Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale

Mis en ligne le 18 Déc 2017

Cet article propose une étude parfaitement documentée, tout d’abord descriptive de l’histoire et de l’organisation de la marine turque, qui s’interroge ensuite sur les enjeux géopolitiques rémanents et sur les évolutions stratégiques que cet instrument de puissance sert. Au travers de ces deux aspects, l’auteur met en lumière une volonté d’affirmation turque sur la scène régionale, voire même au-delà, en ligne avec l’affirmation récente de son président qui lui sert d’exergue : « L’histoire du monde ne peut se lire sans l’histoire de l’Anatolie et du Moyen-Orient ».

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Vincent Themelin, « Sultans of Swing ? Quand la marine turque veut tendre vers la puissance régionale », Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine, 4 mai 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la CESM.


 

Introduction

 

« L’histoire du monde ne peut se lire sans l’histoire de l’Anatolie et du Moyen-Orient »[1], déclare le président turc Recep Tayyip Erdoğan en juin 2016. La phrase est lourde de sens. Le président de la République turque place son pays au cœur de l’histoire du monde, avant même celle de sa propre région, le Moyen-Orient. Le contexte dans lequel elle est prononcée souligne la vision turque de son environnement géopolitique et de la place que doivent y prendre ses forces armées. Ce 18 juin 2016, le président Erdoğan participe à la cérémonie de mise à l’eau de la frégate légère Burgazada, le troisième bâtiment sur quatre de la classe Ada, de conception entièrement nationale. Rattachées au programme naval MILGEM, elles sont l’un des exemples emblématiques du développement militaire turc du début du XXIe siècle. Et le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) ne compte pas s’arrêter là : la Turquie sera « bientôt capable de construire ses propres porte-avions » car la situation régionale « l’oblige à développer son industrie de défense »[2].

Géographiquement, le territoire turc occupe majoritairement l’Anatolie, cette péninsule à l’extrémité occidentale de l’Asie qui compose 97 % du pays. Ce que les Européens ont historiquement appelé « l’Asie Mineure » est bordé aux trois quarts par les mers : la mer Noire au nord, les mers Égée et de Marmara à l’ouest et la Méditerranée au sud (le bassin Levantin) ouvrent la Turquie à la mer sur 8 300 kilomètres de côtes. Elle est également un pays transcontinental: la Thrace orientale, qui compose le reste des 3 % du territoire et qui regroupe plus de 10 millions d’habitants, confère au pays un rôle majeur de pont entre l’Europe et l’Asie. Les détroits du Bosphore à l’est et des Dardanelles à l’ouest marquent cette séparation entre les deux continents et représentent le quatrième passage maritime le plus emprunté au monde. Istanbul symbolise plus qu’aucune autre ville turque ce rôle de verrou stratégique entre les Balkans, le monde russe, le Caucase et le Moyen-Orient.

Si la Turquie est ouverte sur les mers, elle n’a cependant pas d’accès directs aux océans du globe. Par le biais de la Méditerranée, sa marine peut accéder à l’océan Atlantique via le détroit de Gibraltar, à l’océan Indien via le canal de Suez. Mais ces deux passages, si importants pour son commerce extérieur comme pour le commerce international, cloisonnent avant tout sa géopolitique aux mers semi-fermées européennes. En mer Noire, elle doit faire face à la multiplication des tensions entre la Russie et ce que Moscou considère comme son « étranger proche » : Tchétchénie à la fin des années 1990, Géorgie en 2008, Ukraine depuis 2014. En mer Égée, la Turquie voisine avec son adversaire deux fois centenaire : la Grèce. L’opposition entre les deux pays se concentre avant tout sur leurs revendications territoriales contradictoires et au-delà, sur le cas chypriote. Chypre, l’île d’Aphrodite, n’est pourtant que l’un des contentieux en Méditerranée orientale aux côtés des interventions aéronavales occidentales au Levant, de la concurrence accrue avec les marines israélienne et égyptienne, des découvertes récentes de champs gaziers offshore et leur répartition entre les Zones économiques exclusives (ZEE), et enfin de la présence accrue des grandes marines du monde… Si les forces navales turques font face à un nombre important de défis, leur poids dans l’histoire nationale est resté en grande partie méconnu.

La marine turque fait remonter ses racines au XIe siècle, lors de la fondation par un émir seldjoukide d’une première flotte sur les rives de la mer Égée en vue de la prise de Byzance. Si cette épopée fut un échec, l’intérêt d’une marine est bien compris par les Ottomans pour faire chuter la capitale de l’Empire byzantin, puis consolider leur présence sur les bords de la mer Noire, des Balkans et du bassin Levantin. La marine ottomane ne restera cependant qu’un moyen pour la Sublime Porte de consolider ses emprises continentales, une vision géostratégique qui continuera de marquer fortement la marine turque après l’avènement de la République en 1923. Ce sont les tensions avec la Grèce – et la crise chypriote de 1974 – qui renforcent l’importance de la marine dans les forces armées. Depuis la fin des années 1990, les programmes militaires de conception nationale sont en plein essor, faisant des forces navales turques la marine la plus puissante des pays riverains de la mer Noire et de la Méditerranée orientale. Le format actuel comprend 13 sous-marins d’attaque, 24 frégates, 46 patrouilleurs, 18 bâtiments de guerre des mines et 49 aéronefs. L’exécutif turc profite du fort taux de croissance pour la moderniser et mener une politique industrielle active, afin d’assurer son indépendance en fourniture de bâtiments de guerre et de systèmes de combat.

Seconde armée de l’OTAN en termes d’effectifs, partenaire stratégique des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie cherche à dépasser son rôle de bastion avancé de l’Occident au Moyen-Orient et à affirmer son autonomie au tournant du IIIe millénaire. Au-delà du renforcement des armées turques, le développement actuel de sa marine marquerait-il un changement historique ? La Turquie prendrait-elle (enfin) conscience de son destin maritime ? Alors qu’elle s’impose sur la scène internationale en se démarquant des pays émergents par son poids démographique (80 millions d’habitants en 2017) et son développement économique (première puissance économique du Moyen-Orient), le rôle de sa marine est devenu essentiel dans l’affirmation de son indépendance et sa volonté d’hégémonisme régional.

 

Partie 1 : Histoire et organisation de la marine turque

 

1.1 Un héritage riche d’un millénaire

Quand Istanbul s’appelait encore Constantinople, l’émir seldjoukide Chaka Bey fonda un premier arsenal et se dota en 1081 d’une flotte de guerre en mer Égée. Composée d’une centaine de bâtiments, elle devait servir à assiéger la capitale de l’Empire byzantin. Étendant son autorité sur la côte égéenne, l’émir butte cependant sur Constantinople et, à la fin du XIe siècle, son royaume ne résiste pas à la vague des Croisés en route pour Jérusalem. Les Ottomans reprennent le flambeau naval et, partant des rives de la mer Égée, s’emparent de l’ouest de l’Asie Mineure, du sud de la mer Noire puis des Balkans. Et si la chute de Constantinople en 1453 est connue, la tactique employée par le sultan ottoman Mehmet II l’est sans doute moins. Devant l’impossibilité de franchir l’estuaire de la Corne d’Or et son port intérieur bloqués par une chaîne défensive, le sultan fait hâler 70 de ses navires par hommes et bœufs sur la colline de Péra pour les remettre à l’eau de l’autre côté et ainsi prendre à revers les défenseurs.

