Stratégie d’influence et affirmation de la puissance chinoise

Mis en ligne le 17 Juil 2018

Avec cet article, l’auteur s’interroge sur le basculement du monde vers l’Asie, sur l’évolution du modèle de puissance chinois. Il nous livre également ses réflexions sur les défis politique, géostratégique, économico-social auxquels la Chine fait face. Ces défis, dont la gestion pèsent sur la sécurité internationale et son avenir, l’amènent à souligner le rôle que pourraient et devraient jouer la France et l’Europe.

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Dominique de Villepin,  « Stratégie d’influence et affirmation de la puissance chinoise »  , Revue défense nationale.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de la Revue défense nationale :



 

Stratégie d’influence et affirmation de la puissance chinoise [1]

L’honneur qui m’a été donné par Louis Gautier de prononcer la leçon inaugurale de la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » de la Sorbonne, dans le cadre d’un cycle de conférences consacrées à la Chine, m’a permis de faire le point sur un pays qui n’a cessé de nous étonner. Près de quinze ans après la signature du partenariat stratégique global, noué en 2004 à l’initiative de Jacques Chirac et de Hu Jintao, la Chine est en passe d’achever une mue qui en a fait l’une des premières puissances mondiales, souvent crainte, rarement comprise, à l’heure même où notre attention se porte essentiellement sur les incertitudes américaines. Or, tout concourt aujourd’hui aux prodromes d’un affrontement géopolitique majeur. Cela concerne, au premier chef, les États-Unis, mais la tentation du durcissementhabite aussi de grands pays comme l’Inde, l’Australie ou, d’une manière différente, l’Allemagne et même la France.

Le basculement du monde vers l’Asie a eu lieu : après un XXe siècle américain, le XXIe siècle sera chinois. Face au risque croissant de bipolarisation du monde, la question est de savoir si la Chine est capable de construire un modèle original de puissance. La reconduction de Xi Jinping à la tête du parti en octobre 2017, et de l’État en mars 2018 a confirmé la singularité d’un modèle assumé comme autoritaire, tout en restant capable d’ouverture et soucieux de coopération internationale. Fidèles à une tradition d’équilibre et d’initiative, notre intérêt est d’accompagner l’émergence d’un ordre multipolaire au travers d’un partenariat exigeant avec la Chine.

La Chine s’est dotée d’un modèle autonome et attractif sur la scène mondiale

Première observation : on ne saurait comprendre l’ascension de la Chine sans y voir avant tout la renaissance d’un géant humilié par plus d’un siècle et demi d’effacement sur la scène mondiale. L’histoire récente nous dit combien la Chine a subi de revers, tour à tour infligés par les puissances européennes et asiatiques, dès 1842, avec les traités inégaux, l’ouverture forcée de son marché et le dépeçage d’un territoire dont l’Europe et le Japon se sont partagé les dépouilles. De cette profonde blessure, la Chine a fait le ressort de son ambition, d’abord en restaurant son indépendance politique à partir de 1949, ensuite à travers le « miracle chinois » depuis la fin des années 1970, qui a multiplié son PIB par 30 en moins de trente ans et sorti 700 millions de Chinois de la pauvreté. Le renouveau de la confiance chinoise est sans conteste la grande leçon du XIXe Congrès qui a permis, en octobre dernier, de réaffirmer l’unité du Parti, la fierté de la Nation et la légitimité de l’État.

