Regard sur la Puissance Aérienne : « il faut assainir les fondements stratégiques du ciblage »

Mis en ligne le 11 Juil 2017

Cet article du Centre Etudes, Réserves et Partenariats de l’Armée de l’air explore le concept de ciblage, au cœur de la puissance aérienne et, au-delà, aux fondements même de la stratégie. Au travers de ce questionnement sur le concept de ciblage, c’est en effet la démarche stratégique, la relation dialectique qui s’établit entre les adversaires politiques, qui est en jeu. Benoit Bihan souhaite nous mettre en garde contre les simplifications « techniciennes » et les biais idéologiques que traduiraient les conceptions actuelles de l’ennemi et du ciblage associées. Il nous inviter à repenser la relation politique qui lie les adversaires, relation politique qui doit déterminer la stratégie et permettre de cibler l’ennemi réel et non sa représentation déformée.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Benoist Bihan, « Il faut assainir les fondements stratégiques du ciblage », Penser les Ailes françaises, juillet 2015, n°33.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de du CERPA.

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Il faut assainir les fondements stratégiques du ciblage

 

Il n’est pas aujourd’hui de concept à la fois plus essentiel et plus problématique, s’agissant de l’emploi des forces aérospatiales, que celui de ciblage. Aussi le ciblage, qui définit la capacité d’une force à frapper des cibles pertinentes d’un point de vue non seulement tactique – soit, dans le cadre de combats interarmées plus vastes – mais également stratégique – qui contribuent directement à l’avancement des buts de guerre amis – est-il fort logiquement le concept fondamental et fondateur de l’ensemble des théories contemporaines de la puissance aérienne, autant qu’il en constitue une méthode au cœur de son usage en pratique. De John Warden[1] à W.W. Wijninga et Richard Szafranski[2], en passant par Philip Meilinger[3], les principaux auteurs contemporains accordent tous au ciblage une place centrale – quand ils ne lui consacrent pas l’entièreté de leurs écrits. Cette place centrale permet à Joseph Henrotin d’affirmer que « la spécificité des forces aériennes n’est pas dans le milieu dans lequel elles évoluent, mais dans leur approche des questions stratégiques. Soit, concrètement, dans la valeur accordée au concept de ciblage »[4], concept qu’il considère comme « le principal apport de la puissance aérienne »[5] à la théorie stratégique.

Tirer pleinement parti de cet apport suppose toutefois, au préalable, de clarifier un ensemble de problèmes conceptuels. Car si le ciblage est sans aucun doute un concept essentiel, il faut reconnaître que, bien que l’ensemble des auteurs s’accordent sur la description de son fonctionnement comme méthode de planification, cette unanimité n’existe plus lorsque se pose la question de ses finalités : ses buts, ou les « effets » qui en sont attendus. En outre, et plus fondamentalement, le ciblage ne peut s’appréhender uniquement comme méthode, mais doit être déconstruit et interrogé dans ses présupposés non seulement stratégiques, mais méta-stratégiques, quant à l’Autre – l’ennemi – qui en est l’objet. Enfin, il demeure pour l’heure cantonné au domaine aérien (ou assimilé : missiles de croisière, artillerie sol-sol à longue portée, etc.) et son intégration à la pratique opérationnelle et stratégique reste à parfaire.

Décrit schématiquement, le ciblage se décompose en deux phases. La première, l’analyse, cherche à comprendre l’adversaire dans son organisation comme dans son fonctionnement. La seconde est l’identification puis le choix des objectifs qui seront frappés : le ciblage proprement dit. Un certain nombre d’auteurs y ajoutent une troisième phase, le choix de la méthode de frappe : létale ou non, avec un type particulier de munition ou selon des modalités particulières (de nuit, etc.). Cette troisième phase marque en réalité la transition entre le ciblage dans son sens le plus strict et une conception élargie de celui-ci intégrant d’emblée les effets qui en sont attendus ; elle est, à ce titre, à différencier des contraintes plus strictement tactiques qui pèsent sur l’exécution d’une frappe, et qui peuvent également conduire à imposer ou faire privilégier une méthode particulière. Wijninga et Szafranski vont dans le sens de cette intégration d’emblée du choix de la méthode au processus de ciblage. C’est également le cas pour le concept controversé d’Effects-Based Operations (EBO – opérations fondées sur les effets [attendus]) développé depuis la fin des années 1990. Quoi frapper, et comment, pour quels effets : tel peut se résumer le questionnement du ciblage.

Il est aisé de voir que ce questionnement pose, à chaque étape, la question de l’ennemi : sa nature, sa morphologie[6], et sa conduite. Autrement dit, penser convenablement le ciblage suppose, pour approfondir la formule du général Beaufre[7], de penser la stratégie comme l’art de la dialectique des puissances dans l’élaboration de leur relation politique, la guerre n’étant, selon la formule consacrée, « rien d’autre que la poursuite de [cette] relation politique par d’autres moyens ». Or, force est de constater que telle n’est pas l’approche retenue par les principaux théoriciens du ciblage, dont l’acception de la stratégie est plus restrictive et se limite à « l’art d’employer les forces militaires pour atteindre les résultats fixés par la politique »[8], la « stratégie aérienne » étant dans ce contexte l’usage de la force aérienne au service de ces buts.