Une fois Constantinople passée sous domination ottomane, les conquêtes impériales graduelles sur le pourtour méditerranéen changèrent l’organisation de l’Empire. Le commerce avec les provinces étrangères, vital pour les importations agricoles comme le blé, nécessite le maintien d’une flotte de guerre permanente. Assurer la sécurité des routes maritimes demande néanmoins de précieux appuis terrestres, répartis le long des voies commerciales. Il faut attendre près d’un siècle pour que l’ensemble des îles de la Méditerranée orientale comme Chypre, Crète, Rhodes ou Malte soient toutes conquises par les Ottomans et que les liaisons maritimes avec le Machrek et l’Afrique du Nord soient sécurisées. La mer n’est qu’un moyen pour un Empire au caractère continental affirmé[3]. Les sultans successifs s’efforcent de « transformer la Méditerranée orientale en un lac ottoman »[4], Soliman le Magnifique impulsant le mouvement qui permet à la marine ottomane de résister aux forces chrétiennes venues épauler Venise dans la défense de ses comptoirs. Fort à l’est, l’Empire se tourne alors vers l’autre versant de la Méditerranée, jusqu’à ce que la défaite de Lépante, en 1571, stoppe cette volonté hégémonique. Trop tourné vers l’Europe, l’Empire ottoman néglige l’océan Indien. Ce renoncement au troisième océan du globe laisse la voie ouverte aux navires européens.

Le tropisme continental de l’Empire, bien illustré par ses interventions successives dans les Balkans et les deux sièges de Vienne, va affaiblir le fait maritime ottoman et, de là, l’équilibre impérial dans son entier. La marine ottomane se concentre sur des missions indispensables au fonctionnement de l’Empire : protection des navires marchands et des convois militaires, lutte contre la piraterie. La « course barbaresque », l’appel aux corsaires pour mener des raids contre les navires marchands adverses, est souvent utilisée, comme le recrutement de spécialistes étrangers pour l’organisation de la marine. Ces failles expliquent en partie les échecs successifs des forces navales contre les marines européennes, mieux organisées et fournies, comme en 1823 lors de la défaite de Navarin qui conduit à l’indépendance de la Grèce. En 1915, l’une des batailles turques les plus connues de la Première Guerre mondiale, la défense du détroit des Dardanelles, se fait alors principalement à partir de la terre.

Avec la chute de l’Empire ottoman et l’avènement de la République turque en 1923, la construction d’un État-nation moderne demeure focalisée sur la continuité terrestre. Contraints de renoncer à leurs anciennes possessions dans le monde arabe, les Turcs se concentrent sur le massif anatolien. Cependant, en juillet 1920, en pleine guerre d’indépendance, Mustafa Kemal « Atatürk » crée la Direction des Affaires navales. Elle permettra aux forces nationalistes, via la mer Noire, d’être continuellement fournies en armes par la nouvelle Union soviétique. La marine turque transportera ainsi l’équivalent de 220 000 tonnes d’armes, munitions et équipements aux troupes en Anatolie qui luttent face aux armées européennes.

L’armistice de Mudanya est signé le 11 octobre 1922. Deux ans plus tard est créé, en décembre 1924, le nouveau ministère de la marine, installé à Ankara. La toute nouvelle marine turque repose alors sur les quelques navires vétustes de sa devancière ottomane : les deux croiseurs Hamidiye et Peyk-i Şevket, les yachts Ertuğrul et Söğütlü, le destroyer Taşoz, les quatre canonnières Burak Reis, Hιzιr Reis, Kemal Reis et Isa Reis, le mouilleur de mines Nusret et l’aviso Galata. Le traité de Lausanne de 1923, qui entérine la reconnaissance de la nouvelle République turque par les nations européennes, impose le désarmement des détroits du Bosphore et des Dardanelles et la libre circulation des navires. Les quartiers généraux de la marine turque sont alors déplacés d’Istanbul à Gölçük, sur la mer de Marmara, port qui deviendra officiellement la principale base navale turque en 1933. Le statut de Gölçük reste inchangé jusqu’à nos jours, alors même que la Turquie retrouve en 1936 le contrôle des détroits par le biais de la Société des Nations (SDN) qui négocie la Convention de Montreux.

1.2 L’organisation de la marine turque: Quatre mers, trois bases principales

La marine turque s’impose aujourd’hui comme la plus importante des pays riverains de la mer Noire et de la Méditerranée orientale. Elle prend son appellation officielle de Türk Deniz Kuvvetleri (littéralement « marine turque ») en août 1949 et trois ans plus tard, elle est intégrée à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Depuis cette époque une seule évolution majeure est à souligner. En 1961, l’état-major est divisé en trois commandements opérationnels, le commandement de la flotte et les commandements des zones maritimes Nord et Sud, installés dans trois ports :

– Gölçük, principale base navale, accueille l’état-major de la flotte turque qui commande la marine de surface, la force sous-marine, les bâtiments de guerre des mines et les
aéronefs ;
– Istanbul abrite le commandement de la zone maritime Nord qui contrôle les secteurs de la mer Noire et des détroits turcs ainsi que les écoles de formation navale ;
– Izmir reçoit le commandement de la zone maritime Sud, englobant la mer Égée et la Méditerranée.

Les deux zones maritimes Nord et Sud se subdivisent elles-mêmes en quatre commandements de zone :

– Le commandement de la zone de la mer Noire basé à Ereğli ;
– Le commandement des détroits basé à Istanbul (pour le Bosphore) et Çanakkale (pour les Dardanelles) ;
– Le commandement de la zone de la mer Égée basé à Izmir ;
– Le commandement de la zone Méditerranée basé à Mersin.

La doctrine navale : de la défense côtière au grand large ?

Durant la Guerre froide, le rôle essentiel de la marine turque au sein de l’OTAN est d’assurer la sécurité en mer Noire face au Pacte de Varsovie et de limiter son accès à la Méditerranée, voire de l’interdire en cas de guerre ouverte. Sur le plan naval, la Turquie est avant tout « la maîtresse des détroits, entre l’Europe et l’Asie antérieure » selon la formule consacrée du général de Gaulle et sa
marine en est la gardienne. Elle doit donc être capable d’assurer les missions de défense des eaux côtières et des détroits turcs (considérés comme des eaux internationales dans la Convention de Montreux), être en capacité de porter assistance à sa population en cas de catastrophe naturelle, voire de mener des missions humanitaires dans les pays touchés par une crise dans le cadre de l’ONU.

Avec la chute de l’URSS en 1991, la Turquie décide de ne pas limiter son horizon à son littoral : le livre blanc de la défense de 1998 reprend l’idée lancée par l’état-major de la marine un an avant du « Bound for Blue Waters », soit une marine qui dispose de moyens supplémentaires pour se projeter vers le large et qui ne se restreint plus à la défense de ses côtes. Elle participe ainsi, dans le cadre de l’OTAN, à l’opération Active Endeavour de lutte antiterroriste en Méditerranée depuis 2001 ou à Ocean Shield dans la lutte contre la piraterie au large de la corne de l’Afrique entre 2009 et 2016. Assurer le contrôle des eaux sous juridiction turque permet d’éloigner toute menace, classique comme asymétrique, venant de la mer. La marine turque doit pouvoir affirmer sa présence dans les « zones d’intérêt national », à savoir, outre les eaux territoriales turques, la Zone économique exclusive (ZEE) du pays ainsi que la haute-mer où transitent 90 % de son commerce international[5]. Si la ZEE est prévue pour s’étendre jusqu’à 200 nautiques dans la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM, 1982), elle est plus réduite dans le cas de la Turquie, conséquence de la proximité géographique de ses voisins maritimes. De 200 nautiques en mer Noire, sa ZEE se limite à 12 en Méditerranée et à 6 en mer Égée face à la proximité géographique de Chypre et des îles sous souveraineté grecque. La marine turque doit être également en capacité de lutter contre la criminalité transnationale en coopération avec ses alliés de l’OTAN et ses partenaires régionaux, afin d’assurer la liberté et la sécurité de la navigation internationale et des câbles sous-marins.

