Amérique Latine : Crises, radicalisations politiques et fractures régionales

Mis en ligne le 13 Mar 2019

Cet article brosse un tableau de l'Amérique latine, continent qui connait d'importantes évolutions politiques, notamment avec les récents changements de gouvernement au Mexique et au Brésil. La crise vénézuélienne est également analysée, crise potentiellement déstabilisatrice pour l'ensemble de la région.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.
Les références originales de ce texte sont: « Amérique Latine : Crises, radicalisations politiques et fractures régionales » par Christophe Ventura.
Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’IRIS. 


 

En Amérique latine, les nouveaux gouvernements des deux principales puissances du sous-continent (Brésil et Mexique) s’installent tandis que s’intensifie l’amplitude de la crise du Venezuela, désormais de magnitude régionale et internationale, et que se poursuit de l’Amérique centrale au Cône Sud un « super cycle » électoral entamé en 2018 qui façonnera les nouveaux équilibres politiques latino-américains à moyen terme.
Ces dynamiques se déploient sur fond de fragilités économiques et sociales durables et de poussées de « dégagisme » sur le plan politique.

Perturbations économiques durables

Comme toutes les régions du monde, l’Amérique latine – fortement tributaire de l’exploitation et de l’exportation de ses ressources naturelles et de ses produits agricoles sur les marchés mondiaux – est confrontée au mouvement d’essoufflement structurel du commerce international, ainsi qu’au ralentissement des flux d’investissements directs étrangers (IDE) : -19% en 2018[1]. Après cinq années de crise économique sévère (dont deux de récession en 2015 et 2016), l’Amérique latine a ainsi vu chuter, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), et après quatre années de baisse consécutives, les IDE de 4 % en moyenne en 2018 (montant global de 149 mds USD). Tandis qu’ils ont augmenté en moyenne de 3% en Amérique centrale (32 mds USD au seul Mexique), ils ont fondu de 6% en Amérique du Sud du fait du recul brésilien (-12%, 59 mds USD[2]) et colombien (-21%, 11 mds USD).

De plus, la région est confrontée à une faiblesse durable en matière d’investissement (public et privé) qui bride son potentiel de croissance à long terme.

C’est dans ces conditions que l’Amérique latine fait face aux nombreuses tensions commerciales et financières internationales qui pèsent sur les perspectives de croissance et sur le prix des matières premières à moyen et long terme. Ainsi, à la « guerre commerciale » qui oppose les États-Unis et la Chine (les deux principaux partenaires de tous les pays latino-américains), et dont les oscillations se déploient dans le cadre du ralentissement structurel du commerce international, s’ajoutent la volatilité accrue des marchés financiers, l’augmentation de l’endettement des États et des entreprises, ainsi que d’autres phénomènes qui, selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes des Nations unies (Cepal), « prépare(nt) une réduction de la dynamique de croissance »[3] pour les économies de la région :

– Le nouveau relèvement des taux directeurs de la Réserve fédérale américaine (Fed) intervenu en décembre 2018 favorise une fuite des capitaux présents en Amérique latine et nourrit la dépréciation des monnaies locales face au dollar, ainsi que le renchérissement du coût de la dette des États latino-américains ;

– Le tassement relatif annoncé de la croissance chinoise (de 6,9% en 2017 à 6,2% en 2019 selon le FMI), en Europe (1,6% pour la zone euro en 2019, 1,5% en 2020 et 1,3% en 2021 selon la Banque mondiale[4]) et aux États-Unis (2,5%, 1,7 % et 1,6%, idem) obscurcit les perspectives de débouchés pour les exportations latino-américaines ;

– Enfin, l’économie régionale pâtit des effets de la récession en Argentine (-2,8% en 2018 ; -1,7% prévus en 2019 selon la Banque mondiale) et au Venezuela (-18% en 2018 et -8% en 2019, idem).

Révisant ainsi à la baisse leurs perspectives mondiales, le Fonds monétaire international (FMI) et la Cepal estiment respectivement le potentiel de croissance pour l’Amérique latine à 2,2%[5] et 1,7%[6] en 2019.

