Rassembler le désert: comment promouvoir l’intégration régionale sahel-maghreb

Mis en ligne le 25 Juil 2017

Comment stabiliser la région sahélo-saharienne, cet espace aux problématiques multiples, « zone grise » majeure de la géopolitique africaine, où transitent des flux de toutes natures, tant licites qu’illicites, des transhumances séculaires jusqu’aux trafics d’êtres humains. Présente historiquement dans la région et plus spécifiquement au travers des opérations Serval puis Barkhane, la France a un rôle important à jouer dans la stabilisation de la bande sahélo-saharienne. Synthèse d’une étude menée sous l’égide du CSFRS par l’European Council on Foreign Relations (ECFR), cet article propose de substituer à une approche sécuritaire, concentrée sur les volets « migrations » et « terrorisme », une démarche plus globale pour la stabilisation de cette région.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Andrew Lebovich, « Rassembler le désert: comment promouvoir l’intégration régionale sahel-maghreb », ECFR, Policy Brief, 19 juillet 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’ECFR.

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Rassembler le désert: comment promouvoir l’intégration régionale sahel-maghreb

 

L’intérêt suscité au sein de la communauté internationale pour le Sahel s’est nettement renforcé ces dernières années. En réponse à la menace terroriste croissante dans la région, au renversement du gouvernement malien en 2012 et à la crise migratoire qui sévit depuis 2014, le monde doit aujourd’hui s’intéresser au Sahel. Pourtant, malgré un regain d’attention porté à cette région, les efforts menés à ce jour aux échelons régional et international en vue de résoudre ces crises restent inadaptés.

Les stratégies et forums de coordination régionaux se sont multipliés et la communauté internationale a consenti un déblocage massif de fonds en faveur de la région. Si elles mettent l’accent sur la nécessité d’améliorer la gouvernance, ces initiatives demeurent cependant axées essentiellement sur la sécurité. Les économies informelles et la corruption absorbent toujours l’essentiel des ressources dont les États ont besoin. Et les efforts de l’Union européenne visant à freiner les migrations vers l’Europe, trop axés sur la sécurité, impactent les communautés frontalières, affaiblissent les populations régionales et sont sans effet sur les facteurs à l’origine des migrations.

Reconnaissant non seulement la nécessité de renforcer les capacités et la coordination des services de sécurité, mais également celle de promouvoir l’intégration régionale entre l’Afrique du Nord et le Sahel, ce rapport propose une approche de stabilisation régionale plus globale. Celle-ci pourrait contribuer à réduire l’attrait du secteur informel en créant des opportunités de travail licite dans le Sahel. L’entrée, dans l’économie formelle, de certaines activités jusque-là illicites ou clandestines peut, à son tour, promouvoir le développement et la diversification économique dans le Maghreb, tout en créant des opportunités d’emploi dans la région.

Pour atteindre ces objectifs, le présent rapport propose que les efforts menés par la France et la communauté internationale en vue de promouvoir l’intégration dans le Sahel et entre le Sahel et le Maghreb portent soient portés? en priorité sur les migrations, les réformes économiques, la coordination en matière de sécurité et les cadres institutionnels régionaux.

 

  • Pour tenter de résoudre la crise migratoire, il convient d’instaurer un cadre commun de régulation des flux migratoires dans le Sahel, en Afrique de l’Ouest et au L’Union européenne (UE) doit aider les pays concernés à régulariser et légaliser ces flux de population. Elle doit également contribuer au financement des projets économiques régionaux, accepter sous certaines conditions une immigration légale sur son territoire et réduire leurs exigences concernant les actions de répression à mener, par les autorités locales, sur les communautés frontalières.
  • Pour promouvoir les réformes économiques dans la région, il faut que les actions menées dans les domaines migratoire et de l’économie informelle soient ciblées sur le Sahel et le Maghreb, tout en favorisant également l’investissement extérieur en provenance des États de la région, mais aussi de la communauté
  • Pour renforcer la coordination en matière de sécurité, l’accent doit être mis non seulement sur la nécessité d’une réforme durable du secteur de la sécurité, allant au-delà de la formation de base dispensée aux forces armées dans certains pays tels que le Mali, par exemple, mais également sur celle d’une intégration accrue des programmes de sécurité et de gouvernance, de façon à pérenniser – y compris en termes de ressources – les avancées en matière de sécurité.
  • Enfin, pour améliorer l’efficacité des institutions régionales, il est nécessaire d’harmoniser et de renforcer les instances de coordination régionales de façon à limiter la dépendance vis-à-vis de l’aide internationale.

 

Introduction

Aux prises avec le changement climatique, la croissance démographique, l’insécurité alimentaire, la corruption, la criminalité et le terrorisme, le Sahel reste, aujourd’hui encore, l’une des régions les plus pauvres du monde. Liés par ces difficultés communes, mais aussi que par des flux de populations et de marchandises qui transitent par leurs frontières perméables, les pays du Sahel s’efforcent désormais de mettre en place des stratégies coordonnées pour faire face à ces nombreux défis. Ce rapport analyse les problématiques sécuritaires, économiques et migratoires à l’œuvre dans tout le Sahel et formule, pour la France et la communauté internationale, des recommandations visant à promouvoir une meilleure coordination à l’échelon régional.

La présence internationale dans le Sahel s’est renforcée depuis 2012, année durant laquelle le Nord du Mali est tombé aux mains de groupes djihadistes ; l’attention de la communauté internationale a alors été attirée sur un pays qui, jusqu’à cette date, était considéré comme stable. Certes, nul n’ignorait la menace djihadiste – l’insécurité n’ayant cessé de croître depuis le milieu de la décennie précédente, sous l’effet conjugué des réseaux de trafic de migrants et de la corruption ; pourtant, l’effondrement du régime malien après l’insurrection touarègue de janvier 2012 et l’avancée rapide des forces ralliées à l’organisation Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ont bien souvent été vécus comme un choc.

Les efforts antérieurs de lutte contre le terrorisme menés par certains pays, tels que la Stratégie saharo-sahélienne de la France en 2008, de même que les cadres régionaux et internationaux mis en place, à l’image de la Pan-Sahel Initiative (PSI) et du Trans-Saharan Counterterrorism Partnership (TSCTP) américains, ne sont pas parvenus à endiguer l’activité djihadiste, ni à améliorer la gouvernance des pays de la région, en particulier au Mali ; et l’initiative européenne de 2011, consistant à proposer une approche plus globale pour le Sahel, est arrivée trop tard pour juguler l’instabilité dans la région.

En 2015, l’attention de l’Europe s’est de nouveau portée sur le Sahel et l’Afrique du Nord du fait, cette fois, de l’arrivée massive de réfugiés et de migrants par les routes de la Méditerranée. Pour tenter de résoudre cette crise, les chefs d’État et de gouvernement européens et africains se sont réunis en novembre 2015 dans le cadre d’une conférence internationale organisée à La Valette. L’objectif premier était de réduire les flux migratoires en provenance du Sahel, notamment ceux qui transitaient par le Maroc, le Niger, l’Algérie et la Libye.

Fin 2015, ce regain d’attention de la part de l’Europe et de la communauté internationale avait donné naissance à pas moins de 16 stratégies nationales ou multilatérales différentes, avec un seul et même objectif : enrayer l’instabilité dans le Sahel[1]. Ces initiatives européennes et internationales mettaient généralement l’accent sur la nécessité de renforcer la coopération en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme − une priorité affichée tant par l’Europe que par les États de la région. Plus récemment, la question migratoire est devenue une des principales préoccupations de la communauté internationale.

Toutefois, à ce jour, même plus globales et rééquilibrées, ces approches n’ont produit que des effets limités. Les obstacles politiques et historiques anciens à la coopération régionale, le manque de coordination entre la multitude d’acteurs impliqués dans la région et les stratégies exclusivement sécuritaires mises en œuvre pour résoudre des problèmes socio-économiques et politiques complexes, ont tous contribué à brider l’efficacité des initiatives internationales. Parallèlement, les approches traditionnelles en matière d’aide au développement ont eu pour principal effet d’aggraver la dépendance de la région vis-à-vis de l’aide financière et technique internationale[2]. Au Niger, par exemple, la communauté internationale apporte jusqu’à 50 pourcent de l’aide budgétaire (30 pourcent du budget total provenant de l’UE) ; au Mali, l’aide internationale représente au moins 40 pourcent du budget du pays[3].