De la croissance budgétaire au développement industriel

Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, le gouvernement de l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan a profité d’une croissance économique proche d’un taux à deux chiffres durant une décennie pour augmenter le budget de la défense. Même si la croissance a diminué ces dernières années (elle est estimée à 3,8 % pour 2016[6]), l’évolution des investissements militaires est significative. Le budget de la défense est passé d’un peu plus de 9 milliards de dollars en 2002 à plus de 15 en 2015, soit une augmentation de près de 70 % sur 13 ans[7]. Il représente désormais 2,1 % du PIB turc, maintenant la Turquie dans le clan restreint des membres de l’OTAN consacrant plus de 2 % du PIB à la défense nationale.

Traditionnellement dépendante des ventes de bâtiments de guerre de seconde main américains, allemands et français, la Turquie souhaite devenir autonome à l’horizon 2023. Si cette volonté est relativement récente, Ankara a cependant bénéficié, quand cela était possible, de transferts de technologie de ces pays pour fournir du travail à ses chantiers nationaux de Gölçük, Pendik et Tuzla à Istanbul et Izmir. L’AKP a ensuite mis en place une intense politique de développement d’un tissu industriel militaire via le sous-secrétariat aux industries de défense (SSM). Ce dernier agit comme un soutien aux entreprises turques du secteur de la défense – une cinquantaine de PME – en s’investissant dans leurs projets pour accroître leur contribution aux forces armées. Cette politique publique a permis qu’en 2010, pour la première fois dans l’histoire de la Turquie moderne, la part des entreprises turques dans les dépenses annuelles d’acquisition de matériel militaire du gouvernement dépasse la barre des 50 %. Autre preuve du dynamisme national, la compagnie Aselsan, spécialisée dans l’équipement de communications et radars pour les sous-marins et bâtiments de surface, est classée par le Stockholm International Peace Research Institut (SIPRI) comme la 69e entreprise d’armement dans le monde en 2016.

L’objectif est de porter cette contribution du tissu industriel turc à 75 % d’ici à la fin de la décennie. Cela passe par plusieurs projets, dont, dans le domaine naval, le programme MILGEM de construction de frégates légères des classes Ada et TF-100, l’équipement du système de combat intégré GENESIS, destiné à l’origine aux frégates lance-missiles de type Oliver H. Perry américain et désormais aux futurs bâtiments de guerre turcs, et le programme de développement de torpilles nationales. Le développement d’une industrie nationale de défense nécessitant des investissements financiers importants, une politique d’exportation vigoureuse doit venir soutenir les débouchés des entreprises. Dans ce but, Ankara s’efforce de nouer des partenariats stratégiques avec des pays clés des zones prospectées : l’Indonésie et la Malaisie en Asie du Sud-Est, le Pakistan et la Jordanie au Moyen-Orient, l’Azerbaïdjan dans le Caucase. À l’heure actuelle, une soixantaine de pays dans le monde importe des productions militaires turques.

1.3 Les grandes lignes du développement naval: La modernisation des bâtiments

Le renforcement de la marine turque dans le contexte géopolitique présent passe par deux voies : la construction de nouveaux bâtiments et la modernisation des unités en service. Dans le cas turc, la modernisation des unités concerne principalement ses 13 sous-marins et le développement du programme GENESIS. GENESIS est un système intégré de direction de combat dit « C4I » (Command, Control, Communications, Computers and Intelligence), destiné aux frégates lancemissiles de type Oliver H. Perry. Construites à une cinquantaine d’exemplaires aux États-Unis entre la fin des années 1970 et les années 1980, elles ont été progressivement retirées des rangs de l’US Navy. Certains exemplaires ont été transférés à des marines alliées comme celle de la Turquie dans les années 1990.

Développé par la marine turque et produit par la compagnie Havelsan, le système GENESIS vient moderniser les capacités d’autodéfense de ces bâtiments en réduisant le temps entre la détection d’un missile et la riposte et ce, face à tous types de menaces. Installé pour la première fois en 2007 lors de la modernisation de la frégate lance-missiles F 490 Gaziantep, il est également exportable à toutes les marines utilisant des frégates lance-missiles type Oliver H. Perry, comme l’Australie, l’Espagne, l’Égypte et Taiwan. Il équipe désormais aussi les frégates de classe Ada, de conception entièrement turque. La compagnie Havelsan le présente comme étant adaptable à tous les types de bâtiments ; l’objectif final est qu’il équipe tous les futurs bâtiments de guerre turcs.

La construction de nouvelles plates-formes

La construction de nouveaux bâtiments est l’exemple le plus éloquent du dynamisme naval turc en ce début de nouveau millénaire. Le développement actuel de la marine turque se fait dans trois directions : la flotte de surface, sous-marine et amphibie. Le renforcement de la flotte de surface de la Türk Deniz Kuvvetleri a été lancé en 1996 à travers le projet MILGEM (pour Milli Gemi, « navire national ») qui repose sur la conceptualisation, puis la réalisation par des chantiers turcs, d’un nouveau modèle de frégate légère avec un accent mis sur la défense anti-aérienne. Le projet initial de douze bâtiments a ensuite été décliné en huit navires de deux types : quatre frégates légères type MilGem, classe Ada, et quatre frégates légères type TF-100 (ou MilGem II), un bâtiment plus imposant mais aux caractéristiques quasiment comparables, qui seront construites dans les chantiers Pendik et Tuzla d’Istanbul. Au 1er octobre 2016[8], les deux premières frégates légères Heybeliada et Büyükada de la classe Ada ont été admises au service actif. Le programme doit s’étaler jusqu’en 2024, pour un coût unitaire d’environ 260 millions de dollars.

 

Le renforcement des capacités sous-marines et de projection

Le renforcement de la force sous-marine est le second aspect du dynamisme naval national. Le 2 juillet 2009, un contrat de 3,3 milliards d’euros est signé entre Ankara et Berlin pour l’achat de six sous-marins du groupe allemand ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS) à propulsion anaérobie du type 214, la version exportable du type 212 actuellement en service dans la Deutsche Marine. L’ensemble des six exemplaires sera construit sous licence dans l’arsenal de Gölcük avec transfert de technologie de TKMS, les équipements électroniques et les systèmes d’armes étant fournis par des entreprises turques. Prévus pour être admis au service actif entre 2021 et 2025, ces sous-marins remplaceront les cinq bâtiments de classe Atilay entrés au service dans les années 1970 et 1980.

La dernière partie du triangle du développement naval turc repose sur la flotte amphibie. Au 1er octobre 2016, elle repose sur une vingtaine de petites unités LCU (Landing Craft Utility) de construction nationale et de type Ç 132 et Ç 151, d’une capacité d’emport maximum de sept chars pour les plus récents. En 2017, la marine turque admet au service actif le Bayraktar, un bâtiment de débarquement de chars ; son sistership, le Sancaktar, devrait le rejoindre en fin d’année. Construits dans les chantiers ADIK de Tuzla, ils ont une capacité d’emport de 1 200 tonnes, soit 20 chars lourds ou 60 autres véhicules et 350 soldats.

