui ne vient pas [10] ou, à défaut, l’avènement d’un leader modéré qui saurait mettre le pays sur la voie de la démocratisation. Comprenant le parti à tirer de cette attente, le régime des mollahs n’a eu de cesse de jouer sur le thème de la « tempérance », pour s’attirer les bonnes grâces des Occidentaux. Jouant le jeu, les gouvernants iraniens ont pris l’habitude de s’attribuer les partitions : « Bon, maintenant, qui va jouer le rôle du “modéré” [11]? » Ce furent tour à tour le « pragmatique » Rafsandjani, l’affable Khatami et le « réformateur » Rohani. Mais tous les thermidors esquissés se sont avérés aussi fugaces les uns que les autres, et ni Rafsandjani, ni Khatami ni Rohani n’ont réussi à mettre l’Iran dans la direction escomptée [12].

Les promesses déçues ont beau s’accumuler, rien ne semble décourager ceux qui croient à la « maturation promise » du régime. Et pourtant, la République islamique, qu’on pousse et qui titube parfois, n’a pas changé d’un iota : elle maintient le cap que lui avaient fixé les pères fondateurs en 1979. Ni les encouragements, ni les coups de pouce, et encore moins les menaces, n’ont suffi jusqu’ici à entamer sa carapace théocratique. L’Iran demeure l’un des pays au monde où les droits de l’homme (et surtout de la femme) sont les plus bafoués, la liberté d’opinion la plus contrôlée, et celle de la presse la plus muselée. Même les analystes les plus prudents reconnaissent que « l’Iran ne sera pas un pays démocratique avant plusieurs années [13]».

Pour comprendre ce thermidor fuyant, il faut rappeler les propos de l’imam Ali Khamenei, tenus quelques jours avant le premier tour des élections de mars 2016 : « Modération est un joli terme, mais l’islam ne parle pas ainsi… L’islam recommande la voie médiane, moyenne… Ainsi nous avons fait de vous une communauté qui avance sur la voie du milieu, dit le Coran. Mais que signifie milieu en islam ? Est-ce l’opposé de l’extrémisme ? Non c’est l’opposé de la déviation… La voie du milieu est la voie droite… Si vous déviez de cette voie droite, que ce soit à gauche ou à droite, ce n’est plus la voie du milieu. Ce n’est donc pas l’extrémisme qui va à l’encontre de la voie centrale, c’est la déviation [14] ! »

Ajoutons à cela que la métamorphose thermidorienne dans laquelle l’Occident a placé tant d’espoir demeurera d’autant plus hypothétique que la République islamique se rapproche des régimes eurasiatiques qui rejettent de plus en plus ouvertement les leçons démocratiques de l’Occident. Dans ce camp des puissances autoritaires se côtoient la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping, mais aussi l’Inde de Modi ou la Turquie d’Erdogan. Plus le régime iranien gravitera vers ce bloc eurasiatique plus le mythe thermidorien, savamment entretenu jusqu’ici pour s’attirer les bonnes grâces des Occidentaux et prolonger l’espérance de vie du régime, risquera de s’effondrer.

Un régime pas aussi fragile qu’il n’y paraît

Après les manifestations populaires de 1999, celles qui ont suivi la réélection contestée d’Ahmadinejad en 2009, et le « printemps perse » avorté de 2011, la vague de manifestations de l’année 2018 a constitué un nouveau test pour la solidité du régime islamique. Si la révolte a fait long feu, elle a répandu assez de clarté pour montrer les fissures d’un régime qui, malgré les tentatives de lifting de ses dirigeants, demeure tout aussi répressif qu’à ses origines. Mais si « tous les voyants sont au rouge [15] », la théocratie quadragénaire est-elle pour autant promise à un écroulement prochain ? Comme en 1999 ou en 2009, il se pourrait bien que, pour paraphraser Mark Twain, les rumeurs sur sa dégradation irréversible soient encore cette fois-ci grandement exagérées. Incitant à la plus grande prudence, deux principaux facteurs se combineront pour allonger, encore un peu plus, l’espérance de vie de la République islamique.

Le premier est l’emprise considérable que continuent d’exercer sur la société iranienne les institutions de sécurité du régime et, en particulier, le Corps des gardiens (CGRI) et ses auxiliaires de la milice des Basijs. Au cours de la dernière décennie, la stature politique du CGRI s’est considérablement renforcée. De « garde prétorienne » au service des « philosophes-rois » du régime islamique, les pasdaran sont devenus le véritable creuset du pouvoir politique, alors qu’une partie significative du leadership iranien est désormais détenue, directement ou indirectement, par ses membres.

Loin de la saper, les crises qui se sont succédé depuis 2009 ont été l’occasion de solidifier l’assise politique du Sepah-e Pasdaran. Dénonçant les tentatives de « révolution de couleur » pilotées par les capitales occidentales, les Gardiens en ont profité pour prendre les rênes de la réaction antisubversive et s’imposer comme les véritables maîtres de l’Iran. Au début des années 2010, la légitimité acquise par le CGRI était déjà telle que certains observateurs le décrivaient comme « la seule institution en Iran capable, à la fois, d’instaurer et d’enfreindre les interdits [16]».