Nouveau Cycle Politique

Dans toute la région, les scénarios politiques se radicalisent sur fond de poussées « dégagistes » qui affectent tous les pouvoirs en place et au cœur desquelles s’expriment les classes moyennes/supérieures et populaires latino-américaines. Parmi ces populations se trouvent celles ayant traditionnellement accès au système de consommation international et à la mobilité sociale et physique, mais également celles sorties de la pauvreté au cours des années 2000 grâce aux politiques de redistribution promues par les gouvernements durant le cycle de prospérité lié au « boom » international des matières premières et à la montée en puissance des économies « émergentes ». Désormais confrontés aux conséquences sociales d’une crise économique installée depuis le début des années 2010, ces secteurs sont aujourd’hui frappés de déclassement et/ou menacés par le retour de la pauvreté et de la vulnérabilité. Sur le plan politique, cette situation se traduit, dans chaque pays et selon des configurations différentes, par l’expression d’une puissante défiance à l’endroit des systèmes de représentation institutionnels, médiatiques et politiques.

Plusieurs phénomènes favorisent l’expression de ces mécontentements :

– le rebond des inégalités et de la pauvreté (30 % de la population totale et près de 50% de la population rurale[7]) ;

– de l’informalité (53 % des travailleurs latino-américains selon l’Organisation internationale du travail[8]) ;

– la détérioration des services publics ;

– la stagnation des revenus, le chômage – notamment chez les femmes et les jeunes (13,1 millions de personnes, 8% de la population active[9]) ;

– l’ampleur de scandales de corruption qui minent quotidiennement la légitimité des systèmes politiques et des institutions, tout comme l’instrumentalisation de la lutte contre cette corruption (Brésil, Equateur) ;

– la montée des violences et de la criminalité organisée (160 000 homicides, 39% des homicides mondiaux en 2017[10]).

La combinaison de tous ces facteurs est à l’origine de la montée en puissance de nouvelles réponses politiques autoritaires (dont la victoire au Brésil de Jair Bolsonaro constitue un archétype) qui remettent en cause les élites politiques établies et les démocraties libérales, ainsi que les droits sociaux et économiques des populations, au nom de la restauration de l’ordre dans la société et de l’application de programmes d’ajustement économique et d’austérité sévères. Il reviendra au nouveau président brésilien de maintenir la cohérence de sa coalition au Congrès et des intérêts qui le soutiennent. Ces derniers peuvent diverger entre ceux des milieux d’affaires favorables à l’accélération des privatisations dans l’économie, ceux des militaires favorables à un alignement avec Washington et ceux des militaires attachés au respect de la souveraineté économique et nationale du pays.

Au Mexique, les mêmes causes ont produit une réponse politique inverse avec l’élection massive d’Andres Manuel Lopez Obrador (dit AMLO). À la tête de son Mouvement de régénération nationale (Morena) et d’un programme de redistribution, de modernisation, de lutte contre la corruption et de refondation de l’État, le nouveau président mexicain a mis un terme à l’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et du Parti d’action nationale (PAN), associés à la corruption, l’insécurité sociale et démocratique, les violences et l’ultralibéralisme. Fort d’une hégémonie complète acquise au sein des institutions – le nouveau président dispose d’une majorité à la Chambre des députés et au Sénat, ainsi que dans les Etats et les municipalités du pays -, il devra répondre aux nombreux espoirs qu’il a suscités au sein de la population en matière de lutte contre la corruption, la pauvreté et les inégalités. Et ce, en peu de temps (six ans) et face à de nombreux intérêts adverses ou hostiles (crime organisé, élites politiques et administratives traditionnelles, secteurs des milieux économiques et financiers nationaux et internationaux).

A El Salvador, ces dynamiques ont propulsé la victoire du jeune candidat anti-corruption et conservateur Nayib Bukele (dissident du Front Farabundo Marti de libération nationale -FMLN) à l’élection présidentielle (3 février 2019). Ce dernier a laminé le parti au pouvoir sortant (FMLN, centre-gauche) et relégué à plus de 20 points le parti de la droite traditionnelle toujours majoritaire au parlement (Alliance républicaine nationale – Arena).

Tout au long de l’année 2018, et à l’exception de l’élection présidentielle controversée du 20 mai au Venezuela, tous ces scrutins se sont déroulés sans contestation.