Le véritable saut en avant pour la flotte amphibie réside dans la commande d’un premier exemplaire de porte-hélicoptères d’assaut. Le 1er mai 2015, le gouvernement turc conclut la commande pour près d’un milliard d’euros du TCG Anadolu (« Anatolie »), futur vaisseau amiral de la marine turque dérivé du bâtiment espagnol Juan Carlos I, qui traduit sa nouvelle ambition de projection au grand large. Le bâtiment sera construit aux chantiers SEDEF de Tuzla pour une admission au service actif prévue en 2021. D’une longueur de 231 mètres sur 32 de large, il pourra mettre en œuvre une quinzaine d’aéronefs (a priori les nouveaux F-35 B américains à décollage court et atterrissage vertical) et une douzaine d’hélicoptères avec six spots d’appontage et tremplin à l’avant, 13 chars et 80 véhicules légers grâce à quatre chalands de débarquement et embarquer jusqu’à 700 hommes de troupe en plus de ses 250 membres d’équipage. Le bâtiment pourra naviguer 50 jours, atteindre une vitesse maximale de 21 nœuds et embarquera des systèmes de combat fournis par les entreprises turques Aselsan et Havelsan, tels que le système GENESIS. L’Anadolu sera également un outil de diplomatie navale en permettant les interventions lors de crises humanitaires, un moyen de renforcer le soft power turc.

1.4 Le format actuel: Une marine régionale

La marine turque comprend aujourd’hui 45 000 hommes[9], dont près de 70 % de conscrits, soit un contingent de 31 000 hommes. Le corps des officiers est composé de 5 500 membres et 3 000 militaires sont engagés dans les fusiliers marins. Au 1er octobre 2016, les 91 bâtiments de guerre en service dans la marine turque représentent un total de 102 885 tonnes selon la répartition suivante : 13 sous-marins, 24 frégates, 46 patrouilleurs, 18 chasseurs, dragueurs et mouilleurs de mine et 49 aéronefs. La marine turque est classée comme la 11e marine au monde en tonnage.

 

 

La marine turque se classe dans la quatrième catégorie du classement des forces navales d’Hervé Couteau-Bégarie, qui sert de référence. Si l’US Navy est la seule à mériter le rang de « marine mondiale » grâce à sa panoplie complète de moyens et sa présence navale permanente dans toutes les mers du monde, la France et la Grande-Bretagne sont vues comme des « marines à capacité mondiale » via leur palette complète de moyens et leurs déploiements lointains. La marine russe peut être incluse dans cette catégorie grâce à l’héritage soviétique, mais elle représente un cas à part : le gouvernement est engagé dans un processus de modernisation de la flotte qui nécessite de coûteux investissements pour maintenir ses capacités opérationnelles. La Chine, le Japon, l’Inde et l’Italie possèdent des « marines régionales » avec des moyens importants et en développement, mais « sans envergure mondiale »[10].

La Turquie peut être incluse dans la catégorie des « marines sous-régionales » qui englobe les forces navales dotées de moyens hauturiers modernisés et disposant de la triple composante « forces de surface – aéronautique navale – forces sous-marines ». Onzième marine au monde en tonnage, elle est la première puissance navale en mer Noire et dans le bassin Levantin, la quatrième en Méditerranée après l’US Navy, la marine française et la marine italienne. Néanmoins, le format actuel de la marine turque, comme c’est le cas pour les marines allemande, canadienne ou encore australienne, limite son rayon d’action. Ses bâtiments de guerre naviguent à l’heure actuelle en mer Noire, dans les détroits turcs, en mer Égée et en Méditerranée orientale. L’investissement financier et technologique impulsé par le gouvernement de l’AKP a pour but de lui faire franchir un palier supplémentaire afin qu’elle devienne une « marine régionale ». La déclaration du président Recep Tayyip Erdoğan mentionnée en introduction sur la construction nationale de porte-avions à l’horizon 2030 en est un exemple éloquent. D’ici là, le porte-hélicoptères d’assaut Anadolu permettra à la marine turque de se poser en véritable puissance régionale et plus seulement « sous-régionale ».

Des bâtiments hétéroclites et en modernisation

La composante sous-marine est en transition : dotée de 13 sous-marins à propulsion conventionnelle, elle compte cinq exemplaires du type 209/1200, classe Atilay, construits entre 1976 et 1989 et huit unités du type 209/1400 construits entre 1994 et 2007. Historiquement, toutes les unités sous-marines en service dans la marine turque sont de conception allemande. Les six exemplaires type 214 commandés en 2009 sont prévus pour être admis au service actif entre 2021 et 2025 pour remplacer les cinq bâtiments de la classe Atilay. En ce qui concerne la politique de développement de sa force amphibie, la commande de l’Anadolu en 2015 et la construction nationale de bâtiments de débarquement de chars marquent un vrai virage : la marine turque veut disposer d’une capacité de projection dans son environnement régional, voire mondial.

Les forces de surface peuvent être divisées entre les bâtiments de premier et de second rang. Les 24 frégates de premier rang sont en pleine modernisation : les huit frégates lance-missiles type Oliver H. Perry américain construites dans les années 1970 et transférées à la marine turque entre 1998 et 2003 ont été modernisées avec le système de combat GENESIS ; les huit frégates légères MilGem et TF-100 s’ajouteront aux frégates type Meko 200 T et Meko 200 T mod allemandes des années 1980 et 1990 et aux frégates légères classe Burak (ex-D’Estienne d’Orves français) transférées entre 2001 et 2002. Les bâtiments de second rang sont plus hétéroclites. Les 25 patrouilleurs lance-missiles sont entrés au service actif entre 1967 et 2010, alors que les 16 patrouilleurs type Tuzla, de construction nationale, servent dans la marine turque depuis 2011. La force des bâtiments de guerre des mines, qui a longtemps reposé sur des MSC 289 américains des années 1960, a depuis été complétée par des bâtiments français (ex-Circé) et allemands de seconde main au début des années 2000. Enfin, la flotte de soutien logistique est composée de cinq pétroliers-ravitailleurs d’une moyenne d’âge de 27 ans.

 

 

 

Partie 2 : Continuité des enjeux géopolitiques et évolutions
stratégiques

Deuxième force de l’OTAN et partenaire historique des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a rarement agi indépendamment dans son environnement régional. À la chute de l’Union soviétique, Ankara a dans un premier temps cherché à multiplier les liens diplomatiques avec les pays d’Asie centrale en s’appuyant sur les héritages culturels turkmène et musulman. Face à la puissance des liens entre la Russie et les anciens pays soviétiques de la région, la diplomatie turque s’est davantage tournée vers l’ouest avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir dans les années 2000. Les blocages récurrents à sa candidature d’entrée dans l’Union européenne ont conduit Ankara à se retourner vers son environnement moyen-oriental. Ahmet Davutoğlu, conseiller puis ministre des affaires étrangères, a imaginé une politique diplomatique de « zéro problème avec les voisins » pour consolider le rôle turc d’interface entre l’Europe et le Moyen-Orient, une politique parfois taxée de « néo-ottomanisme ». Après les désillusions du conflit kurde et des printemps arabes, la Turquie met-elle désormais l’accent sur le renforcement de ses capacités de projection de puissance ? La multiplication des programmes de construction navale et le développement du tissu industriel de défense prouvent la volonté d’Ankara de moderniser sa flotte. Longtemps tournée vers la défense de ses côtes, la marine turque veut à présent renforcer sa capacité d’intervention.

2.1 « Voici la Turquie, maîtresse des détroits, entre l’Europe et l’Asie antérieure »

La célèbre formule lancée par Charles de Gaulle en 1968 lors de son voyage en Turquie souligne un constat : le pays contrôle intégralement un carrefour géostratégique majeur entre deux continents.