Seconde observation : le modèle chinois entend répondre aux trois grandes peurs constitutives de l’identité nationale. Il y a d’abord l’angoisse de l’éclatement qui a forgé l’imaginaire du pays de la période des Printemps et Automnes (VIIIe Ve siècles av. J.-C.) au XXe siècle, marqué par le déchirement des Seigneurs de la guerre ou l’affrontement de Mao et de Tchang Kai Tchek. À cette première hantise de division politique et sociale répondent le centralisme de Pékin et la grande sensibilité des autorités aux questions de souveraineté et de stabilité frontalière, terrestre et maritime. Puis l’angoisse fondamentale, la peur du « barbare » dont le nom variera, au gré des siècles, pour désigner le peuple mongol, les puissances européennes ou l’Amérique conquérante du XXe siècle. Face au « barbare », réel ou fantasmé, la Chine a construit sa sécurité par une double réponse : d’une part, celle du repli matériel ou virtuel, constitué par la Grande Muraille et l’érection de frontières numériques dominées par des champions technologiques comme Tencent et Alibaba ; d’autre part, l’inclusion, culturelle ou ethnique, dont l’histoire a montré les succès à travers les routes médiévales de la soie ou l’intégration de plusieurs dynasties étrangères à l’instar des Qing de Mandchourie. Enfin, au cœur de sa stratégie d’internationalisation, il y a la peur du manque. La Chine est habitée par cette inquiétude de l’épuisement des ressources stratégiques, principalement énergétiques, minières et agricoles. C’est ce qui explique l’importance des partenariats et des investissements à l’étranger pour en sécuriser l’accès, notamment en Afrique où la Chine exploite près de 60 millions d’hectares.

C’est à la fois parce qu’elle souhaite panser les plaies de l’histoire, raviver sa puissance et protéger son peuple que la Chine est soucieuse d’incarner un modèle singulier, fondé sur l’alliance de l’autorité, du pragmatisme et de la discipline. En ce sens, elle puise dans son histoire et celle de la région pour reprendre à son compte les atouts du modèle asiatique. Sur le plan culturel, le modèle chinois s’est ainsi construit sur l’intégration successive de substrats confucéens, taoïstes et bouddhistes qui ont déterminé son sens de l’harmonie, de la hiérarchie et de l’unité. Sur le plan économique, c’est au parcours industriel de ses voisins, notamment le Japon de l’ère Meiji, la Corée du Sud des années Park Chung-hee et Singapour de Lee Kuan Yew, que la Chine a emprunté une voie hybride mêlant libéralisme et autoritarisme. Sur le plan politique, enfin, la Chine a su affirmer une conception originale de son héritage soviétique avec l’affirmation d’un « socialisme aux caractéristiques chinoises ». Souvent mal comprise en Europe, cette notion renvoie à un modèle sui generis désignant simultanément l’organisation collective de la production et la mobilisation de tout un peuple autour d’objectifs partagés. Trois grands principes entrent en œuvre pour en assurer le succès : l’autorité d’un État interventionniste et centralisateur, le pragmatisme d’une économie de marché tempérée par le dirigisme, la discipline imposée par le Parti aux citoyens chinois.

On a beaucoup glosé sur ce modèle sans toujours chercher à comprendre  sa spécificité et sa capacité d’attraction mondiale. Or, nous assistons aujourd’hui à la genèse d’un modèle autonome, influent et susceptible de faire des émules sur d’autres continents. Ce constat nous amène à deux interrogations capitales. Première question : en quoi le modèle chinois se veut-il une alternative à celui des démocraties libérales en difficultés ? Pour les Chinois, les libertés fondamentales et l’État de droit sont au mieux l’aboutissement du développement et de la modernisation, alors qu’ils sont perçus, vus d’Occident, comme un point de départ. Seconde question : s’agit-il d’un modèle exportable ? Cette interrogation est d’autant plus légitime aujourd’hui que nous assistons à la multiplication de régimes à caractère illibéral dont la Chine pourrait bien devenir le champion. Cela s’observe en Afrique, mais également à l’Est de l’Europe où émerge un tandem sino-russe, fondé sur une culture commune de l’autorité, de la continuité et de la stabilité, ainsi que dans certains États-membres de l’Union européenne, au premier rang desquels la Pologne et la Hongrie. Leur intérêt pour le modèle chinois est apparu de manière évidente lors du Sommet de Budapest, en décembre dernier, entre la Chine et plusieurs pays d’Europe centrale et orientale bénéficiant de ses investissements dans le cadre d’une stratégie baptisée « 16+1 ».