Pour tenter de résoudre les crises qui rongent le Sahel, il faut aujourd’hui mettre en œuvre une approche multidimensionnelle dont la portée ne se limite pas à l’assistance à la sécurité, ni à l’aide au développement dans sa conception traditionnelle. Ce rapport présente une approche globale visant non seulement le règlement de la crise migratoire et des défis sécuritaires, mais aussi la promotion de la croissance et du développement économiques dans la région. Il s’intéresse en particulier aux options permettant de renforcer la coopération en matière de sécurité, de développer les échanges commerciaux et de régulariser les flux de main-d’œuvre et de migrants entre le Maghreb (lequel s’entend ici comme incluant le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye) et le Sahel occidental (défini ici comme incluant le Sénégal, la Mauritanie, le Mali et le Niger). Cette approche repose sur le principe selon lequel grâce à l’intégration Nord-Sud, la région sera plus à même de renforcer sa stabilité et de résister aux chocs internes et externes.

Ce rapport souligne par ailleurs le rôle que peuvent jouer les pays du Maghreb voisins, et en particulier l’Algérie, en créant des débouchés pour les travailleurs du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest. Une possibilité de migration légale depuis le Sahel vers le Maghreb aurait pour effet de réduire l’immigration clandestine vers l’Europe, en élargissant et en dynamisant le marché de l’emploi intérieur en Afrique. Ce schéma migratoire, couplé à des opportunités économiques élargies, contribuerait également à la diversification économique de l’Afrique du Nord.

 

Rivalités et défis de l’intégration régionale

De nombreux facteurs ont entravé l’intégration régionale en Afrique. L’ère coloniale a opéré une distinction entre ce que les puissances étrangères considéraient comme l’Afrique sub-saharienne « noire » et le Maghreb, arabe et soi-disant « blanc », brisant ainsi certains des flux de marchandises et de populations qui traditionnellement transitaient par le Sahara[4].

Après l’indépendance, les liens entre ces régions ont peiné à se tisser de nouveau, du fait notamment de la persistance des liens économiques, politiques et sociaux des pays du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest avec l’Europe. De toutes les anciennes puissances coloniales, la France est celle qui a le plus contribué à façonner les économies de l’Afrique de l’Ouest sahélienne par le biais de ses politiques commerciale et monétaire, au moins jusqu’à la fin des années 1990[5].

L’existence de rivalités politiques et d’intérêts divergents entre les pays du Maghreb a également fortement entravé la coordination entre l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest. L’intégration politique – et, dans une certaine mesure, économique – était déjà un objectif commun des pays du Maghreb avant même leur indépendance[6]. Toutefois, à défaut de consensus quant aux moyens d’atteindre cet objectif, les tentatives menées à ce jour ont échoué. Les analystes s’entendent à dire qu’en dépit des avancées enregistrées ces dernières années en matière d’accords commerciaux, l’Union du Maghreb arabe, fondée en 1988, est à bout de souffle[7]. 

Dans ce contexte de divisions au Maghreb, les efforts d’intégration régionale en Afrique du Nord-Ouest sont restés ponctuels et largement tributaires des intérêts nationaux. Certes, la coopération et l’intégration économiques et politiques comptent parmi les axes de travail de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ; cependant, pour l’heure, ce cadre n’a pas permis de renforcer leurs liens avec leurs voisins au Nord.

Les efforts entrepris récemment par le Maroc pour développer ses relations commerciales et d’investissement en Afrique sub-saharienne portent essentiellement soit sur les pays qui, comme le Sénégal et le Gabon, entretiennent des liens politiques étroits avec le Maroc, soit sur ceux considérés comme favorables aux prétentions du Maroc concernant le Sahara occidental[8]. Le roi du Maroc Mohammed VI a toutefois également souligné la nécessité d’inscrire l’intégration politique et économique au rang des priorités des instances de la région et du continent africain dans son ensemble ; le Maroc a ainsi officiellement rejoint l’Union Africaine (UA) en janvier 20179[9]et a formulé une demande officielle d’adhésion à la CEDEAO – une avancée dont l’impact pourrait cependant se heurter à un certain nombre de pierres d’achoppement[10].

Historiquement, l’Algérie insiste sur le règlement des problèmes politiques et économiques africains au sein du cadre institutionnel de l’UA et semble de plus en plus déterminée à développer les liens économiques avec le Sahel. En décembre 2016, le gouvernement algérien a ainsi organisé à Alger un forum économique algéro-africain de grande ampleur. Mais les relations bilatérales que l’Algérie entretient avec les États du Sahel demeurent axées sur la sécurité et, dans une moindre mesure, sur la question migratoire. Si la Tunisie a, quant à elle, réalisé quelques investissements dans le Sahel dans le domaine des affaires ou de la sécurité, ses priorités restent la politique et les réformes intérieures, ainsi que l’insécurité le long de ses frontières avec la Libye et l’Algérie.

Les rivalités politiques entre les pays du Maghreb, ainsi que les intérêts divergents de ces derniers dans le Sahel, sont à l’origine d’une prolifération d’instances régionales concurrentes, voire redondantes. Fondée en 1998 en vue de promouvoir l’unité économique et la libre circulation des biens et des personnes, la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD) a été instrumentalisée par le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, qui y voyait une tribune pour exercer une influence financière et politique sur le Sahel et sur l’Afrique de l’Ouest. La CEN-SAD est aujourd’hui pilotée par le Maroc et ne compte pas l’Algérie parmi ses membres.

Parallèlement, le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC), organe régional de sécurité placé sous la houlette de l’Algérie, a tenté – mais en vain – d’améliorer la coordination en la matière. Cet échec a conduit, après la crise malienne, à la mise en place de nouvelles structures, parmi lesquelles le Processus de Nouakchott regroupant 11 pays et mené par l’Algérie (en dehors du cadre de l’Union africaine),[11]mais surtout le G5 Sahel – instance de coordination régionale appuyée par l’UE et créée à l’initiative des pays du Sahel (Burkina- Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) dans le but de court-circuiter les rivalités intra-Maghreb. Le G5 a également mis en évidence certaines divergences entre les pays d’Afrique de l’Ouest eux-mêmes, illustrées notamment par le Sénégal, de plus en plus impliqué dans les opérations de maintien de la paix au Mali et pourtant laissé à l’écart de ce dispositif de sécurité pan-sahélien[12]. Comme toujours, la prolifération d’instances régionales à compétence identique constitue une entrave supplémentaire à la coopération régionale et suscite des questions quant à la mission et aux prérogatives de chaque instance, mais aussi aux ressources à allouer à chacune.

Le récent vide sécuritaire observé dans la région a favorisé le dégel des relations entre le Maroc et l’Algérie. Cet apaisement a malheureusement été de courte durée, mis à mal par la construction d’un mur le long de leur frontière commune, par des accusations réciproques et permanentes d’ingérence dans les affaires intérieures, et par la course à la supériorité économique ou encore à l’influence au sein des communautés religieuses du Sahel. Ainsi, le Maroc et l’Algérie exploitent, chacun de son côté, les liens religieux qui les unissent aux pays du Sahel et d’Afrique de l’Ouest comme l’outil d’une diplomatie informelle rendue possible grâce à ce « soft power ». C’est particulièrement le cas avec la Tijaniyya, confrérie soufie dont le fondateur Sidi Ahmed Tijani est né à Aïn Madhi (Algérie) et mort à Fès (Maroc). La Tijaniyya compte de nombreux fidèles en Afrique de l’Ouest qui effectuent régulièrement des pèlerinages vers les centres spirituels de l’Algérie et du Maroc afin de célébrer la mémoire du fondateur de la confrérie. Les gouvernements marocain et algérien financent tous deux des séminaires lors desquels ils convient, moyennant une prise en charge de leurs frais de déplacement et d’autres avantages, des théologiens d’Afrique de l’Ouest à débattre du devenir de la confrérie. L’objectif des deux pays est de s’assurer le soutien de la confrérie à l’échelon sous-régional et de conforter leur image respective de bastion d’un Islam « modéré » auprès de leurs interlocuteurs internationaux[13].