Les nouvelles offres politiques s’imposent tandis qu’émerge dans ces conditions propices un nouvel acteur social et politique conservateur puissant : les églises évangéliques (Brésil, Colombie, Costa Rica, Mexique, Venezuela). Au Brésil ou au Mexique, elles appuient les nouveaux gouvernements élus (un tiers du gouvernement brésilien est constitué de ministres évangéliques). Ces gouvernements relaieront ou seront attentifs aux agendas de ces acteurs politico-religieux et entrepreneuriaux en matière de moeurs et de questions de société (avortement, famille, homosexualité, éducation, religion, etc.). Adeptes d’une « théologie de la prospérité » qui promeut les valeurs et les aspirations du libéralisme économique, les églises évangéliques proposent également une conception de la solidarité sociale – autour de l’institution familiale et de la communauté religieuse – parfaitement compatible avec les exigences de ce libéralisme, notamment en termes de réduction du rôle de l’État.

C’est dans ce contexte que se tiendront dans la région de nouvelles élections déterminantes aux issues particulièrement ouvertes qui pourront, au-delà des logiques affinitaires droite/gauche, modifier les majorités actuelles : Panama (5 mai), Guatemala (16 juin) Argentine (27 octobre et 24 novembre), Bolivie (octobre, date non fixée), Uruguay (27 octobre).

En Argentine et en Bolivie, Mauricio Macri, confronté à de puissantes frondes sociales sur fond de crise économique et Evo Morales, au pouvoir depuis 2005, tenteront de conserver le pouvoir, comme le Front élargi (Frente amplio, centre-gauche) uruguayen à la tête du pays depuis 2005 également.

Inflammable Venezuela

Sur le plan géopolitique, l’arrivée au pouvoir d’AMLO au Mexique et de Jair Bolsonaro au Brésil marque une nouvelle étape et intervient tandis que s’avivent les fractures régionales autour de la question vénézuélienne. A la prise de fonction de Nicolas Maduro (10 janvier 2019) pour son second mandat présidentiel de six ans a succédé, le 23 janvier 2019, l’auto-proclamation de Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale vénézuélienne acquise à l’opposition, comme « président par intérim » en charge de nouvelles élections. Ce dernier, en sa double qualité de « président par intérim » et de président de l’Assemblée nationale, est désormais reconnu comme seule autorité légitime par les Etats-Unis et près de soixante pays dont une majorité d’Etats européens. La mise en place, de fait, d’un double système de légitimité du pouvoir opposant le gouvernement constitutionnel (reconnu par la Russie, la Chine, la Turquie, Cuba, la Bolivie, le Mexique – qui adopte désormais une position de neutralité au nom du principe de non intervention dans les affaires intérieures et de promotion du dialogue -, l’Uruguay, le Nicaragua, le secrétaire général des Nations unies) à l’Assemblée nationale engage une escalade dont les conséquences pourraient mener le pays à la rupture et pousser la région dans une nouvelle phase d’instabilité.

Cette crise accélère ainsi la reconfiguration et la recomposition des alliances régionales dans une dynamique de radicalisation et de fragmentation. Ainsi, le Groupe de Lima[11] (sans le Mexique co-fondateur) s’engage auprès de Juan Guaido et renforce son niveau d’affrontement avec Caracas. Il soutient l’Assemblée nationale – qui vote la loi de finances, le plafond d’endettement autorisé pour le pays, autorise les cessions d’actifs de l’État, les privatisations, la création de sociétés mixtes, notamment dans l’industrie pétrolière, etc. – comme seul pouvoir légitime en charge « d’établir un gouvernement de transition démocratique », exige de nouvelles élections « libres et justes » (Déclaration d’Ottawa, 4 février 2019), décrit le Venezuela comme « menace (pour) la paix et la sécurité dans la région » et rehausse significativement les sanctions financières contre le gouvernement de Nicolas Maduro (blocage des actifs vénézuéliens à l’instar des Etats-Unis et des pays européens).