Le piège de la puissance pourrait bien se refermer sur la Chine

La Chine se dote aujourd’hui d’une puissance militaire de premier rang, pensée à la fois comme levier d’indépendance et de sécurité. Commandant en chef de l’Armée populaire, Xi Jinping proclame son ambition d’ériger une « armée de classe mondiale » d’ici 2050, en conduisant la transition d’une force de masse de plus de 2 millions d’hommes à une armée de projection planétaire, assise sur deux grands axes : la professionnalisation du personnel et la modernisation de son équipement, tant maritime que balistique et nucléaire. En 2017, le lancement d’un second porte-avions témoigne de cette préoccupation, tout comme l’installation de bases à l’étranger, notamment à Djibouti, afin de consolider la capacité chinoise de projection mondiale. L’ambition présidentielle de rénover en profondeur les forces armées explique la hausse continue des dépenses militaires qui ont non seulement décuplé en quinze ans pour atteindre près de 200 milliards de dollars, mais devraient encore doubler dans les dix prochaines années.

Le deuxième instrument de puissance de la Chine, c’est l’influence. La notion s’entend ici autant au sens culturel et intellectuel que sur le plan démographique autravers de la diaspora de près de 40 millions de personnes. Entre émergence d’une société de consommation et développement du soft power à des fins géopolitiques, les industries culturelles se sont massivement développées en Chine, à l’image du marché de l’art contemporain, du cinéma et du sport, où la Chine ambitionne de se placer au premier rang pour l’organisation d’événements mondiaux, à l’image des Jeux Olympiques de 2008, les JO d’hiver de 2022 ou de la coupe du monde de football en 2030. Sur le plan intellectuel et académique, les think tanks chinois se développent et les universités s’internationalisent. Enfin, la vaste communauté des Chinois d’Outre-Mer constitue un fort relais d’influence, d’abord au niveau régional, avec une diaspora chinoise historiquement très importante en Asie du Sud-Est, ensuite dans les pays occidentaux et sur le continent africain, où elle émerge à peine.

Le dernier instrument de la puissance de la Chine, c’est son avance technologique à l’heure où les nouvelles technologies sont devenues un moteur de croissance et d’autonomie stratégique. Qui d’autre que la Chine a su bâtir jusqu’à présent un écosystème numérique alternatif à celui des GAFAM ? Il suffit de regarder l’importance accordée aux programmes d’intelligence artificielle et le projet chinois de devenir la première « économie intelligente » du monde d’ici 2030. D’un objectif d’indépendance, la Chine a su faire un motif de fierté et un moteur de développement économique. Le plan « Made in China 2025 », piloté par le ministère de l’Industrie, vise précisément à garantir l’indépendance technologique de la Chine d’ici les trente prochaines années.

La menace d’affrontement entre la Chine et les États-Unis est plus forte que jamais. D’un côté, la puissance américaine a fait de la Chine un rival idéal, jugée tantôt « hostile », tantôt « révisionniste » par le rapport de sécurité nationale de décembre 2017. De l’autre, la Chine n’hésite plus à répondre avec pragmatisme et fermeté aux agitations américaines comme l’a tout récemment montré l’option des représailles économiques en réaction à la hausse des droits de douanes brandie par Donald Trump. Pour les deux puissances, la question des prochaines années sera d’éviter de tomber dans ce que l’historien américain Graham Allison a nommé le« piège de Thucydide » [2] : ce phénomène, observé à seize reprises depuis la confrontation entre Sparte et Athènes dans l’Antiquité, voudrait que la coexistence d’une puissance dominante avec une puissance ascendante conduise le plus souvent à un choc militaire. C’est précisément la configuration que nous observons aujourd’hui entre ces deux pays. Dès lors, nous risquons d’entrer dans une phase de bipolarisation du monde, aboutissant à l’émergence de blocs antagonistes. Pour nous, Européens, la question est majeure : que pourrait signifier une telle fissuration du monde entre un bloc libéral, polarisé côté occidental, et un bloc autoritaire oriental ? Cela nous contraindrait sans doute à un atlantisme renforcé qui nous placerait en première ligne pour prendre les coups et en seconde pour prendre les décisions. Par conséquent, la priorité pour l’Europe doit être de ne pas devenir une variable d’ajustement dans l’affrontement sino-américain.

Avec un instinct de survie qui confine parfois à la volonté de puissance, la Chine s’efforce de briser l’isolement en tissant des alliances autour d’elle, d’abord avec la Russie au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai, ensuite avec les BRICS dans la tradition du non-alignement, enfin avec un bloc autoritaire moyen-oriental dont l’Iran et la Turquie sont devenus les principaux relais. Ainsi, la Chine se croit menacée, se sait vulnérable et s’assure la stabilité au moyen d’amitiés géostratégiques.