L’UE doit mesurer pleinement les incidences de ces évolutions dans le cadre des efforts qu’elle a entrepris pour approfondir ses relations avec le Maroc et l’Algérie. Comme le faisait remarquer un haut fonctionnaire européen à Niamey, forte de ses liens avec ces deux pays, l’UE sera plus à même de les encourager à s’impliquer de façon constructive au sein des institutions multilatérales dans le Sahel[14]. Une telle implication de la part du Maroc risque toutefois d’exacerber les tensions sur la question du Sahara occidental. Le retour du Maroc au sein de l’UA a d’ores et déjà ravivé ces tensions, sans que rien, ou presque, ne permette de conclure à une amélioration du dialogue dans la région. Une réunion organisée en mars dernier à Dakar a ainsi dû être reportée après que le Maroc a demandé l’exclusion des représentants de la République arabe sahraouie démocratique (RASD)[15].

Par ailleurs, l’anarchie en Libye continue de générer de nouveaux défis politiques et sécuritaires. L’arrivée de l’Etat islamique (EI) dans ce pays a constitué un facteur supplémentaire d’instabilité régionale avec le déplacement des combattants de Daech qui, depuis la défaite de celui-ci en Libye, gagnent progressivement d’autres pays d’Afrique du Nord et du Sahel. En Libye, cette situation chaotique se traduit par une montée de l’illégalité et de la criminalité. La contrebande est florissante, alimentée par le maintien des subventions héritées de la dictature de Kadhafi. Les trafiquants amassent ainsi, par exemple, les revenus perçus illégalement de la vente d’essence subventionnée, pour constituer le capital nécessaire au lancement d’une activité plus vaste de trafic d’armes et de drogue, ou encore de traite d’êtres humains[16].

En réponse aux menaces émanant de la Libye, l’Algérie et la Tunisie ont amélioré leur coordination en matière de sécurité, notamment via la création d’un centre opérationnel conjoint ayant pour mission d’endiguer la violence et l’infiltration djihadiste dans la région[17]. Une stabilisation de la situation en Libye faciliterait l’intégration du pays dans le Maghreb et le Sahel. Les Libyens s’efforcent déjà – bien que par le biais de structures étatiques concurrentes à Tripoli et El Beïda – de consolider leurs liens avec le Sahel. Le Général Khalifa Haftar, par exemple, prône un renforcement de la coopération politique avec le Tchad et le Niger. Si elle accédait à un degré de stabilité suffisant, la Libye pourrait utiliser son fonds souverain de 67 milliards de dollars pour investir dans la région.

Parallèlement, l’inquiétude généralisée que suscite, dans la région, l’augmentation du nombre de militants djihadistes pourrait redynamiser certaines organisations telles que le CEMOC. Toutefois, pour être efficace, la coordination régionale doit combiner dialogues stratégiques au plus haut niveau – tel qu’il existe désormais dans le cadre du G5 Sahel et du processus de Nouakchott – et coordination des services de sécurité sur le terrain, suivant le modèle de la coopération tactique en matière de sécurité mise en place entre l’Algérie et la Tunisie[18]. Le projet de force interarmées du G5 Sahel pourrait constituer l’interface qui, pour l’heure, fait défaut entre les différentes formes de coordination régionale – même si, comme nous l’expliquons ci-après, de nombreuses questions subsistent concernant le G5.

 

Le G5 Sahel, une opportunité de changement ?

Le G5 Sahel constitue un point de départ potentiel pour harmoniser la coopération régionale et en accroître ainsi l’efficacité. Les avancées qu’il a d’ores et déjà permises sont, dans une certaine mesure, plus probantes que celles obtenues précédemment par les autres instances régionales. Le G5 peut contribuer à l’intégration Maghreb-Sahel en évitant certains des écueils dans lesquels se sont abîmés des projets similaires et en permettant à l’Europe d’apporter un soutien coordonné aux initiatives régionales axées sur la sécurité, la croissance économique ou le développement. Mais l’efficacité de cet organe de coordination balbutiant exigera davantage d’investissement de la part des Etats européens et de l’UE, pour créer des possibilités d’interaction accrue avec les Etats du Maghreb.

Lancé en février 2014 par les cinq pays de la région les plus affectés par les violences djihadistes – la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso – le G5 Sahel est basé en Mauritanie et bénéficie du soutien politique, financier et technique de la France et de l’UE[19]. Aux yeux de ses membres, le G5 Sahel est une initiative ancrée dans leur histoire, leur démographie et leur géographie partagées, mais également dans les difficultés sécuritaires et socio-économiques communes auxquelles ils sont confrontés. Peu après la création du G5 Sahel, son Secrétaire-général El Hajj Najim Mohamed le décrivait comme « un espace économiquement intégré, socialement prospère et culturellement riche, où règnent la sécurité et la paix, et fondé sur l’Etat de droit, sur une gouvernance saine et sur la démocratie »[20].

Aux dires d’un diplomate français amené à travailler avec le G5, la création d’un cadre spécifiquement sahélien reflétait entre autres la volonté de court-circuiter le jeu politique et les rivalités du Maghreb[21]. L’objectif était également de pallier en partie l’inefficacité d’organisations régionales telles que la CEN-SAD et le CEMOC. Les efforts du G5 Sahel continuent pourtant de pâtir des tensions entre le Maroc et l’Algérie – du fait de l’influence exercée par les deux pays dans le Sahel par le biais de leurs relations bilatérales − ainsi que de la méfiance affichée par l’Algérie à l’égard de ce qu’elle considère comme une initiative pilotée par la France[22].

Une autre caractéristique essentielle de la mission du G5 est l’accent mis simultanément sur la sécurité et sur le développement – une position commune aux différentes stratégies contre-insurrectionnelles mises en œuvre dans le monde. Les spécialistes du développement ont mis du temps à s’intéresser à cette approche et celle-ci n’a été que très récemment acceptée par l’UE. Quoiqu’il en soit, les efforts menés à ce jour par le G5 ont porté en priorité sur la coordination des forces militaires et de sécurité, faisant ainsi écho aux priorités définies par ses partenaires internationaux en matière de lutte contre le terrorisme. Malheureusement, en négligeant la coopération en faveur de la croissance économique et du développement, le G5 risque de peiner à atteindre ses objectifs sociaux, environnementaux et économiques de plus vaste portée, lesquels conditionnent une stabilité et une sécurité durables.

Le nouveau programme lancé, avec l’appui du G5, pour renforcer la sécurité dans les régions maliennes du Mopti et de Gao et améliorer la gestion des zones frontalières du Centre et du Nord du Mali, baptisé « Programme d’appui au renforcement de la sécurité » (PARSEC), est un cas d’école pour l’approche européenne. L’UE entend ainsi illustrer de quelle manière les initiatives de sécurité, de développement et de gouvernance peuvent être intégrées pour tenter de stabiliser une situation en voie de dégradation[23].

Bien qu’il justifie un intérêt particulier, le programme PARSEC est un exemple parmi d’autres de projets visant à intégrer la sécurité et le développement[24]. Malheureusement, cette approche intégrée ne bénéficie encore que d’un soutien inégal auprès des principaux responsables européens et américains, inquiets de cette « dilution » des impératifs de sécurité. Lors des débats sur le sujet, un haut représentant de l’UE à Niamey a souligné à plusieurs reprises la primauté de la sécurité sur le développement dans l’échelle des priorités. Un autre a fait référence au hiatus apparent entre d’une part les dirigeants de la région, qui mettent l’accent sur l’intégration économique et le développement des infrastructures entre les États membres du G5, et d’autre part les représentants européens et américains, obnubilés par la coordination en matière de sécurité et de lutte anti-terroriste[25]. D’autres représentants français, américains et européens au Niger et au Mali ont exprimé plus généralement des doutes quant à l’efficacité du G5[26].

En réponse aux risques de sécurité, les Etats du G5 ont organisé un sommet extraordinaire à Bamako en février 2017, lors duquel ils ont annoncé le lancement d’une force militaire conjointe pour faire face à la montée des violences et de la menace terroriste – donnant ainsi corps à un projet présenté pour la première fois en novembre 2015[27]. En février, les Etats du Sahel ont également annoncé la mise en place, dans le cadre de l’initiative pour le Liptako-Gourma, de patrouilles et d’opérations conjointes dans cette région frontalière partagée par le Mali, le Niger et le Burkina Faso ; cette force commune sera elle-même intégrée à la force militaire conjointe du G5[28]. En avril 2017, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a approuvé un concept opérationnel pour cette force conjointe, rassemblant quelque 5 000 soldats et policiers[29]. Malgré les pressions de la France et l’insistance du G5, la force n’a pas été endossée et mandatée par le Conseil de sécurité de l’ONU, celui-ci ayant finalement voté une résolution a minima dans laquelle il se félicite de la création de la force, sans toutefois l’autoriser au sens du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies[30].