Cette interprétation renvoie aux origines intellectuelles de la théorie de la puissance aérienne, fortement imprégnée par le contexte de sa première formulation, dans les années 1920 et 1930, sous forme d’une théorie du « bombardement stratégique » qui constitue l’ancêtre de celle plus actuelle de « l’attaque stratégique », dans laquelle s’inscrivent l’essentiel des discussions sur le ciblage. Sans se livrer ici à une analyse critique des conceptions « stratégiques » d’emploi de la force aérienne[9], rappelons simplement que celles-ci font le choix, délibéré ou non, de comprendre la guerre non comme « rien d’autre que la poursuite de la relation politique par d’autre moyens », autrement dit une étape dans la relation de puissance dialectique qu’entretiennent deux entités politiques, mais bien strictement comme une entreprise de soumission de l’une de ces entités par l’autre. Ceci représente une limitation du sens donné à la stratégie, d’emblée limitée dans ses buts, davantage que sa nature, ses voies ou ses moyens. Ce choix, parce qu’il touche au but fondamental de la stratégie – contraindre et soumettre, voire réprimer (l’un des sens du mot latin coercitio, qui donne en français « coercition », autre concept central dans la « stratégie aérienne » contemporaine) – conduit à caractériser la stratégie aérienne comme procédant d’une politique de domination, voire d’annihilation, et donc de négation de la relation politique.

Or le ciblage tel qu’il règne aujourd’hui sur la stratégie aérienne constitue l’exemple le plus éclatant de cette conception « non-dialectique » de l’ennemi, qui demeure à ce jour pensé essentiellement comme l’objet des frappes, davantage que comme un sujet politique (et, partant, comme un acteur stratégique). Ce distinguo est essentiel, et trouve là encore son origine aux débuts du bombardement stratégique, dans la manière dont celui-ci conduit à modéliser l’adversaire. Dans cette approche cybernétique de l’adversaire, qui est au cœur de la théorie et de la pratique du ciblage, celui-ci est systématiquement décomposé en une série d’éléments distincts. Cette approche de « l’ennemi comme système » (à laquelle répond d’ailleurs une conception similaire du camp ami) tend à mécaniser les interactions, y compris humaines, se déroulant à l’intérieur de la société ciblée.

Celle-ci est vue non comme une unité politique, mais comme un ensemble d’éléments matériels et immatériels assemblée en un complexe écheveau de relations d’interdépendances, chacun de ces éléments et de ces relations constituant une cible discrète dont la frappe va perturber l’état initial du système. C’est, dans l’approche contemporaine de la frappe coercitive, en jouant sur cet état, et en le faisant évoluer vers une configuration plus « favorable » – ou en en détruisant des pans entiers dans l’approche première du bombardement « stratégique » – que l’on entend soumettre l’adversaire par destruction, par dislocation systémique, ou par génération de pressions internes (économiques, sociales, sociétales, etc.). On notera au passage que cette approche n’a rien d’essentiellement « aérien » et n’est donc en aucune manière constitutive d’une stratégie aérienne[10].

Il s’agit plus concrètement d’une entreprise d’ingénierie sociale, au sens fort[11], dont on voit bien que, si elle peut effectivement manifester un projet de puissance spécifique, elle passe néanmoins par une conception hégémonique de l’usage de la force renvoyant davantage à la police impériale qu’à la guerre entre sujets politiques égaux. Il n’est à ce titre pas surprenant, d’ailleurs, que les théories du bombardement stratégique ait historiquement émergé, pour partie, d’expériences opérationnelles ayant eu lieu dans un contexte colonial[12].

Mais, de façon plus problématique, cette entreprise renvoie également à une approche spécifique du sujet politique. On a dit que le ciblage procédait par décomposition du sujet « macro-politique » qu’est la volonté politique ciblée (État, organisation politique non-étatique, etc.) ; il est nécessaire d’ajouter qu’une partie des théories de l’attaque/bombardement stratégique, et ce dès les origines, renvoient aussi à une conception de l’individu qui en fait non un sujet politique mais qui le transforme luimême en système, susceptible de ce fait d’être affecté par des inputs précis, indépendamment de sa volonté. La dimension psychologique de la frappe stratégique ressort ici clairement, en même temps qu’elle souligne, une nouvelle fois, à quel point tout ceci procède d’un postulat théorique niant l’idée de relation politique, pour lui préférer une série d’inputs techniques (primitivement des bombes, mais depuis plus largement des « effets »).