Les émeutes de l’année 2018 et la répression qui a suivi n’ont fait que renforcer ce processus. En quelques jours à peine, les Gardiens et les Basijs ont réussi à renverser la dynamique insurrectionnelle et à rétablir l’ordre, en s’appuyant sur une répression efficace mais aussi sur le soutien d’une majorité silencieuse d’Iraniens acquis à leur cause, entérinant ainsi leur statut de détenteurs de l’autorité politique réelle dans le pays. Plus le Sepah s’enracine dans la société iranienne, plus le régime glisse vers une dictature militaire à façade théocratique [17]. Forts de leur omnipotence dans les domaines politique, militaire et socioéconomique, les pasdaran sont désormais le véritable socle tutélaire sur lequel repose le régime, et la meilleure garantie de sa survie dans les années à venir.

Déjà évoqué précédemment, l’autre grand facteur susceptible de prolonger l’espérance de vie du régime est de nature géopolitique et résulte du rapprochement croissant entre l’Iran et les puissances eurasiatiques de l’OCS. Avec l’échec du JCPOA, et ce qui s’apparente déjà à un divorce avec le monde occidental, l’Iran gravite de plus en plus dans l’orbite des pays de cette fameuse « périphérie réaliste » et, en particulier, dans celles de la Chine et de la Russie avec lesquelles il partage des intérêts convergents (la promotion d’un monde multipolaire), des défis communs (émanant principalement des pressions économiques et idéologiques des pays occidentaux), ainsi qu’une tendance à les appréhender à travers une conception asymétrique et hybride de la politique internationale.

À propos de cet usage commun des stratégies hybrides, Jason Rivera notait que « bien que n’étant pas alliés les uns aux autres de la même manière que les États-Unis sont alliés avec les pays de l’OTAN, il semble y avoir un niveau tacite de coopération entre ces trois nations, qui a pour effet d’éroder les avantages diplomatiques, informationnels, militaires, et économiques (DIME) des États-Unis [18]». Ayant pour objectif commun d’accroître leur propre influence (régionale pour l’Iran, continentale pour la Russie et globale pour la Chine) tout en réduisant au maximum celles des pays occidentaux, ces acteurs peuvent s’appuyer mutuellement contre l’adversité commune – d’autant plus qu’ils sont individuellement isolés sur la scène internationale. Autrement dit, en se plaçant sous la tutelle russe et chinoise, le régime iranien renonce certes à un peu de sa liberté de manœuvre, mais il peut sérieusement espérer augmenter ses chances de survie.

***

Loin d’un écroulement prochain ou d’une démocratisation irrémédiable, le régime iranien semble davantage promis à une évolution vers une théocratie de façade pérennisée, sur le plan interne, par des forces asymétriques et, sur le plan externe, par des alliances avec les puissances eurasiatiques.

Dans les années à venir, Téhéran maintiendra certainement le cap d’une politique tous azimuts, sur tous les fronts et par tous les moyens disponibles. À moins d’une guerre ou d’une nouvelle révolution – peu probables malgré ce qu’en disent les médias. Les dirigeants iraniens mettront sans doute à profit les outils d’influence générés par la révolution de l’information ; ils emprunteront tous les raccourcis pouvant accélérer la remontée vers l’Olympe des grands États. Placé en infériorité sur le plan militaire et économique, l’outsider iranien mettra en œuvre une approche asymétrique remise au goût du jour par les Chinois et les Russes, en esquivant le combat frontal, et en portant les coups là où on ne l’attend pas. Conscient que ses options sont limitées, l’Iran s’efforcera, pour reprendre le mot d’Henry Kissinger, « de gagner en ne perdant pas ». Cette stratégie s’est déjà révélée payante, et Téhéran jouera de la sorte tant que cela lui permettra d’engranger des gains.

Le devenir de la politique iranienne des pays occidentaux est, quant à lui, beaucoup plus difficile à décrypter tant ces derniers hésitent entre la réintégration et la mise en quarantaine du régime islamique. Les partisans de la première approche peinent à réaliser que l’Iran a, depuis longtemps déjà, proclamé son « indépendance », et manœuvre désormais dans la sphère d’influence des grandes puissances eurasiatiques. Le divorce avait déjà été prononcé en 1979, mais les deux parties n’avaient jamais vraiment renoncé à se réconcilier [19]. À sa manière brutale, l’administration Trump a clarifié la situation. Désormais, l’Iran et l’Occident évoluent dans deux mondes que sépare un abîme d’incompréhension : d’un côté, le monde hobbesien de l’Iran caractérisé par les jeux de pouvoir et la recherche de l’avantage net ; de l’autre, celui, bien plus ambigu, des démocraties occidentales ignorant avec le dédain des nantis ces considérations d’un temps révolu. Affranchi et perdu pour longtemps, l’Iran des mollahs s’éloigne sans cesse un peu plus du « noyau libéral » pour se rapprocher de cette « périphérie réaliste et autoritaire » qui, à défaut de lui offrir la liberté à laquelle elle aspire, la préserve des leçons de morale en matière de droits de l’homme.

 

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