De son côté, Washington a renforcé ses sanctions (28 janvier 2019) en bloquant les actifs de la société pétrolière vénézuélienne nationale Pdvsa aux Etats-Unis et en coupant de fait, pour la première fois, l’accès du pétrole de Caracas au marché américain (environ 40% des exportations vénézuéliennes pétrolières dans le monde) et celui de Caracas au pétrole raffiné aux Etats-Unis importé pour les besoins intérieurs (consommation et industrie pétrochimique). L’objectif est d’ajouter à l’étranglement financier de Caracas (les sanctions empêchent notamment l’Etat vénézuélien de refinancer sa dette du fait de l’interdiction faite aux « entités » américaines, entreprises ou personnes physiques, d’opérer quelconque transaction commerciale ou financière avec l’Etat vénézuélien, Pdvsa et la Banque centrale nationale), une pression supplémentaire poursuivant deux objectifs : réduire drastiquement les ressources du gouvernement pour ses importations (et aggraver la situation économique de la population) et celles des militaires liés à l’industrie pétrolière et au commerce dans l’espoir de les désolidariser à court-moyen terme de Nicolas Maduro.
Dans ce contexte, le groupe de Lima se réunira à Bogota (Colombie) le 25 février 2019 afin de renforcer l’opération humanitaire qu’il soutient avec Washington à la demande de Juan Guaido.

La coalition rejette les tentatives de médiations proposées par le Mexique et l’Uruguay dans le cadre du « Mécanisme de Montevideo » (proposition de dialogue sans conditions préalables entre le gouvernement et l’opposition vénézuélienne présentée le 7 février 2019) et le groupe de contact international promu par l’Union européenne, sans le soutien de la Bolivie mais avec celui de l’Uruguay. Ce dernier ne s’engage pas en faveur d’un dialogue entre deux parties mais pour « appuyer une résolution pacifique, politique, démocratique et exclusivement vénézuélienne de la crise qui exclue l’usage de la force par l’organisation d’élections présidentielles libres, transparentes et crédibles en accord avec la Constitution vénézuélienne » (Déclaration de Montevideo, 7 février 2019).

Juan Guaido et les Etats-Unis rejettent également ces propositions jusqu’à présent. Pour sa part, Nicolas Maduro s’est dit ouvert à la proposition du « Mécanisme de Montevideo » qui n’exige pas l’organisation de nouvelles élections présidentielles. Lui propose l’organisation d’élections législatives, que ses adversaires rejettent en dénonçant une manoeuvre visant à éliminer Juan Guaido. En cas de nouvelles élections présidentielles prévues dans le cadre de la feuille de route de l’opposition relative à la transition, ce dernier ne serait pas automatiquement son candidat. En effet, la coalition des partis d’opposition s’est publiquement engagée en 2017 à ce que le président par intérim issue de ses rangs ne soit pas candidat aux primaires de ces nouvelles élections potentielles. Plusieurs autres dirigeants historiques de l’opposition ont déjà fait savoir qu’ils pourraient être candidats.

Carrefour de toutes les fragmentations régionales, la crise vénézuélienne et les fractures politiques qu’elle révèle dans la région ont déjà largement favorisé la mise à l’arrêt de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et la suspension de fait des activités de la Communauté des États latino-américains et caribéens (Celac).

Cette crise vénézuélienne matérialise également l’évolution des rapports de forces qui se jouent en Amérique latine entre les principales puissances mondiales. Les États-Unis accompagnent désormais directement le Groupe de Lima. Plusieurs pays centraux de cette alliance (Brésil, Argentine, Colombie) espèrent que leur engagement se traduira par de meilleures relations avec Donald Trump tout en redoutant un scénario d’intervention militaire ou de guerre civile qui se traduirait par un nouvel exode migratoire vénézuélien dont ils paieraient directement le prix. Quant à elles, la Chine et la Russie, ainsi que la Turquie et plusieurs pays membres de l’OPEP soutiennent les autorités de Caracas et n’hésitent plus à s’afficher – y compris militairement pour la Russie – aux côtés du gouvernement.

Les évolutions politiques au Brésil et au Mexique, mais également entre les deux puissances régionales, ainsi que celles des relations en Amérique latine entre Washington et Pékin (« défi hégémonique » entre les deux pays) – et au-delà – dessineront les nouvelles lignes de force régionales. C’est par le Venezuela, dont les évolutions ces prochains mois seront décisives pour le pays et la stabilité de toute l’Amérique latine, que s’écrira le nouveau scénario géopolitique latino-américain.

References[+]


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