L’UE a d’ores et déjà promis de débloquer 50 millions d’euros au profit de la force conjointe[31]; début juillet 2017, lors d’un sommet du G5 auquel participait également le président de la République française Emmanuel Macron, la France s’est engagée à apporter 70 véhicules tactiques et un appui opérationnel à la force[32]. Cette aide fera partie d’une initiative plus large annoncée le 13 juillet, l’Alliance pour le Sahel, à laquelle la France, l’UE et l’Allemagne, entre autres, ont acté leur soutien et elle comprendra également une contribution de l’Agence Française de Développement qui devrait atteindre 200 millions €[33]. Toutefois, selon certaines sources, la force devra disposer d’un budget de pas moins de 423 millions €, ce qui nécessitera un soutien financier supplémentaire des partenaires européens et internationaux[34]. La force devrait opérer depuis la base militaire malienne de Sévaré, sous le commandement du général malien Didier Dacko ; cependant, dans un premier temps, les opérations seront essentiellement axées sur les zones frontalières dans lesquelles les armées des pays membres du G5 sont d’ores et déjà déployées, en particulier au Mali, au Burkina Faso et au Niger[35].

Il reste toutefois à voir de quelle manière les opérations jusque-là menées dans le cadre de l’initiative de Liptako-Gourma pourront être efficacement couplées à celles lancées par le biais de la force conjointe du G5 Sahel, de même que les modalités d’équipement et d’organisation respectives de ces opérations. Ce chevauchement organisationnel reflète, à n’en pas douter, l’urgente nécessité de résoudre l’insécurité croissante dans la région, soulignée encore par la vague d’attaques meurtrières qui a frappé Tillabéry, au Niger, en octobre 2016. La situation s’explique également par l’évolution du mandat du G5 en matière de sécurité, dont l’élaboration a nécessité un certain temps, d’après ce qu’il ressort d’entretiens avec des représentants français, européens et américains, mais également avec certains activistes locaux et observateurs à Niamey. Le G5 a organisé de nombreuses réunions de coordination sur les questions de sécurité et de développement. Il a par ailleurs lancé, depuis la fin 2015, plusieurs patrouilles et opérations conjointes le long des frontières du Mali, de la Mauritanie, du Burkina Faso et du Niger[36].

Alors même qu’ils exhortent le G5 à renforcer son action dans le domaine de la sécurité, les représentants européens font état de divergences en matière de coopération et de priorités entre les membres du G5[37]. De plus, bien que le cadre du G5 ait débouché sur certaines solutions ciblant les besoins de sécurité communs de ses membres, la coopération dans d’autres domaines – notamment en matière de développement – demeure organisée selon les clivages traditionnels Afrique du Nord / Afrique de l’Ouest / Afrique Centrale[38]. Les donateurs peinent également à trouver un juste équilibre entre programmes d’assistance régionale, qui permettent une utilisation optimale des ressources, et programmes bilatéraux, qui contribuent à améliorer les relations intergouvernementales.

La coordination internationale est insuffisante compte tenu de la prolifération des initiatives et programmes bénéficiant d’un soutien international[39]. Aux dires d’un expert des Nations Unies, la coordination entre les donateurs est par exemple si fastidieuse au Mali (où plus d’une cinquantaine de donateurs mettent actuellement en œuvre des programmes axés sur la seule sécurité) que le processus même de coordination, s’il ne peut être rationnalisé, compromet purement et simplement la capacité à mettre en œuvre les projets[40]. Comme le suggèrent les retards et complications observés dans la mise en œuvre de la Stratégie intégrée des Nations Unies pour le Sahel, le défi, dans cette région, n’est pas de concevoir de nouvelles initiatives, mais d’accroître l’efficacité et la complémentarité des programmes déjà en cours.

Ainsi, comme l’indiquent certains représentants français ayant travaillé en étroite collaboration avec le G5 Sahel, ce dernier pourrait, outre sa mission en matière de sécurité, jouer dans la pratique un rôle d’organe de coordination dans les domaines du développement et de l’investissement[41]. Il constituerait ainsi potentiellement un levier efficace pour rationaliser l’investissement régional dans le Sahel – bien que cela suppose de surmonter certaines des faiblesses institutionnelles actuelles du G5, et aussi de dépasser le jeu des intérêts parfois divergents des pays partenaires du G5 et de ses divers donateurs internationaux.

 

Flux migratoires et économies du trafic

Les flux migratoires sont l’une des principales conséquences des problèmes économiques, politiques et de sécurité. Les migrations sont, avec le terrorisme, l’enjeu central des interactions entre l’UE et le Sahel. Il s’agit toutefois d’un enjeu hautement politisé, les efforts menés en vue de suivre les flux migratoires pouvant eux-mêmes susciter des controverses[42]

À titre d’exemple, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a mis en place – avec le soutien de l’UE – des points de suivi dans les villes d’Agadez et de Séguédine (Nord du Niger) afin de recenser les flux de migrants en provenance d’Afrique de l’Ouest et à destination de l’Algérie et de la Libye et de leur apporter une assistance[43]. L’OIM a fait état d’une forte hausse du nombre de migrants qui traversaient Agadez début 2016, par rapport à l’année 2015[44]. A la suite de l’action de lutte contre la traite des migrants menée par les autorités nigériennes, ayant eu pour effet de modifier les voies de passage autour de la ville et d’autres nœuds de transit majeurs, l’OIM a constaté après septembre 2016 un net ralentissement des flux migratoires traversant le Niger en direction de la Libye, mis en évidence par la diminution du nombre de migrants transitant par les deux points de suivi[45]. L’OIM a par ailleurs renouvelé ce constat en avril, par comparaison avec l’année précédente[46].

Toutefois, il est peu probable que les mesures répressives engagées localement aient un effet à long terme sur le volume des flux migratoires. D’après de nombreux observateurs, ces mesures ont en partie pour objectif d’inciter les Européens à poursuivre leur soutien financier, tout en étouffant temporairement les trafics. D’autres estiment que les autorités nigériennes devront relâcher leurs efforts en réponse aux pressions des communautés du Nord et des forces de sécurité qui, compte tenu de leurs maigres salaires, dépendent de l’argent et des pots-de-vin versés par les migrants[47].

En tout état de cause, rien ou presque n’indique que la répression suffise à mettre un terme à toute migration. Bien que le nombre de migrants ait fortement baissé depuis mai 2016, date à laquelle il s’élevait à pas moins de 70 000 par mois, ces centres de suivi enregistraient encore de 11 000 à 12 000 migrants chaque mois à la fin 2016 – un chiffre auquel il convient d’ajouter tous les migrants qui ne transitent pas par les centres de suivi de l’OIM[48]. Ces chiffres intègrent également les migrations circulaires et saisonnières vers l’Algérie et la Libye. Or, compte tenu de l’insécurité croissante, la Libye, notamment, est aujourd’hui un pays moins sûr pour les travailleurs étrangers, de sorte que l’on peut penser que la part de migrants régionaux a peut-être diminué ou que ces flux se sont déplacés vers une destination plus sûre. Ainsi, la baisse évoquée plus haut n’indique pas nécessairement que les migrants qui cherchent à gagner l’Europe sont moins nombreux. Par ailleurs, les observateurs régionaux estiment que le pic de mai 2016 était circonstanciel, et que les baisses qui ont suivi ne reflètent pas tant l’impact de la politique européenne, qu’un retour naturel à des flux migratoires plus « normaux »[49].

Dans l’ensemble, les statistiques migratoires en provenance du Niger sont à considérer avec précaution, car la méthode de mesure traditionnellement appliquée par l’OIM se basait sur une situation dans laquelle la traite des migrants s’effectuait à découvert, souvent dans les gares routières. Mais du fait des mesures de répression, le trafic est désormais dissimulé et les passages ont lieu en dehors des grands centres urbains, ce qui se traduit par une moindre fiabilité des mesures et l’imprécision des prévisions qui en découlent. Interrogés, certains représentants de l’OIM et d’autres acteurs impliqués ont reconnu les difficultés rencontrées dans le suivi des flux de migrants[50].