On retrouve en particulier cette conception chez Wijninga et Szafranski dans leur élaboration du ciblage « axiologique », un néologisme issu de la théorie de la décision et « la combinaison du grec axios qui signifie « de valeur » et logos qui signifie « raison » ou « théorie ». L’axiologie est l’étude des valeurs – l’investigation philosophique de la nature, des critères et du statut métaphysique de la « valeur »[13]. La théorie axiologique du ciblage, qui entend cibler ce à quoi l’adversaire accorde de la valeur pour contraindre celui-ci à se soumettre ou à coopérer, s’inscrit dans une approche coercitive de la puissance aérienne. Elle repose toutefois presque entièrement, dans le cadre plus général d’une lecture « méta-politique » reposant sur des analyses aussi discutables que le « futurisme » des époux Toffler[14] sur une approche psychologique d’inspiration behavioriste de l’ennemi, dont les motivations politiques sont considérées comme secondaires par rapport à une « hiérarchie des besoins » établie à partir de la pyramide de Maslow[15]. Il faut dire que Wijninga et Szafranski émettent sur celui-ci un nombre important de postulats a priori dont la validité n’est jamais démontrée et qui renvoient davantage à l’affirmation idéologique qu’à la rigueur scientifique.

Postulé comme « totalitaire », l’ennemi-type des deux auteurs est réputé n’avoir qu’une base politique faible et diriger son pays par la contrainte, les sociétés, selon eux, n’étant de toute manière pas des entités politiques dotés d’une cohérence propre – soit un système au sens de la théorie des systèmes, dont le tout est supérieur à la somme des parties – mais des assemblages d’individus. Les sociétés totalitaires n’ayant pour principe organisateur que la contrainte du pouvoir sur ses sujets – une caricature de pensée libérale – le ciblage axiologique doit pouvoir, en ciblant les besoins individuels des dirigeants, en « libérer » leur population : le but de guerre est, dans ce cadre, également prescrit implicitement.

Il est aisé de voir ce qu’une telle somme de présupposés théoriques peut avoir comme conséquences pratiques en terme de ciblage : l’adversaire n’est pas analysé pour ce qu’il est, mais au prisme déformant des préjugés que les planificateurs amis projettent sur lui, avec pour résultat un ciblage ne correspondant pas à la réalité, mais à une représentation déformée de celle-ci. Le refus de la relation politique, qui commence avec l’incapacité de la rencontre avec l’Autre tel qu’il est, et non tel que l’on se l’imagine, a ainsi des conséquences stratégiques immédiates et considérables, puisqu’il prive de toute capacité de réellement transformer la relation à celui-ci dans le sens souhaité, faute d’être en mesure d’agir de manière pertinente.

Et Wijninga et Szafranski ne sont pas isolés dans leur approche théorique : si Warden se limite à une décomposition fonctionnelle de l’adversaire – certes présupposé étatique, mais la méthodologie utilisée peut être appliquée à n’importe quelle organisation –, il ne peut s’empêcher de présupposer une hiérarchie d’importance a priori entre les « cercles ». Il faut noter ici que le ciblage n’est pas stricto sensu en cause : les doctrines contemporaines de la contre-insurrection relèvent de la même analyse a priori de l’adversaire comme des sociétés[16], ce qui souligne au passage que la théorie stratégique n’est pas indépendante du contexte historique de son élaboration.

Tirer pleinement parti du ciblage et le mettre au service de la stratégie – seul signification possible à donner à l’usage stratégique de l’arme aérienne – suppose donc, d’une part, d’interroger profondément les pré- supposés politiques qui déterminent la stratégie, pour cibler l’ennemi réel, et non celui imaginé a priori, au risque sinon de reproduire l’inanité de la campagne aérienne américaine sur le Nord-Vietnam, dont l’échec est d’abord celui d’une lecture doublement fausse – politique et systémique – de l’adversaire, débouchant sur des frappes mal ciblées… même lorsque les bombes frappaient leur objectif assigné. Ensuite, il est impératif de revenir sur l’idée selon laquelle la frappe est productrice, par elle-même, d’effets stratégiques qui de surcroît ne pèseraient que sur un seul des adversaires, pour revenir à l’idée selon laquelle elle ne fait que transformer les conditions dans lesquelles les deux adversaires s’affrontent. L’un des problèmes du ciblage tel qu’il est aujourd’hui conçu est aussi, en effet, qu’il continue de porter l’ambition originelle des théoriciens du bombardement stratégique : le dépassement du combat comme moyen principal de la guerre. Il faut revenir sur cette idée, illusoire.

Ce n’est qu’une fois ces conditions remplies qu’il sera possible, d’une part, de faire du ciblage un concept utile à la stratégie, et non un acte technique – une méthode de planification – et de l’autre, de le rendre stratégiquement efficace en pratique, en échappant tant à un ciblage strictement attritionnel – qui s’impose par défaut, par exemple en contre-terrorisme – qu’à un ciblage idéologique, nécessairement voué à l’échec.

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