En 2018, la Chine fait face à trois grands défis. De leur gestion dépend l’avenir de la sécurité internationale et la place de la puissance chinoise dans le monde.

Le premier défi est politique. Il pose une question essentielle : comment desserrer l’étau américain dans la région ? C’est toute la difficulté des revendications chinoises sur les îles controversées de mer de Chine du Sud, notamment les îles Spratleys et Paracels pour la partie méridionale, et les îles Diaoyu/Senkaku dans la partie orientale. La priorité doit aller au règlement progressif des tensions opposant la Chine à des États souverains comme les Philippines, la Malaisie, Brunei ou le Vietnam soutenus par les États-Unis et sa 7e flotte. La difficulté du règlement tient en particulier dans l’opposition entre, d’une part, les arguments du droit, renforcés par l’arrêt rendu en 2016 par la Cour de La Haye, contestant les prétentions chinoises et, d’autre part, les arguments de l’histoire que la Chine oppose en arguant d’une « ligne à neuf traits » signalant des frontières de 1947. L’important aujourd’hui est de privilégier une démarche bilatérale, voire régionale, dont le point d’aboutissement pourrait être l’arbitrage, mais aucunement le résultat d’une initiative unilatérale. Seule une désescalade, fondée sur une exploitation commune des ressources de la zone – halieutiques et pétrolières – permettra d’avancer vers une solution négociée. Des précédents existent, considérons-les : c’est notamment le cas d’un règlement de litige frontalier entre la Russie et la Chine le long du fleuve Amour en 2008. Pour tenir à bonne distance les États-Unis, la Chine constitue également un glacis continental à partir des États frontaliers, en particulier en Corée du Nord, en Mongolie, au Népal, au Bangladesh, au Pakistan et en Birmanie où la crise actuelle des Rohingyas lui permet de renouer avec son influence ancienne.

Le deuxième défi est géostratégique et soulève la question suivante : comment sécuriser l’accès aux routes maritimes ? À l’échelle régionale, la stratégie portuaire de la Chine vise à contrer l’influence de son voisin indien : c’est ce que le département américain a baptisé en 2005 la « stratégie du collier de perles » qui se traduit aujourd’hui par l’acquisition ou la construction de ports au Sri Lanka ou au Pakistan comme le port de Gwadar. La Chine s’inquiète aussi de son accès aux océans qui conditionne sa puissance commerciale. D’où la sensibilité d’axes maritimes comme le détroit de Malacca, par lequel transitent environ 70 % de ses flux commerciaux, mais aussi l’intérêt croissant de la Chine pour de nouvelles routes telles que l’Arctique, la constitution d’une flotte de brise-glace, la Méditerranée avec la maîtrise du port du Pirée en Grèce, ou encore l’Atlantique avec l’acquisition de ports en Amérique du Sud : en 2017, plus de 20 milliards de dollars ont été investis dans le développement de ports étrangers.

Le troisième et dernier défi est économique et social : c’est celui du modèle de transition. Pour la Chine, la première préoccupation est d’éviter un atterrissage brutal de la croissance avec des risques de bulles financières menaçantes. La transition d’un modèle d’exportations à bas coût à un modèle d’innovation et de demande intérieure doit impérativement s’accompagner d’une régulation renforcée face à une dette privée de plus de 160 % du PIB. Sans cela, la Chine pourrait bien devenir un pôle mondial d’instabilité financière. À l’enjeu d’un nouveau modèle éco nomique et financier s’ajoute l’enjeu d’une intégration harmonieuse des nouvelles classes sociales qui constituent un test décisif pour le régime. Car l’essor économique de la Chine n’est pas étranger à l’émergence de classes moyennes ou supérieures aux aspirations politiques nouvelles, mais aussi d’un néo-prolétariat urbain et périurbain qui ne manquera pas de poser un jour, à l’échelle de la Chine, la ques- tion d’une fracture sociale potentiellement explosive.

Quel rôle pouvons-nous jouer pour éviter le risque d’un affrontement mondial ?