La Turquie gardienne des détroits

L’appellation de « détroits turcs » englobe le détroit du Bosphore, à l’entrée duquel a été édifiée Istanbul, la mer de Marmara qui lui succède au sud, enfin le détroit des Dardanelles qui ouvre sur la mer Égée. Animés de vents violents et de forts courants, ils relient mer Noire et Méditerranée comme Europe et Asie. Les différentes entités politiques qui les ont dominés ont toujours eu conscience de leur importance stratégique, depuis les premiers colons grecs jusqu’à l’Empire ottoman, et ont dû faire face aux velléités étrangères. Durant la Première Guerre mondiale, la bataille des Dardanelles est lancée en 1915 avec pour objectif final d’assurer la mainmise de la Triple Entente sur les détroits et au-delà, de garantir les communications avec l’Empire russe via la Méditerranée. Avec la chute de l’Empire ottoman, les vainqueurs imposent leurs vues : le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1924, entérine la liberté totale de navigation – même en temps de guerre – et fait du Royaume-Uni, de la France et de l’Italie leurs protecteurs. Douze ans plus tard, la Turquie réussit à faire réviser le traité devant la Société des Nations (SDN). La Convention de Montreux du 20 juillet 1936 rétablit le contrôle de la Turquie sur les détroits. Entièrement compris dans les eaux territoriales turques, ils sont considérés comme des eaux internationales et passent donc sous un régime de navigation réglementé. En temps de paix, les navires de commerce jouissent d’une liberté totale de navigation, les bâtiments de guerre des pays non-riverains sont limités à 15 000 tonnes chacun et doivent annoncer leur passage 15 jours au préalable (8 pour les pays riverains). L’ensemble des bâtiments de guerre des pays non-riverains présents en mer Noire ne peut dépasser 30 000 tonnes. Le passage des porte-aéronefs et sous-marins est restreint aux pays riverains de la mer Noire et doit s’effectuer en surface. En temps de guerre, la liberté de passage est conservée pour les navires de commerce, celui des bâtiments de guerre n’étant autorisé par la Turquie que si celle-ci n’est pas belligérante. La Convention de Montreux a replacé les détroits au cœur de la stratégie navale turque moderne. La garde de ce passage international, le quatrième au monde, fait de la Turquie une puissance importante de la scène maritime mondiale. Quatre des six pays riverains de la mer Noire – Géorgie, Ukraine, Roumanie et Bulgarie – ne disposent pas en effet d’autres façades maritimes. Quant à la Russie, c’est le passage le plus direct pour permettre à ses bâtiments d’atteindre les « mers chaudes ». Cet atout stratégique est revenu récemment dans l’actualité : face à l’aide militaire russe apportée au régime syrien de Bachar el-Assad par voie maritime, la « Syria Express », les garde-côtes turcs ont dans un premier temps fait planer la menace de droits de passage plus élevés pour les navires russes de ravitaillement et d’éventuels contrôles de sécurité supplémentaires pour marquer l’opposition d’Ankara à la stratégie russe dans le conflit syrien.

 

Assurer la sécurité des passages

En mars 1994, la collision entre les cargos Nassia et Sipbroker a provoqué la fuite de 95 000 tonnes de pétrole brut dans le Bosphore et la mort de 25 marins. Depuis, les mesures de sécurité sont régulièrement accrues. Au-delà de l’aspect purement géopolitique, le pays est en charge de la sécurité : si le passage est libre à la navigation, Ankara peut imposer un droit de passage et inspecter les navires de commerce pour raisons sanitaires. Des pilotes turcs sont également disponibles pour se rendre sur les navires et les guider, mais la Turquie ne peut les rendre obligatoires. Le droit de passage est notamment élevé pour les tankers car la sécurité des traversées est la priorité des garde-côtes turcs. La largeur du détroit du Bosphore, entre 760 mètres et 3,5 km, multiplie les risques d’accidents et fait peser une menace sur l’environnement : en moyenne, ce sont entre 140 et 150 navires à fort
tonnage qui traversent quotidiennement le détroit du Bosphore à 1 500 mètres les uns des autres, le sens étant alterné toutes les douze heures.

La ville d’Istanbul profite de la manne financière du détroit du Bosphore en accueillant aujourd’hui neuf ports et les chantiers navals de Pendik et Tuzla, parmi les plus importants de la marine turque. Avec plus de 3 millions de barils de pétrole y transitant chaque jour[11], les détroits sont un des points importants du trafic international d’hydrocarbures, car passage obligé pour les exportations russes. Mais la forme en goulot d’étranglement du site provoque de longues files d’attente pour les navires. Face à la croissance du trafic de pétroliers et de méthaniers et leur impact sur la sécurité des passages, un nouveau projet de canal est envisagé.

En avril 2011, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, annonce sa volonté de « doubler » le détroit du Bosphore avec un nouveau canal. Estimé à 20 milliards de dollars, ce projet relierait la mer Noire à la mer de Marmara et permettrait d’assurer le rôle de carrefour économique des détroits turcs tout en assurant un contrôle total de la Turquie sur le trafic. Les risques sécuritaires et environnementaux en seraient également diminués. Ce « Kanal Istanbul » serait inauguré en 2023 pour le centenaire de la création de la République turque et serait creusé sur 43 kilomètres dans la partie européenne d’Istanbul, pour une largeur de 150 mètres et une profondeur de 25 m. Dans la volonté du Premier ministre Erdoğan, « le canal d’Istanbul éclipsera le canal de Suez et le canal de Panama »[12] grâce au passage moyen de 160 navires à fort tonnage qu’il permettrait quotidiennement. Le détroit du Bosphore serait alors entièrement consacré aux transports urbains et aux pratiques nautiques.

2.2 La perpétuation de la présence en mer Noire

La mer Noire a toujours représenté un double enjeu géopolitique, pour l’Empire ottoman comme pour la République turque qui lui a succédé. Zone commerciale essentielle dont a longtemps dépendu la Sublime Porte pour ses importations agricoles, elle est devenue aujourd’hui un marché énergétique essentiel pour la Turquie, la majorité de ses importations d’hydrocarbures y transitant. En 2015, Ankara a importé 67 % de son gaz de Russie via le gazoduc Blue Stream[13]. D’un point de vue stratégique, la mer Noire a toujours été un espace de confrontation entre les empires russe et ottoman qui s’y sont affrontés à 14 reprises. À l’heure actuelle, la marine turque se place comme la première force navale face à la Flotte russe de la mer Noire, tandis que les principaux bâtiments de guerre russes sont rattachés à la Flotte du Nord.

 

Assurer la sécurité du corridor énergétique de l’Europe

La mer Noire n’est pas une zone productrice de pétrole en tant que telle : seulement une centaine de puits y sont pour l’instant actifs – contre environ 7 000 en mer du Nord[14]. Elle est cependant un carrefour entre les marchés des pays membres de l’Union européenne, l’exportateur russe d’hydrocarbures et les pays producteurs de pétrole du Caucase et d’Asie centrale. Un atout stratégique essentiel, puisqu’en tant que « corridor énergétique » de l’Europe, la Turquie doit assurer la sécurité des échanges d’hydrocarbures qui transitent sur son propre sol et en mer Noire. Afin de contrebalancer leur trop forte dépendance aux importations énergétiques russes, les pays de l’Union européenne cherchent à diversifier leurs fournisseurs et se tournent en effet vers les producteurs du Caucase et d’Asie centrale. Ce dessein a débouché sur les projets des pipelines terrestres Nabucco, South Caucasus et Tanap – TAP, pour permettre la livraison d’hydrocarbures caucasiens via la Turquie. Moscou a répliqué et lancé la construction de l’oléoduc sous-marin TurkStream, permettant au gaz russe d’être acheminé via la mer Noire en Turquie, pays consommateur en pleine croissance, puis jusqu’en Autriche en évitant le territoire ukrainien…

Se poser en première force navale de la mer Noire

La position méridionale de la Turquie sur la mer Noire lui permet d’être la gardienne de la porte d’entrée de la région et donc de réguler l’accès russe aux « mers chaudes ». Cette situation de verrou stratégique explique l’importance de la Turquie aux yeux de Washington dès les débuts de la Guerre froide. La volonté turque de se placer en « hégémon » régional coïncide aujourd’hui avec le retour russe sur la scène des grandes puissances internationales. Dans le même temps, les anciens « pays frères » ont tourné le dos à Moscou : la Roumanie et la Bulgarie sont entrées dans l’OTAN en 2003 puis sont devenues membres de l’Union européenne en 2007, la Révolution des Roses en Géorgie puis de Maïdan en Ukraine ont renversé des pouvoirs pro-russes en 2004 et 2013.