Le Niger demeure toutefois l’une des premières priorités de l’UE ; depuis le sommet de La Valette en 2015, c’est ainsi, de tous les pays de la région, le premier bénéficiaire des financements européens alloués à la gestion des flux migratoires[51]. Dans le cadre de la mission PSDC au Sahel-Niger, opération civile axée sur le renforcement des capacités au niveau local, l’UE a apporté un appui à la formation, des équipements et une aide en matière de coordination. La présence militaire française et américaine au Niger vise à accroître la pression sur les passeurs qui, contraints de modifier les axes qu’ils empruntaient jusqu’alors, ont désormais plus de mal à agir en toute impunité[52]. L’intensification des efforts européens destinés à identifier et recenser les migrants étrangers bloqués au Niger et à favoriser leur rapatriement permettra également de résoudre une partie des problèmes.

Les pressions exercées sur les pouvoirs publics des Etats concernés, incités par l’UE à réprimer sévèrement les réseaux de migrants clandestins, a un coût politique et social qui ne pourra être supporté par un seul Etat. Ainsi, pour tenter de résoudre la crise migratoire au Niger et, partant, la situation dans la région, il faut mettre en place un cadre supranational et renforcer la coopération à ce même niveau.

 

Traiter les « causes profondes »

Les programmes de l’UE au Niger et l’aide internationale consacrée aux crises migratoires ont souvent pour objectif affiché de traiter les « causes profondes » des migrations. L’idée sous-jacente est qu’une amélioration des opportunités économiques dans certaines régions telles que le Nord du Niger aurait pour effet de dissuader les migrants de traverser le désert pour chercher à passer vers le Nord.

Toutefois, cette vision ne tient pas compte des formes historiques et contemporaines des migrations transsahariennes. En conséquence, les fonds débloqués dans le cadre des programmes européens alimentent des dispositifs qui, certes, bénéficient à certaines populations (notamment au Niger), mais ont un impact limité du point de vue de la réduction des flux migratoires ou de la dynamisation des économies régionales.

Ces programmes se heurtent à une difficulté pratique : bien qu’ils aient été présentés comme des réponses rapides à la crise migratoire, leur impact réel ne pourra être évalué avant plusieurs années. À titre d’exemple, selon certains représentants de l’UE à Niamey, la France et l’Espagne ont programmé une mission conjointe d’entraînement des forces de police, mais seule la France a, pour l’heure, affecté sur place les ressources nécessaires[53].

Un autre écueil a trait à la nature des objectifs définis dans le cadre des programmes de formation et d’équipement et des initiatives en faveur du développement. La ville d’Agadez, par exemple, est devenue le point focal des efforts de développement nigériens et internationaux[54]. Cependant, quelles que soient les intentions louables qui les motivent, les programmes mis en œuvre à Agadez échouent à traiter effectivement les « causes profondes » des migrations.

Agadez est davantage un lieu de transit qu’une destination finale pour les migrants. Les programmes internationaux permettraient certes de créer de l’emploi à Agadez et dans la région alentour ; toutefois, ces nouveaux emplois ne suffiraient pas à absorber les flux d’immigrants qui cherchent à gagner l’Europe. De plus, ces programmes seraient sans effet sur les migrations saisonnières, qui représentent une part non négligeable des flux observés depuis le Niger et le Mali.

D’après les spécialistes de la région et les résidents, les projets d’aide mis en place à Agadez ne contribueraient pas à dissuader les passeurs. Ces projets pourraient même favoriser un maintien de l’investissement et une spécialisation au sein du secteur, les fonds risquant d’être détournés par les chefs des ghettos de migrants et les trafiquants pour développer davantage leurs réseaux.


 

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Les observateurs internationaux et responsables locaux s’accordent à dire que les migrations ont ralenti au cours de l’année écoulée. Toutefois, ils soulignent également que le pic observé en mai 2016 pourrait s’expliquer par des migrations saisonnières et par une volonté d’effectuer le voyage avant le début de Ramadan – ce qui empêcherait de conclure à un recul du nombre de migrants cherchant à passer de l’autre côté de la Méditerranée[55].

Bien que les migrants soient nettement moins nombreux à transiter par le Mali, ils continuent de passer par certaines villes maliennes, comme Gao, en remontant vers le Nord ou au cours de leur voyage vers le Niger, puis la Libye[56]. Les observateurs du Nord du Niger et du Nord du Mali ont noté une hausse légère, mais non négligeable, de la traite des migrants sur le territoire malien, ce qui laisse à penser que les passages de migrants n’ont pas cessé, et que les migrants comme les passeurs prennent le risque de traverser des régions politiquement instables pour gagner l’Afrique du Nord[57].

Au-delà des questions posées, à court terme, par les flux migratoires, il ne faut toutefois pas négliger une autre problématique, plus profonde. Depuis des siècles, les communautés vivant aux portes du désert comme celles installées dans des zones caractérisées par une saison des cultures changeantes opèrent, pour travailler, différentes formes de migrations saisonnières[58]. Dans le Sahara, les migrations et le commerce transnational sont indispensables à la survie même des peuples sédentaires et des peuples nomades. En réalité, ces mouvements de populations ont toujours fait partie intégrante des réseaux régionaux de commerce et de communication[59]. Du fait de cette interconnexion et de cette dépendance vis-à-vis du négoce – lequel a des implications et est générateur de revenus bien au-delà de l’orée du désert – les efforts visant à freiner les trafics ne doivent pas être restreints à un objectif de répression, mais doivent envisager leur impact économique au sens large.

 

Maintien de l’ordre et intégration des communautés frontalières

La sécurité des frontières des pays du Sahel et du Maghreb représente un défi colossal en raison de l’existence du commerce transnational, de l’immensité de leurs territoires et de la faiblesse des ressources de ces États. Mais il n’est pas insurmontable. Par exemple, l’Algérie a déployé des dizaines de milliers d’hommes à ses frontières avec la Libye, le Niger et le Mali ; le gouvernement algérien fait régulièrement état de saisies ou de découvertes de caches d’armes dans ces régions.

Avec l’aide de la mission EUCAP Sahel Niger, et en dépit de problèmes fondamentaux en termes de capacités (stocks de carburant encore insuffisants et faiblesse persistante des services de renseignement), le gouvernement nigérien a également fourni des efforts accrus sur la sécurité de ses frontières. Les circuits de migrants et de trafiquants continuent aussi de passer par le Mali, où les forces françaises et locales constituent les derniers obstacles aux trafiquants, avec la criminalité et les rivalités entre groupes armés.

Le fait de constituer des capacités d’intervention, avec l’aide de l’UE, de la France et des Etats-Unis, ainsi que de renforcer les services de renseignement et la coordination en matière de sécurité, peut contribuer à circonscrire certains types de trafics et de commerces informels. Mais la persistance des conflits au Mali, ainsi que l’insécurité croissante dans le Nord du Niger, seront autant d’obstacles à ces initiatives[60].

Néanmoins, les défis posés par les trafics illicites ne relèvent pas uniquement de la problématique sécuritaire. En effet, les débats portant sur la contrebande et les gains illégaux soulèvent également la question du trafic de stupéfiants au Sahel. Définir l’importance et l’organisation des trafics de stupéfiants est un exercice d’une extraordinaire complexité dans une région où les informations sont parcellaires, les rumeurs omniprésentes et où la calomnie et la diffamation de ses rivaux sont des stratégies payantes.

Toutefois, nous pouvons affirmer qu’avec la fragmentation des groupes armés, au Mali et dans les régions avoisinantes, et leur imbrication dans les conflits internes et communautaires, le financement des groupes armés par les personnes suspectées de trafics (de stupéfiants et de marchandises diverses) a commencé à porter atteinte à la sécurité régionale. Cette prolifération de groupes armés, ainsi que la convergence des intérêts des auteurs des trafics et des hommes politiques, ont par exemple contribué aux retards persistants dans la nomination d’autorités par intérim dans les régions du nord du Mali, pourtant prévue par l’Accord d’Alger de 2015[61].

Au Mali, la contrebande est une source essentielle de financements pour les groupes armés, qu’ils soient en faveur ou ouvertement opposés au gouvernement en place. Les entretiens réalisés suggèrent que si la présence de forces internationales au Mali a bien réduit le nombre de chemins de contrebande à travers ce pays, elle a également nourri les conflits grâce auxquels des groupes et des communautés vont exercer leur domination dans ces régions[62].