Ma conviction, c’est que l’Europe, sans le savoir, détient les clefs d’une nouvelle donne. La rencontre entre Emmanuel Macron et Xi Jinping, au début de l’année 2018, nous rappelle la nécessité d’inventer une nouvelle forme de partenariat, plus agile, plus structuré, plus ambitieux aussi. Car aujourd’hui, la Chine planifie à vingt ans quand l’Europe se divise sur ses propres institutions. Premier effort qui permettra d’insuffler un élan commun : être à l’initiative. Cet esprit doit naturellement se nourrir des sujets de convergence qui rapprochent l’Europe et la Chine. Je pense en particulier à notre engagement au sein des Nations unies, qu’il s’agisse des opérations de la paix ou de nos réticences communes à l’égard du risque d’unilatéralisme et d’interventionnisme. La priorité d’aujourd’hui doit moins porter sur la reconnaissance d’un monde multipolaire que sur la construction commune du multilatéralisme au risque de voir s’affronter deux visions antagonistes, la Chine cherchant à bâtir une alternative au monde de Bretton Woods, tandis que l’Occident s’accrocherait aux acquis du passé. Nous serions inspirés de mettre nos pendules à l’heure avec la définition d’une méthode et d’un agenda commun en matière d’action multilatérale. Pourquoi ne pas commencer par la tenue d’une grande conférence sino-européenne sur la gouvernance afin de faciliter l’avancement vers des traités universels dans le sillage de l’Accord de Paris. Cinq grandes

questions seraient à mettre au cœur de la mobilisation internationale : l’environnement avec l’idée d’un Pacte mondial avancée par Emmanuel Macron, la stabilité financière au travers d’une meilleure coordination des banques centrales européennes et chinoises, la régulation d’Internet grâce à la prise en compte du risque cyber et le respect de la souveraineté numérique par un traité international. La lutte contre le terrorisme et la coopération commerciale seraient les deux derniers sujets.

Face aux peurs qui montent, il est devenu indispensable de nous doter d’un instrument dédié au commerce et à l’investissement. Commençons par reconnaître les angoisses mutuelles qui, de part et d’autre, travaillent l’Europe et la Chine. D’un côté, la Chine doit entendre les inquiétudes européennes qui se concentrent autour de trois sujets majeurs : le manque de transparence dans le financement d’État des entreprises chinoises, le manque de réciprocité dans l’accès au marché chinois, avec un risque de durcissement européen, enfin la faible protection accordée à la propriété intellectuelle. D’un autre côté, l’Europe doit entendre les revendications de la Chine, notamment s’agissant de son rattrapage financier : par rapport à sa taille et ses capacités, elle est en retard en termes d’investissements à l’étranger avec un stock d’investissements directs à l’international représentant seulement 10 % de son PIB contre 50 % pour la France.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouvel instrument traitant les pr blèmes à la racine. Cela pourrait commencer par la création d’un Office franco- chinois pour le commerce et l’investissement dont la première vocation serait de fluidifier les relations entre les entreprises. Un premier pas a été franchi avec le conseil d’entreprises franco-chinois annoncé lors du déplacement d’Emmanuel Macron, mais la fonction d’un tel appareil devrait pouvoir s’étendre à un modèle d’accompagnement, d’analyse et de levée des freins au développement de nos éco nomies. Aussi, l’Office franco-chinois pour le commerce et l’investissement permettrait-il, d’une part, de garantir la sécurité et la clarté des règles juridiques, secteur par secteur, en matière d’investissements croisés et, d’autre part, de négocier les grandes questions économiques au niveau étatique au travers d’une structure sous la tutelle des présidences française et chinoise, afin d’adapter le partenariat stratégique de 2004. Sachons reproduire ce qui a marché dans l’histoire et l’adapter à nos besoins présents : par exemple, l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) né du Traité de l’Élysée.