Face à ce bouleversement, la Turquie profite de sa supériorité navale pour développer des relations avec les pays riverains qui se sont détachés de la tutelle de Moscou, tout en multipliant les coopérations navales régionales afin de calmer les tensions. L’exécutif turc met sur pied une opération annuelle regroupant les marines des pays riverains. La force d’intervention du programme de coopération navale en mer Noire, BlackSeaFor, lancée en avril 2001, rassemble les six pays riverains – Géorgie, Russie, Ukraine, Roumanie, Bulgarie et Turquie. À l’origine centré sur de simples manœuvres de sauvetage en mer et d’assistance mutuelle, l’exercice a été élargi en 2002 à la lutte contre le terrorisme, la prolifération d’armes de destruction massive et la multiplication des trafics illégaux. La mer Noire est en effet devenue une zone de prolifération des trafics de drogue et de clandestins, du fait du délitement des anciens États soviétiques.

Faire face au réarmement de la flotte russe

Dès 2006, Ankara bloque une initiative américaine visant à inclure la mer Noire dans le théâtre d’opération de la mission Active Endeavour de l’OTAN qui œuvre à maintenir la sécurité en mer Méditerranée. La Turquie veille à limiter la présence de bâtiments américains et européens dans la zone afin de ne pas multiplier les acteurs, donc maintenir la Convention de Montreux et ainsi garder une plus grande liberté de mouvement. Avec la guerre russo-géorgienne de 2008 qui a rayé de la carte la petite marine de Tbilissi – seul le corps des garde-côtes existe encore –, puis la prise de la Crimée par la Russie en 2014 qui a détruit une partie de la flotte ukrainienne, les tensions en mer Noire se sont accrues.

Dans cette configuration, et même si les relations avec Moscou se réchauffent depuis 2016 sur le plan diplomatique, la Turquie ne peut plus s’efforcer de maintenir le statu quo dans la région et de calmer les ardeurs russes. Le rattachement de la Crimée à la Russie a permis à la marine russe de retrouver l’entier usage de la base navale de Sébastopol, qui peut désormais accueillir 21 bâtiments de combat, et de maîtriser complètement le détroit de Kertch entre Russie et Crimée. La Flotte russe de la mer Noire est en pleine modernisation avec l’entrée au service depuis 2014 de la frégate lance-missiles Admiral Grigorovich, de deux corvettes lance-missiles type Buyan-M et de quatre sous-marins d’attaque type Kilo. À travers l’exemple récent de la commande du porte-hélicoptères Anadolu, le renforcement de la flotte turque est une preuve de la détermination d’Ankara de garder les coudées franches en mer Noire face au réarmement naval russe.

2.3 Houleuse Égée

Des délimitations maritimes historiquement conflictuelles avec la Grèce…

Les différends gréco-turcs en mer Égée constituent une pomme de discorde depuis la création de la République turque en 1923 : tracé des lignes de base, de la largeur et de la délimitation des eaux territoriales qui en découlent, militarisation des îles de la zone. En 1973, la délimitation du plateau continental, supposé être riche en hydrocarbures, a ajouté de nouvelles difficultés. Le cas particulier de Chypre, issu lui aussi d’une opposition gréco-turque, sera traité dans la partie suivante sur la Méditerranée orientale.

Selon la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, un État côtier peut étendre ses eaux territoriales jusqu’à 12 nautiques de sa ligne de base. Or, la Turquie n’a jamais ratifié la Convention pour ne pas avoir à accepter les revendications grecques et réduire ses propres prétentions sur le plateau continental. Jusqu’à présent, les deux pays se sont accordés pour limiter leurs mers territoriales à 6 nautiques. La kyrielle d’îles qui parsème la mer Égée étant majoritairement sous souveraineté grecque, une application effective des 12 nautiques en ferait une mer totalement hellène. Zone obligée de transit pour les échanges énergétiques des pays de la mer Noire, son sous-sol est également riche en hydrocarbures, ce qui explique l’opposition récurrente entre les deux pays concernant la délimitation du plateau continental. La mer Égée est enfin un corridor aérien essentiel, à la fois pour maintenir les communications entre la Grèce continentale et les îles sous sa souveraineté et pour relier la Turquie aux marchés européens. Les marines des deux pays sont actuellement engagées sur deux voies différentes. La marine turque est en expansion, elle dépasse désormais les 100 000 tonnes. De son côté, le gouvernement grec sanctuarise le budget de sa marine pour ne pas qu’elle endure des coupes budgétaires à répétition face à la crise de la dette nationale. La marine grecque se maintient désormais aux alentours de 65 000 tonnes avec onze sous-marins d’attaque (six seront désarmés dans les années 2020) et 13 frégates.

… attisées par la crise des migrants moyen-orientaux

Les incidents, intrusions et provocations réguliers sont monnaie courante entre les marines grecque et turque à proximité de certaines îles sous la souveraineté d’Athènes et revendiquées par Ankara. Les derniers exemples en date remontent aux mois de janvier et février 2017, quand des bâtiments de guerre turcs pénétrèrent les eaux territoriales grecques des îles d’Imia et Pharmakonissi, à proximité de Samos, pour y effectuer des tirs. En parlant de « zones grises » pour désigner ces îlots contestés, la marine turque provoque le statu quo.

Les relations tendues entre les deux « frères ennemis » se sont encore compliquées avec la crise des migrants en 2015. La mer Égée est devenue le premier axe de migration pour les Syriens et plus généralement les ressortissants moyen-orientaux désireux de se rendre en Europe pour fuir des pays ravagés par les conflits : sur le million d’arrivées par la mer enregistrées cette année-là, près de 850 000 y ont transité[15]. La marine turque est ainsi partie prenante, aux côtés de bâtiments allemands, britanniques, français et grecs, du deuxième Groupe maritime permanent (SNMG2) de l’OTAN, mis en place en février 2016 et chargé de fournir des informations en temps réel aux garde-côtes grecs et turcs sur les mouvements d’embarcations clandestines. Cette mission permet d’œuvrer au démantèlement des réseaux de passeurs vers l’Europe qui, monnayant la traversée à hauteur de 2 000 euros par individu[16], auraient enregistré des gains estimés aux alentours de 3 à 6 milliards d’euros en 2015[17].

La lutte contre les migrations illégales en mer Egée nécessite une combinaison de moyens. Face à un afflux de migrants jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale, l’agence européenne FRONTEX a renforcé ses moyens en mer Égée. Plusieurs « hot spots » destinés à accueillir les réfugiés le temps du traitement de leur demande d’asile ont été ouverts sur les îles grecques. Mais, débordée par les arrivées quotidiennes et les drames des naufragés, l’Union européenne a renforcé sa coopération avec la Turquie. En mars 2016, Bruxelles et Ankara signent un nouveau pacte pour endiguer l’afflux des migrants : la Turquie s’engage à reprendre tous les nouveaux migrants irréguliers arrivant en Grèce et pour un Syrien renvoyé sur le sol turc, un Syrien sera en échange directement envoyé en Europe. Les résultats sont visibles dès les premiers mois : 151 000 migrants ont passé la frontière orientale de l’Union européenne en mer Égée entre janvier et mars 2016, ils ne sont plus que 8 500 entre avril et juin, 165 000 pour l’ensemble de l’année[18]. En se plaçant peu à peu comme un acteur géopolitique obligé pour l’Europe et comme une puissance régionale sur le retour, la Turquie replace sa marine au centre du jeu méditerranéen.