Durant cette période, au Niger, les forces françaises ont à plusieurs reprises rencontré des convois transportant des stupéfiants. Des entretiens avec des responsables de la sécurité laissent entendre que d’autres saisies ont été effectuées sans que cela ait été divulgué au public[63]. Les habitants des régions du nord du Niger ont également témoigné de la persistance des trafics de stupéfiants, dont la complexité et la professionnalisation se sont accrues au cours de l’année passée, tout comme les réseaux de passeurs de migrants[64].

La répression menée à l’encontre des réseaux de contrebande dans les régions du Maghreb et du Sahel représente également un facteur de risque en matière de sécurité. Les communautés vivant à proximité des frontières sont fréquemment autorisées à perpétuer des activités de contrebande, non pas uniquement parce que les autorités locales en tirent profit, mais également parce que la coopération avec ces groupes peut être cruciale pour le maintien de l’ordre aux frontières, pour le recueil de renseignements, voire même pour l’expulsion concrète des milices. Cet état de fait implique qu’en parallèle de leurs efforts pour améliorer le maintien de l’ordre aux frontières, le partage du renseignement et les patrouilles de sécurité conjointes, les autorités régionales doivent également se concentrer sur l’intégration du marché « gris » dans l’économie officielle, ainsi que sur le développement de moyens de subsistance alternatifs. Elles auront besoin d’une compréhension fine de la réalité des échanges réalisés par les différentes communautés, ainsi que de la capacité à distinguer celles qui font la contrebande d’hydrocarbures ou de produits alimentaires de celles dont les trafics portent sur les armes et les stupéfiants.

Néanmoins, actuellement, les autorités nigériennes démantèlent les réseaux de contrebande sans disposer d’alternatives viables pour ces communautés. De plus, les déclarations effectuées par les responsables de ce pays, dont le président Issoufou lui-même, à savoir que les passeurs de migrants sont également impliqués dans le trafic d’armes, entraînent la stigmatisation de toutes les communautés se livrant à la contrebande et rend leur intégration économique d’autant plus malaisée[65].

Pour l’instant, il est impossible d’affirmer si le remplacement de l’économie informelle est durable, souhaitable, voire tout simplement possible au Niger. Les responsables nigériens, dont le président Issoufou, sont passés maîtres dans l’art de se présenter comme des partenaires coopératifs et partenaires compétents contre le terrorisme. Il est vrai que les forces de sécurité de ce pays sont plus expérimentées et plus compétentes que celles du Mali, voire du Nigéria, dans certains domaines.

Il n’empêche, le Niger continue de bénéficier des largesses de l’assistance ininterrompue des pays européens. Concernant la gestion des menaces en perpétuelle évolution le long de ses frontières, celui-ci reste dépendant de cette aide et des interventions des forces militaires étrangères. Les forces françaises (ainsi que celles des Etats-Unis, selon certaines sources) conservent des bases d’opérations dans ce pays. Par ailleurs, le gouvernement américain se livre actuellement à des travaux de modernisation et d’extension de grande ampleur dans l’aéroport d’Agadez, en plein cœur du pays[66]. Cependant, ces activités et cette aide ne peuvent constituer des moyens de subsistance pour les trafiquants et, plus important encore, pour les communautés qui vivent des activités de ces derniers.

Parallèlement, le phénomène de la corruption des fonctionnaires ne faiblit pas. Depuis le sommet de La Valette, les autorités nigériennes ont arrêté un certain nombre de gendarmes et autres membres des forces de sécurité accusés de corruption. Elles ont également saisi plus d’une centaine de véhicules tous-terrains[67]. Néanmoins, étant donné que les forces de sécurité régionales sont notoirement connues pour prélever leur part dans les activités de contrebande et pour extorquer de l’argent aux migrants, ce nombre apparaît bien limité. A ce titre, un haut fonctionnaire nigérien en charge de la médiation dans le Nord du pays a déclaré que les camions confisqués seraient probablement restitués à leurs propriétaires assez rapidement. L’objectif de ces saisies n’avait d’autre ambition que de lancer un avertissement, à savoir dissuader les trafiquants de migrants de se livrer à leurs activités aussi ouvertement que par le passé[68].

En matière de migrations et de marchés gris, une approche à l’échelle régionale est justifiée et nécessaire. Les pays de cette région doivent également envisager la possibilité de la légalisation de certains pans de ces commerces informels, au-delà des amnisties fiscales qui sont actuellement proposées. Toutefois, il est évidemment impossible et impensable d’étendre ces amnisties aux trafics de produits illicites, en particulier les armes et les stupéfiants. Des actions similaires pourraient être entreprises en Libye, où le gouvernement d’union nationale engage la réforme du système de subventions pour de nombreux biens essentiels, notamment l’essence, en le remplaçant par des transferts en espèces[69].

Une plus grande flexibilité dans la stratégie régionale sur les subventions et la contrebande, visant à formaliser le marché gris, contribuerait à une meilleure intégration des communautés frontalières et à dissiper les craintes que l’Etat ne cherche en définitive à bouleverser leurs réseaux d’échanges de biens licites. Cela contribuerait également à l’obtention de l’appui de ces communautés dans l’amélioration de la sécurité aux frontières, du fait de leur coopération avec les pouvoirs publics chargés de cette mission.

La régularisation des trafics semi licites pourrait également constituer un élément de réponse au problème des migrations économiques. Actuellement, des dizaines de milliers de migrants, originaires du Sahel, de l’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, transitent par le Mali et le Niger dans leur exode vers l’Europe. Ces migrants profitent de la libre circulation au sein de la CEDEAO, avec comme destination les points de départ des pays du Maghreb. Pour certains d’entre eux, ce voyage est un calvaire car ils se retrouvent piégés dans des limbes juridiques en Algérie et au Maroc, ou parce qu’ils demeurent dans ces pays pour travailler dans l’attente d’une opportunité pour traverser la Méditerranée[70].

Lors de cette traversée à risque, des vies pourraient être sauvées du fait d’une amélioration de la coopération en matière de sécurité et de l’accroissement du nombre de patrouilles en mer. Mais la persistance et l’expansion du phénomène migratoire, ainsi que le statut juridique et économique précaire des migrants au Maroc et en Algérie, continuent d’alimenter de graves préoccupations, bien que ces pays aient annoncé des plans de régularisation du statut d’une partie des migrants et des réfugiés[71]. Grâce à une meilleure coordination, des modifications de la législation, ainsi que des financements pour des projets économiques et agricoles, les migrants pourraient se laisser convaincre de chercher du travail dans les pays du Maghreb.

Il est nécessaire de formuler un plan coordonné, associé à une hausse des investissements dans les projets agricoles et industriels de cette région. Si celui-ci est bien mis en œuvre, il pourrait être une étape vers la régularisation du statut des migrants implantés dans les pays du Maghreb. De plus, il pourrait également contribuer à développer une migration économique circulaire à l’échelle de la région, qui fournirait un revenu à ces migrants, de la main d’œuvre pour les projets ainsi qu’un accès au travail qui réfrène les envies de poursuite de l’aventure, ce qui réduit les flux migratoires en destination de l’Europe.

 

L’ intégration économique est-elle possible ?

La colonisation puis les politiques régionales qui ont suivi l’indépendance ont bouleversé de nombreux cadres précoloniaux du commerce et des flux transsahariens, inter-sahariens et sahéliens. Ce n’est que depuis quelques années que les pays du Maghreb ont commencé à se consacrer aux investissements et aux échanges avec le reste du continent. La CEDEAO pourrait constituer un moteur efficace pour une meilleure coordination économique régionale, pour la réduction des restrictions commerciales ainsi pour l’élaboration et le développement de projets d’infrastructure, telle que la route transsaharienne censée relier le Nigéria à l’Algérie[72]. Cette dernière est d’une importance cruciale étant donné la liberté de circulation des personnes au sein de la CEDEAO et la perspective de coordonner des déplacements similaires (ne nécessitant pas de visa) avec l’Algérie[73].

Les problèmes de sécurité constituent un défi d’envergure, mais l’amélioration et l’extension des routes permettraient de faciliter les déplacements et le commerce, tout en encourageant la tenue d’échanges informels dans des zones dont la régulation et la sécurisation seraient mieux assurées par les États de la région. Actuellement, ce commerce informel représente une part significative du commerce dans la région du Sahara, notamment entre l’Algérie (qui est la source des marchandises bénéficiant de larges subventions, tels que les hydrocarbures et les produits alimentaires), le Mali et le Niger[74]. Le fait de disposer d’infrastructures améliorées et de réduire les barrières douanières n’éliminera pas le commerce informel, ni ne réduira nécessairement les trafics de marchandises illicites ou les réseaux de passeurs. Mais cela pourrait contribuer à créer les conditions à même d’insérer les populations locales dans des échanges plus régulés, tout en facilitant le transport et la vente de marchandises licites.