Face au risque partagé, il nous faut également, en matière stratégique, un nouvel outil de pilotage eurasiatique. C’est toute l’ambition d’une gouvernance mondiale appuyée sur la constitution d’ensembles régionaux. J’ai plusieurs fois [3]

) plaidé pour la création d’un cadre de coopération continentale Paris-Berlin-Pékin- Moscou, qui serait le support d’un rapprochement concret entre quatre États liés par une géographie, une histoire et une diplomatie communes. Il n’est besoin que de citer, face aux dérives unilatéralistes de la crise irakienne, en 2003, le front que nous avions constitué pour éviter la guerre. Cette « dorsale eurasiatique » s’appuie- rait non seulement sur la volonté de trois puissances nucléaires – membres permanents du Conseil de sécurité, représentant 30 % du PIB mondial – d’empêcher l’escalade dans les régions de crises comme l’Ukraine  ou  la  Corée  du  Nord, mais puiserait surtout son efficacité au sein d’institutions telles qu’un secrétariat permanent

Qui s’intéresse un tant soit peu à la Nouvelle Route de la Soie, évoquée dès 2013 dans un discours du président Xi, ne peut que constater la surdité, voire l’indifférence affichée, des Européens, pour cette main tendue par la Chine. Pour ma part, je reste convaincu qu’il nous appartient de donner une chance à cette initiative qui constitue, pour au moins trois raisons, l’un des axes de croissance et de paix les plus ambitieux du siècle. La Nouvelle Route de la Soie, autrement appelée

« Une Ceinture, une Route » pour désigner l’effort englobant du projet, est d’abord une initiative économique. Elle sert bien sûr les intérêts de la Chine en lui offrant des débouchés à l’étranger, mais elle ambitionne également d’inventer une nouvelle logique de partenariat transnational articulant croissance et développement : ce n’est pas un hasard si l’accent a été mis en priorité sur les infrastructures pour décloisonner et stabiliser les régions à risque d’Asie centrale ou d’Asie du Sud-Est. De nombreux projets ont ainsi débuté, qu’il s’agisse du corridor transanatolien de gaz naturel par l’Azerbaïdjan ou du système de gestion des eaux usées aux Philippines. La Nouvelle Route de la Soie est aussi une initiative géopolitique : tout en réactivant l’imaginaire fertile des routes de la soie médiévales, elle est devenue en cinq ans le pilier de la diplomatie chinoise pour s’ouvrir au monde, construire la paix et répondre aux tentations de la radicalité par l’inclusion territoriale. Enfin, il s’agit d’une initiative culturelle : c’est tout à l’honneur d’Emmanuel Macron d’avoir souligné, lors de son déplacement, l’héritage de nos deux pays et les interactions possibles, en particulier intellectuelles avec le lancement d’un institut européen de sinologie.

Mais plus que d’une simple prise de conscience, nous avons besoin d’une mobilisation pragmatique en Europe. Ce n’est qu’au prix de cet effort que la Nouvelle Route de la Soie sera effectivement à double sens. D’abord, il nous faut des instruments d’échanges et des lieux de débat que les think tanks et les universités peuvent incarner de concert. Ensuite, il nous faut des outils de financement : aujourd’hui, les synergies sont insuffisantes entre les grandes institutions financières avec, d’une part, la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures, le Fonds de la Route de la Soie, la Banque chinoise de développement et, d’autre part, la Banque européenne d’investissements et les banques publiques     de chaque État-membre. Créée en 2015, avec un capital de 100 milliards de dol- lars et plus de 50 États-membres, la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures est un premier succès vers le financement de projets transnationaux. Sur les questions de « finance verte », elle pourrait s’associer par exemple à la Caisse des dépôts et consignation pour développer les énergies durables dans certains États-tiers.

La réalité d’un monde fluctuant, incertain et dangereux, fondé sur des équilibres précaires, nous impose plus que jamais de revenir à la diplomatie avec des instruments nouveaux. Ce constat est impératif pour entrer de plain-pied dans une logique d’action et de coopération sur les grands enjeux de sécurité. La prolifération des risques ne trouvera de réponse qu’au prix d’une mobilisation collective et renouvelée. C’est tout l’enjeu d’un partenariat entre la Chine et l’Europe capable de comprendre et de traiter les grands dangers contemporains : risque climatique, non-prolifération nucléaire, cyberattaque et terrorisme. Fort de quelques succès récents, je veux croire que l’esprit de la gouvernance mondiale n’est pas encore éteint. La signature, en 2015, du premier grand traité universel à l’issue de la COP21 est un immense espoir pour la diplomatie. C’est certainement dans cette méthode, ouverte, souple et ambitieuse, qu’il conviendra de puiser à l’avenir.

 

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