2.4 Méditerranée orientale : la diplomatie de la canonnière ?

Avec la chute de l’Empire ottoman, la Turquie s’est recentrée sur l’Anatolie et sur son rôle de gardienne des détroits du Bosphore et des Dardanelles, la Méditerranée orientale devenant une « périphérie incertaine »[19]. La vitalité économique du pays depuis le début des années 2000 a permis son retour. Face à la multiplication des échanges avec la rive sud de la Méditerranée et des tensions avec ses voisins, Ankara repense cet espace devenu primordial à ses yeux. L’ancien « lac ottoman » deviendra-t-il un nouveau « lac turc » ? La Turquie semble avoir choisi la diplomatie de la canonnière pour s’y imposer.

La question chypriote

Le différend gréco-turc s’est déplacé au début des années 1970 de la mer Égée vers la Méditerranée orientale. Face à ce qu’Ankara considère comme un coup de force d’Athènes pour imposer un nouveau gouvernement sur l’île de Chypre en 1974, elle réplique en envoyant sa marine sur zone pour y débarquer des forces. L’épisode permet à la marine turque de prouver son efficacité et de revenir au centre de la scène militaire nationale, historiquement marquée par un fort tropisme terrien. L’île se retrouve dès lors scindée en deux entre la République turque de Chypre du Nord (RTCN, officiellement reconnue par la seule Turquie) et la République de Chypre, au sud, reconnue par la communauté internationale et membre de l’Union européenne depuis 2004. Depuis, le règlement du contentieux n’a pas évolué, d’autant plus que des découvertes d’hydrocarbures sont venues ajouter des tensions autour des ZEE.

La ZEE proclamée par la République turque de Chypre du Nord ne pose pas de difficultés pour Ankara : elle est limitrophe de celle revendiquée par la Turquie au nord et par la Syrie à l’est. Damas n’ayant jamais maintenu une flotte conséquente ni exploré les fonds marins de sa ZEE, cette délimitation n’est pas conflictuelle. La zone de tensions prioritaire pour la marine turque en Méditerranée est plus au sud. Nicosie a en effet délimité sa ZEE avec ses deux voisins du sud-est, le Liban en 2007 et Israël en 2010, au moment où les découvertes de réserves gazières offshore se multipliaient. La République de Chypre, intéressée par les découvertes israéliennes successives, lance en cette même année 2010 plusieurs missions d’exploration. Or Ankara considère que ce type d’agissement se fait au détriment de la partie chypriote turque. La Turquie remet donc directement en cause la délimitation décidée entre Nicosie et Tel-Aviv.

Une étincelle venue du fond des mers ?

En réponse à l’exploration de sa zone économique exclusive par Chypre, la Turquie réplique en septembre 2011 en négociant avec la RTCN un accord de partage des eaux. Celui-ci prévoit la possibilité pour des entreprises privées turques d’explorer, sous la protection de la marine turque, les eaux chypriotes, aussi bien au sud qu’au nord de l’île, pour sonder les réserves de gaz des fonds
marins. Dès l’annonce de l’accord, le navire d’exploration turc Piri Reis est envoyé dans les eaux chypriotes. Cette nouvelle mission d’exploration ressemble à une course contre la montre pour la Turquie, elle-même dépourvue de gisement exploitable, alors que les annonces de découvertes de champs gaziers dans le bassin Levantin se multiplient. Il s’agit dès lors pour la marine turque de sanctuariser les eaux chypriotes.

Les principales découvertes ont pour l’instant été faites dans les eaux israéliennes. Les champs de Gaza Marine (sous juridiction palestinienne) et Mari-B sont découverts en 1999, ceux de Tamar et Léviathan en 2010, le champ de Dalit en 2011. Les réserves israéliennes sont aujourd’hui estimées à plus de mille milliards de mètres cubes de gaz. La découverte du champ de Léviathan en 2010 permet de mettre à jour, un an plus tard, une importante réserve de gaz à proximité, dans la ZEE de la République de Chypre. Estimé à 128 milliards de mètres cubes, le champ Aphrodite est situé au sud des eaux chypriotes, à la limite de la délimitation maritime avec Israël que conteste Ankara. Enfin, l’Égypte découvre en 2015 le champ géant Zohr, estimé à 845 milliards de mètres cubes de gaz.

Le gouvernement chypriote compte bien se servir de ces réserves pour réduire sa facture énergétique, plombée par sa dépendance au pétrole. L’étroitesse de son marché intérieur – comme en Israël – lui permet également de planifier des exportations massives à l’étranger, et notamment vers le continent européen. Lestée de sa dette publique, la République de Chypre ne peut cependant compter sur une marine, en dehors de ses garde-côtes. Elle a donc négocié, en janvier 2012, un accord pour sa défense maritime et aérienne avec Israël, la marine de l’État hébreu étant plus à même d’assurer la sécurité des éventuelles plates-formes offshore et des flux de méthaniers. Ce nouvel enjeu fait donc naître la possibilité d’une opposition entre la marine turque et un acteur qu’elle connaît bien en Méditerranée orientale, la flotte israélienne.

Israël et Égypte, deux marines qui s’affirment

Les relations entre la Turquie et l’État d’Israël ont historiquement été bonnes : la Turquie est le premier État musulman à reconnaître l’État hébreu – et ce dès 1949 –, les deux pays partagent des ennemis – Syrie et Iran – et des alliés communs – Union européenne et États-Unis. Un important rapprochement militaro-industriel a même vu le jour avec le partenariat stratégique de coopération militaire et d’échange de hautes technologies, signé en 1996. C’est cependant en mer que les relations entre les deux pays se sont envenimées. La politique pro-arabe et pro-musulmane menée par Ankara depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 est entrée en contradiction avec la fermeté de Tel-Aviv sur le dossier palestinien. En mai 2010, le navire turc Mavi Marmara naviguant en haute mer en direction de la bande de Gaza est arraisonné par les forces spéciales de l’État hébreu à son approche des eaux israéliennes : l’incident de la « flotte de la liberté » provoque la mort de neuf citoyens turcs et l’ire d’Ankara.

La Turquie met alors un terme au partenariat militaire entre les deux pays, s’oppose à la collaboration de la marine israélienne aux opérations navales de l’OTAN et suspend sa participation à l’exercice annuel Reliant Mermaid auquel elle était partie prenante depuis une dizaine d’années aux côtés des marines israélienne et américaine (Tel-Aviv invite en 2011 la marine grecque à occuper la place manquante). Si la marine israélienne monte aujourd’hui en puissance avec des programmes d’achat de corvettes et de sous-marins, épine dorsale de sa flotte avec cinq unités, elle ne peut, avec 17 000 tonnes, concurrencer la marine turque. S’il ne vise pas un rang de puissance régionale, le « Corps de la mer de Tsahal » se concentre d’abord sur la dissuasion et la protection des champs gaziers israéliens.

Un nouvel acteur s’impose peu à peu sur la scène navale face à la Turquie : l’Égypte. Avec le renversement en 2013 du président Mohamed Morsi, proche diplomatiquement d’Ankara, la relation entre les deux pays s’est altérée. L’exercice naval conjoint Sea of Friendship avait déjà été unilatéralement annulé en 2011 par Le Caire. Le nouvel homme fort au pouvoir, le maréchal al-Sissi, a renforcé les moyens d’intervention de sa marine par l’achat des deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) français de classe Mistral, initialement destinés à la Russie, d’une frégate multi-missions (FREMM) et de quatre sous-marins type 209/1400 allemand. Les BPC Gamal Abdel Nasser et Anouar el-Sadate et la FREMM Tahya Misr ont déjà grossi les rangs de la gardienne du canal de Suez qui veut améliorer sa sécurité face à la recrudescence du terrorisme, s’imposer en mer Rouge et en Méditerranée orientale comme une marine moderne et protéger le champ gazier de Zohr.