Bien que la Tunisie soit impliquée dans certains échanges et financements dans la région du Sahel, via des entités telles que la Banque Tunisienne de Solidarité et d’autres initiatives, ce sont le Maroc et l’Algérie qui représentent le potentiel le plus conséquent en matière d’investissements commerciaux. Sous le règne de Mohammed VI notamment, le Maroc a investi tous azimuts dans les pays du Sahel et d’Afrique subsaharienne, dans les domaines des télécommunications, de l’industrie minière, des transports aériens et dans la banque, par exemple. Ce dernier a constitué un investissement particulièrement rentable pour le royaume chérifien, et ces banques sont mieux implantées dans les pays de la CEDEAO que les banques françaises[75]. Les hommes d’affaires marocains sont également très actifs dans les pays du Sahel. Les efforts diplomatiques menés avec le Mali et le Sénégal ont donné un élan remarquable à la hausse des investissements et à la création de liens économiques.

De même, l’Algérie a conservé un vaste réseau diplomatique dans le Sahel. Les hommes d’affaires algériens (notamment ceux ayant des attaches familiales en Mauritanie, au Mali et au Niger) ont conservé leurs activités dans les échanges licites, illicites et semi-licites dans ces pays[76]. Ces dernières années, le gouvernement algérien a bien volontiers accordé sa bénédiction aux entreprises et investisseurs afin que ces derniers se développent plus activement en Afrique de l’Ouest et dans le Sahel. Mais le manque de visibilité sur les modifications du droit des affaires algérien, l’insécurité croissante au Mali, la persistance de la confusion quant aux priorités du gouvernement et la succession du président Bouteflika ont, ensemble, contribué au ralentissement des investissements[77].

Le forum de décembre 2016 sur les investissements algériens en Afrique, organisé par le Forum des Chefs d’Entreprise (FCE) algérien, était conçu pour offrir une opportunité de relations commerciales plus étroites ainsi que pour apporter un soutien plus officiel aux activités commerciales et aux investissements des hommes d’affaires algériens dans le Sahel. Les journaux qui ont couvert cet évènement, qui a rassemblé plus de 2 000 hommes et femmes d’affaires à Alger, se sont en fait concentrés sur un incident diplomatique[78]. Néanmoins, selon certains observateurs algériens, le Forum a malgré tout rempli sa fonction de lieu de rencontres commerciales et personnelles multiples, qui devraient porter leurs fruits à long terme.

Le gouvernement et les chefs d’entreprises algériens multiplient les déclarations publiques sur les opportunités commerciales offertes par le continent africain et insistent sur la nécessité d’augmenter les échanges afin de diversifier l’économie algérienne. Cet aspect a pris une importance accrue cette année, avec le retour du Maroc au sein de l’Union Africaine[79]. Un assouplissement du droit bancaire algérien, ainsi que de ses règles de transfert d’espèces, pourrait également contribuer à la hausse de ces échanges, tout comme le ferait la possibilité d’échanger plus facilement de l’argent en Algérie et à l’étranger. Néanmoins, ces changements demeurent trop lents et trop graduels pour faire une différence significative à court terme. En tant que facteur de progrès, ils devraient constituer un sujet de coopération internationale.

Le phénomène de la contrebande, alimenté par le système algérien de généreuses subventions, est très répandu en Algérie, au Maroc et en Tunisie[80]. Une éventuelle redéfinition des subventions algériennes et libyennes pourrait rendre la contrebande des produits concernés moins attrayante. Mais, dans les régions frontalières désertiques notamment, il est peu probable que les structures se transforment suffisamment pour espérer une diminution radicale de la contrebande. Jusqu’ici, les amnisties fiscales temporaires censées encourager l’intégration de l’économie informelle ont largement échoué, principalement en raison des craintes que les autorités ne prennent des mesures de rétorsion contre les sommes ramenées dans le système bancaire officiel[81]. De même, les initiatives visant à émettre des obligations pouvant faire l’objet d’un achat anonyme n’ont pas permis au système de dégager des ressources importantes[82].

Ces problèmes sont plus susceptibles d’être résolus par un cocktail de mesures coercitives et d’une meilleure coordination institutionnelle afin de promouvoir le libre-échange. L’Algérie et la CEDEAO sont engagées dans des négociations sur le libre-échange depuis de nombreuses années, mais sans résultat à cette date. L’Union européenne et les autres acteurs doivent encourager et accentuer ces efforts visant à réduire les barrières douanières et les profits des trafics illicites. De plus, les acteurs et investisseurs internationaux peuvent interconnecter la flexibilité au travail et les nouveaux circuits d’immigration économique légale afin de répondre aux besoins proclamés par l’Algérie en matière de diversification économique et du développement des entreprises industrielles et agricoles. Le sujet du développement agricole de l’Algérie suscite depuis longtemps un grand intérêt, mais sans grands résultats concrets. Selon un expert en la matière établi à Alger, le pays consacre environ 12 pourcent de ses terres arables à l’agriculture, et la majeure partie de celles-ci sont sous-exploitées[83].

 

Recommandations

L’Europe souhaite réduire la migration et améliorer la stabilité chez ses voisins du Sud. Or, d’après ce qui précède, il est clair que l’approche excessivement sécuritaire par l’UE de ses efforts visant à réduire la migration nuit aux communautés frontalières et ne parvient pas à appréhender les causes des migrations et leur contexte local complexe.

L’Europe a besoin d’une approche plus globale de stabilisation de la région qui admette la nécessité d’une sécurité renforcée et d’une meilleure coordination tout en favorisant également l’intégration dans le Sahel et entre le Sahel et le Maghreb. A cet égard, les politiques de la communauté internationale devraient se concentrer sur quatre fronts : migrations, réforme économique, sécurité et cadres institutionnels régionaux.

 

Migrations

Élaborer un cadre commun sur les migrations entre les pays du Sahel, l’Afrique de l’Ouest au sens large et le Maghreb.

Le but de cet effort d’intégration serait de mieux gérer les flux migratoires et d’offrir aux migrants africains sahéliens et sub-sahariens la possibilité de trouver du travail légalement au Maghreb sans risque d’exactions et de violations de leurs droits fondamentaux. Faciliter la création de cadres destinés à réguler les échanges commerciaux entre l’Algérie et le Mali, par exemple, pourrait être un pas vers une amélioration des perspectives commerciales et industrielles locales. Sur le plan institutionnel, il est probablement inutile de réinventer la roue mais plutôt d’évaluer si le processus de Rabat ou d’autres formats existants sur la migration pourraient fonctionner[84].

Aider les pays de la région à réguler les flux de population.

L’UE et la communauté internationale devraient participer aux efforts visant à régulariser le statut des migrants au Maghreb – comme ceux annoncés par le gouvernement marocain – dans le but de leur assurer stabilité et protection juridique. Des efforts comparables aideraient à protéger les migrants en Algérie et en Libye contre la maltraitance, tout en encourageant également les types de migration saisonnière de la main d’œuvre qui sont fréquents et qui sont profondément enracinés dans leur histoire, notamment depuis le Mali et le Niger. Cela pourrait faire partie d’un cadre plus large d’intégration et de réformes régionales comprenant entre autres : des statuts d’immigration régularisés ; une infrastructure bancaire régionale mieux intégrée et libéralisée ; des baisses de droits de douanes et une diminution plus lente des subventions. L’intégration et des réformes allant dans ce sens peuvent aider les économies d’Afrique du Nord (notamment l’Algérie et la Libye) à négocier leur transition hors de la dépendance énergétique tout en assurant du travail durable pour diversifier ces économies et encourager la croissance à long-terme de toute la région.

 

Réforme économique régionale

Augmenter les investissements dans les projets économiques régionaux à l’aide du Fonds fiduciaire UE-Afrique et du Plan européen d’investissement externe

L’UE peut utiliser de nouveaux fonds d’investissement pour financer des projets industriels ou agricoles, ce qui se traduira par plus qu’une simple création d’emplois pour les migrants. Cela fera également de la main d’œuvre le moteur de la croissance économique en Afrique du Nord, ce qui à son tour permettra de créer des économies régionales plus durables et entraînera une hausse des transferts d’argent vers l’Afrique sahélienne et occidentale. Même si cela n’éliminera pas la migration vers l’Europe, le financement de projets tels que ceux-là – conjugué à une migration économique légalisée et à une circulation transfrontalière plus libre des capitaux – permettra d’assurer une croissance plus durable dans la région, en particulier au Sahara et au Sahel. Le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique de l’Union européenne peut et devrait être également utilisé pour faciliter des retours volontaires et la standardisation et fourniture de papiers d’identité dans la CEDEAO.

Encourager les investissements au Sahel, notamment en provenance du Maghreb

De nouveaux investissements pourraient transiter par la Banque maghrébine d’investissement et de commerce extérieur récemment créée. Les institutions européennes comme la Banque européenne d’investissement, le FMI et la Banque mondiale peuvent également contribuer à la capitalisation et à la coordination technique en vue d’aider au financement d’investissements et d’autres projets au Sahara et au Sahel. Cela peut également inclure des investissements dans les infrastructures de transport, une meilleure intégration aérienne régionale (un objectif souvent cité par les pays du G5)[85]et une assistance financière et technique pour une meilleure mise en place de la libre circulation des marchandises et des personnes envisagées par la CEDEAO par exemple[86].

Eviter les mesures de répression à l’encontre des communautés frontalières impliquées dans la contrebande et encourager, au contraire, un allègement fiscal à plus long-terme et d’autres avantages pour s’assurer que l’argent gagné dans le commerce illicite ou semi-licite puisse toujours bénéficier aux économies locales et régionales.

Outre la lourdeur de la structure des subventions en Algérie et en Libye, l’absence relative de structures commerciales formelles entre l’Afrique du Nord et les pays sahéliens comme le Mali et le Niger encourage les opérations de contrebande. Déraciner les structures informelles qui, au fil des années, se sont développées autour de la contrebande entraînera un bouleversement économique et social et rendra la stabilité encore plus difficile à atteindre. Un récent rapport du FMI, par exemple, insistait sur l’importance des économies informelles dans la plupart de l’Afrique sub-saharienne[87].

A l’inverse, les gouvernements régionaux, notamment en Algérie, au Mali et au Niger, devraient chercher à formaliser l’économie informelle de différentes manières, en fonction des contextes. Toutefois, dans le cadre des efforts déployés progressivement pour formaliser ces économies, les décideurs politiques doivent faire très attention à la dimension transnationale et transfrontalière de ce secteur et à ses implications en termes d’infrastructures, de capacités exportatrices et de chaînes d’approvisionnement.

En Algérie, cela pourrait inclure en outre la promotion des obligations locales qui peuvent être achetées anonymement, l’extension des dégrèvements fiscaux existants à long-terme accordés à certains commerçants, ainsi que l’ouverture des réglementations bancaires et en matière de devises qui permettraient d’investir davantage dans les activités économiques en Afrique sahélienne et sub-saharienne.

Les baisses successives des subventions en Algérie et en Libye, si elles se poursuivent risquent de rendre la contrebande transfrontalière des marchandises subventionnées moins intéressantes pour les commerçants. Néanmoins, d’autres activités telles que le trafic de migrants, de drogues et d’armes se poursuivront et l’utilisation des bénéfices de ces trafics pour financer des campagnes politiques et la gouvernance locale et nationale risquent de perdurer aussi. Les organisations et les gouvernements régionaux et internationaux ne doivent pas ignorer les liens étroits qui existent entre les trafiquants, les représentants des gouvernements et les institutions au moment de financer et d’aider les gouvernements régionaux, compte tenu notamment des situations politiques et sécuritaires mouvementées au nord du Niger et au nord du Mali.

Les pays de cette région, et en particulier l’Algérie, devraient également envisager la possibilité de légaliser des parties du commerce informel au-delà des amnisties fiscales proposées actuellement. Une stratégie plus souple concernant les subventions et la contrebande, destinée à régulariser ce qui est informel, pourrait faciliter l’intégration des communautés frontalières et dissiper les inquiétudes selon lesquelles l’Etat pourrait tôt ou tard essayer de désorganiser leurs réseaux de commerce de marchandises illicites. Elle pourrait également inciter ces populations à coopérer avec les forces de sécurité. L’objectif à long-terme concernant les communautés frontalières devrait toujours être une réintégration progressive des commerçants dans les économies formelles, démarches qui pourraient être facilitées en prenant davantage de mesures incitatives en faveur du commerce formel, et pourraient renforcer leur coopération avec les gouvernements locaux dans d’autres domaines.

 

Sécurité

Rationaliser la coopération régionale en matière de sécurité et encourager la réforme dans ce secteur.

La France, l’UE et les Etats-Unis devraient continuer à former et à aider les forces de sécurité régionales, en particulier celles du Mali, de la Mauritanie, du Niger, du Burkina Faso et du Tchad. Ces efforts devraient se concentrer sur la rationalisation de la coopération régionale en matière de sécurité et encourager la réforme dans ce secteur dans chacun de ces Etats, surtout au Mali.

De manière générale, les programmes de formation et de coopération militaires ont été largement définis de façon ad hoc, et n’ont pas réussi à susciter une réforme plus profonde du secteur de la sécurité. Il y a un fossé entre la coordination sécuritaire de haut niveau et la formation tactique des troupes, dont l’illustration la plus manifeste est le Mali. Les contributeurs à la Mission de formation de l’UE au Mali (EUTM) devraient adapter leurs règles d’engagement et de déploiement afin d’être en mesure d’envoyer leurs soldats avec des Maliens en formation sur le terrain, comme le font les Français. Cette méthode devrait renforcer l’entraînement et transmettre les bonnes pratiques afin de réduire les violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité maliennes.

 

Cadres institutionnels

Harmoniser la coordination régionale des organisations et les formats.

L’UE est bien positionnée pour utiliser les liens qui existent au Maghreb, notamment avec le Maroc et l’Algérie, pour favoriser l’implication financière et politique au Sahel et encourager une meilleure coordination nord-sud. Toutefois, cet effort devrait porter sur une coopération pratique, comme par exemple un meilleur partage du renseignement et un renforcement des relations de travail fonctionnelles aux niveaux local et régional.

La France et l’UE devraient œuvrer pour isoler le G5 des rivalités régionales, c’est-à-dire trouver des façons de dissiper les inquiétudes des Algériens face à une présence européenne accrue au Sahel, et faire entrer des représentants algériens dans le G5 (au-delà de la participation de l’ambassadeur de l’UA pour la Paix et la Sécurité Smail Chergui). La France et l’UE pourraient financer d’autres organisations régionales en plus du G5, prêter son concours à la formation et à la coopération dans le domaine du renseignement. Le but devrait être de renforcer chaque organisation – que ce soit le Processus de Nouakchott, l’UFL ou la CEN-SAD – tout en s’efforçant de réduire les doublons dans la coordination régionale.

Rationaliser les efforts internationaux

Pour que les pays dépendant de l’aide extérieure soient en mesure de contribuer à améliorer la coordination internationale, les efforts internationaux doivent être rationalisés et adaptés. Cette refonte devrait être de trois ordres :

  1. Les priorités internationales devraient être plus en phase avec les priorités locales, au niveau tant des Etats nationaux que des populations locales.
  1. Les acteurs internationaux ont besoin de « régionaliser » leurs efforts, au lieu de cumuler simplement des projets bilatéraux avec chaque pays ou de rester enlisés dans un cloisonnement géographique traditionnel qui distingue l’Afrique du Nord, de l’Ouest et du Centre.
  1. L’UE et ses Etats membres doivent améliorer la coordination aussi bien au niveau stratégique qu’opérationnel, ne serait-ce que pour laisser les acteurs locaux s’approprier des projets. Dans la majorité des cas, la région n’a pas besoin de nouveaux projets, elle a tout simplement besoin de projets plus efficaces et complémentaires.

 

A propos de l’auteur :

Andrew Lebovich est un chercheur invité du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord du European Council on Foreign Relations (ECFR). Il est actuellement en thèse de doctorat en Histoire africaine à l’université de Columbia, New York. Ses recherches portent sur la réforme religieuse et le changement politique en Afrique du Nord et de l’Ouest au dix-neuvième et vingtième siècles. Il a collaboré par le passé avec la Open Society Initiative for West Africa à Dakar, et pour la New America Foundation à Washington D.C.

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