 

La présence accrue des grandes puissances navales

La Méditerranée orientale est aujourd’hui réinvestie par les grandes marines mondiales. Passage obligé des hydrocarbures et des produits manufacturés entre Asie et Europe via le canal de Suez, elle est dominée par l’US Navy et sillonnée à nouveau par la flotte russe, tandis que la marine chinoise y fait son apparition. La Méditerranée concentre également les forces navales de pays de l’OTAN (la France et l’Italie ont leurs principaux ports sur la façade méditerranéenne) et de pays alliés de Washington (Israël, Égypte). La VIe flotte de l’US Navy y est stationnée et déploie trois destroyers. Dans le contexte du conflit syrien, deux destroyers supplémentaires sont déployés au large des côtes de Damas. Si la VIe flotte ne dispose plus en permanence d’un groupe aéronaval, les manœuvres régulières de porte-avions permettent à l’aéronautique navale américaine de déployer épisodiquement ses chasseurs F/A-18 E/F Super Hornet. En Méditerranée orientale plus particulièrement, la marine américaine dispose de la base de Souda, en Crète, qui peut accueillir les bâtiments de guerre de tous types pour leur ravitaillement.

Avec l’éclatement du conflit syrien en 2011, le nombre de flottes étrangères dans la zone est en pleine croissance. La Russie, qui maintient une base navale à Tartous en Syrie depuis la Guerre froide, s’est investie massivement aux côtés du régime de Damas depuis 2015. En 2016, la Flotte russe du Nord a envoyé son porte-aéronefs Amiral Kouznetsov mener une campagne de bombardements depuis la Méditerranée orientale pour appuyer la reprise d’Alep. En parallèle, la coalition internationale contre le groupe État islamique a également positionné ses porte-avions à proximité des côtes syriennes pour soutenir sa campagne de bombardement au Levant. La Task Force 50 de l’opération internationale Inherent Resolve y déploie presque constamment un porte-avions ; le Charles-de-Gaulle a mené trois déploiements dans la zone depuis 2015. Ces porte-avions sont toujours accompagnés d’un groupe aéronaval composé de frégates et de sous-marins, ce qui accroît encore davantage la densité de bâtiments de guerre dans la zone.

Soutenue par son allié américain, la marine turque doit donc faire face au retour de la marine russe pour qui la Méditerranée orientale est un passage stratégique pour accéder aux « mers chaudes ». Même si la priorité stratégique de la Russie est orientée vers l’Arctique, le conflit en Syrie et l’annexion de la Crimée lui ont donné l’occasion de renforcer sa présence navale dans le bassin Levantin, avec pour conséquence directe le passage régulier de croiseurs lance-missiles, frégates, ravitailleurs et autres bâtiments espions dans les détroits turcs. Moscou multiplie également les rapprochements diplomatiques avec des pays en froid avec la Turquie : Israël, Chypre, Grèce… En parallèle, la Chine cherche à se poser en nouvel acteur de la Méditerranée. Bien que son pouvoir économique et commercial lui serve de principal levier stratégique avec ses importations d’hydrocarbures, ses exportations de produits manufacturés et une présence importante de la diaspora chinoise, elle développe également sa présence navale dans la région. Pour preuve, l’inscription de la Méditerranée dans son Livre blanc de la défense en mai 2015, au moment même où la marine chinoise menait dans le bassin Levantin ses premiers exercices en coopération avec la marine russe.

 

Conclusion

Si le rôle de la marine turque est incontesté en tant que gardienne des détroits du Bosphore et des Dardanelles, que sa présence compte en mer Noire et en mer Égée, sa position est plus fragile en Méditerranée orientale où elle doit désormais faire face à un nombre croissant de marines étrangères. De manière générale, elle doit assumer un large panel de missions en mer Noire, mer Égée et Méditerranée orientale tout en développant sa capacité d’intervention au grand large. La croissance budgétaire et le développement technologique insufflés par le gouvernement turc visent à répondre à ces objectifs. Si la déclaration du président Recep Tayyip Erdoğan en juin 2016 sur la capacité des chantiers navals turcs à construire un porte-avions peut être taxée de propagande, elle démontre en tout cas la place à laquelle prétend la Turquie dans son environnement régional et le rôle que doit jouer sa marine dans cette politique.

L’alliance historique avec les États-Unis et l’OTAN s’est heurtée au conflit chypriote à partir des années 1970. Depuis la fin de la Guerre froide, la diplomatie turque a multiplié les tentatives d’approche dans de multiples directions. Avec la chute de l’URSS, Ankara a d’abord louvoyé vers l’Asie centrale et ses pays musulmans. À son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP a affiché sa volonté d’intégrer l’Union européenne, résolution qui s’est depuis transformée en une profonde défiance. La diplomatie de « zéro problème avec les voisins » promulguée par la suite, sorte de main tendue aux anciens territoires composant l’Empire ottoman, s’est fissurée face à la perpétuation du conflit kurde, aux printemps arabes et leurs multiples rebondissements. Ces revers successifs interrogent sur la pertinence de nourrir simultanément des ambitions terrestres et navales. La tentative avortée de coup d’État de juillet 2016 est le dernier exemple de la reprise en main de l’armée par le pouvoir civil. Cette politique provoque de grands mouvements dans les rangs de l’armée turque qui peuvent fragiliser sa structure et, à terme, remettre en cause ses ambitions pour le XXIe siècle.

 

Si elle cherche à s’affirmer comme marine régionale et à devenir aussi influente en Méditerranée qu’elle l’est plus au nord, la Türk
Deniz Kuvvetleri doit aussi penser son déploiement hauturier. Historiquement, c’est son abandon des océans du globe, et plus exactement de l’océan Indien, qui a laissé la voie libre aux puissances maritimes européennes dans la domination du commerce international. Une domination qui, transformée en supériorité navale, a notamment réduit l’expansion de la marine ottomane et au-delà de l’Empire tout entier. Se poser comme puissance régionale nécessite donc de réfléchir aux erreurs du passé pour en tirer les conséquences. Le développement actuel de la force amphibie turque, voire de sa facette aéronavale à l’horizon 2030, ne peut s’imaginer sans une vision de projection hauturière qui dépasse les frontières maritimes actuelles du pays. La Turquie a compris que sa destinée régionale passait par la mer, mais arrivera-t-elle, demain, à réaliser son dessein ?

 

 

Bibliographie

 

Ouvrages académiques :
 Bernard Prézelin, Flottes de Combat 2016, Éditions Maritimes et d’Outre-Mer, 2016.
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Éditions Armand Colin, 2012.
 Cyrille P.-Coutansais, Une Histoire des empires maritimes, CNRS Éditions, 2016.
 Deborah Sanders, Maritime Power in the Black Sea, Corbett Center for Maritime Policy
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 Hervé Couteau-Bégarie, L’Océan globalisé, géopolitique des mers au XXIème siècle, Éditions
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 Firouzeh Nahavandi, Turquie, le déploiement stratégique, Éditions Bruylant, 2012.
 Dorothée Schmid, La Turquie au Moyen-Orient, le retour d’une puissance régionale ?, CNRS
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 Béligh Nabli, Géopolitique de la Méditerranée, Éditions Armand Colin, 2015.

Articles :
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 Claude Ruiz, « La Turquie : émergence et positionnement géopolitique », Bulletin de
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Sites internet :
 Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).
 Stockholm International Peace Research Institut (SIPRI).
 BP Statistical Review of World Energy 2016.
 Turkish Naval Forces.
 Atelier de cartographie de Sciences-Po.

References[+]


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