Que faire du traité sur l’interdiction des armes nucléaires ?

Mis en ligne le 19 Juin 2018

L’auteure de cet article structure son analyse à partir d’une double question : comment expliquer l’apparition de ce traité et quel est sa réelle portée? Son analyse met en lumière une contestation de l’ordre nucléaire éloignée de la réalité stratégique internationale, visant à imposer une norme d’interdiction, au risque d’affaiblir les instruments éprouvés de la maîtrise des armements.

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Tiphaine de Champchesnel, « Que faire du traité sur l’interdiction des armes nucléaires ?»

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de la Revue de la Défense Nationalehttp://www.defnat.com/revue-defense-nationale.php


Que faire du traité sur l’interdiction des armes nucléaires ?

Un traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a été adopté par 122 États le 7 juillet 2017 au siège des Nations unies à New York, après seulement trois semaines de négociations et sans les États principalement

visés. En effet, aucun des États reconnus comme dotés d’armes nucléaires par le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), ni aucun des autres États ayant acquis des capacités nucléaires militaires (Corée du Nord, Inde, Israël, Pakistan)[1], n’ont participé à ces négociations. Ce qui leur est d’ailleurs reproché par certains tenants de l’abolition nucléaire. La conférence de négociation de ce traité leur était en théorie ouverte. Comme l’explique toutefois Béatrice Fihn, directrice de l’ONG International Campaign to Abolish Nuclear weapons (ICAN)[2] : l’objectif était d’interdire les armes nucléaires « sans l’accord des États ayant l’arme nucléaire ». Le résultat est un nouveau traité bancal et lacunaire, pourtant jugé « historique » par ses promoteurs.

Comment expliquer l’apparition d’un instrument juridique visant un objectif tellement éloigné de la réalité ? Surtout, quel peut être l’apport de ce nouveau traité à la sécurité internationale ? Cet article propose des premières réponses à ces questions, en s’appuyant principalement sur une étude du texte du traité, sur les publications d’ICAN, les articles de chercheurs ayant une expérience des enceintes multilatérales traitant de questions de désarmement nucléaire, et les analyses juridiques du traité. Dans la continuité d’une note de l’Irsem[3], cet article s’inscrit dans le cadre d’un travail de recherche de long terme sur la « fabrique » du TIAN.

Généalogie et raison d’être du TIAN

Préoccupations de sécurité et enjeu politique : du TNP au TIAN

Retracer l’histoire du TIAN de manière objective requiert une approche scientifique à construire. En première lecture, l’observation du traitement de la question du désarmement nucléaire dans les enceintes multilatérales permet de raccrocher le TIAN aux demandes d’un certain nombre d’États non dotés de l’arme nucléaire (ENDAN) adressées aux cinq États dotés de l’arme nucléaire (EDAN), en particulier dans le cadre du processus d’examen du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). En effet, l’histoire de la régulation internationale des armes nucléaires à travers le TNP ainsi que la construction du texte de ce traité ont constitué le fondement d’une revendication persistante sur le thème du désarme- ment nucléaire. Tout particulièrement, la rédaction de l’article VI du TNP donne lieu à des interprétations différentes quant à la portée (moyen ou résultat) et quant à la nature de l’obligation (désarmement nucléaire uniquement ou dans le cadre du désarmement général). L’idée qu’il existerait une obligation de résultat conduit ainsi un bon nombre d’ENDAN à dénoncer le « non-respect » (non-compliance) des dispositions du TNP par les EDAN et l’absence de « progrès » en matière de désarmement nucléaire. Les mesures prises par certains des EDAN sont parfois prises en compte mais ne contentent pas ceux des ENDAN qui demandent en définitive l’abolition des armes nucléaires. Cet objectif affiché revêt aussi une dimension politique. La différence établie par le TNP entre EDAN et ENDAN a été acceptée par ces derniers lors de leur adhésion mais dénoncée depuis, et quali- fiée de discrimination. Certains ENDAN entendraient ainsi, à travers la question nucléaire, remettre en cause les rapports de force et même de pouvoir, alors que,  de fait, les cinq États qui possèdent un droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies sont des EDAN.

Une méthode éprouvée, une stratégie adaptée

Le sujet n’est donc pas uniquement nucléaire. En définitive, ce qui est fréquemment décrit comme une « frustration » des ENDAN a constitué un terreau idéal pour le lancement d’une campagne dite « humanitaire », sans laquelle ce TIAN n’aurait certainement pas vu le jour. Cette « campagne humanitaire » a pris place dans l’histoire longue des préoccupations liées à un possible emploi de l’arme nucléaire tant au regard de ses conséquences pratiques que sous l’angle du droit international humanitaire. Elle se singularise cependant dans cette histoire par le déplacement du sujet, depuis son cadre habituel des enceintes traitant de questions de sécurité (processus d’examen du TNP, conférence du désarmement, première Commission de l’Assemblée générale des Nations unies) vers celui d’une perspective strictement humanitaire.

La première manifestation d’envergure de cette campagne fut la conférence organisée par la Norvège à Oslo en mars 2013 sur le thème des conséquences humanitaires des armes nucléaires (secours aux victimes, reconstruction, etc.). Les deux suivantes (Nayarit en février 2014 et Vienne en décembre 2014) ont pris appui sur le constat de l’impossibilité de remédier aux conséquences de leur emploi pour révéler l’objectif de parvenir à l’interdiction des armes nucléaires, consacrant ainsi le tournant politique de la campagne. La succession de ces conférences (à un rythme relativement rapide rapporté à l’histoire des mouvements antinucléaires) et l’implication dans cette campagne de l’ONG ICAN[4] conduisent naturellement à faire le lien avec les processus d’Ottawa (mines antipersonnel) et d’Oslo (armes à sous-munitions), dans lesquels le rôle des ONG, affichant l’objectif d’interdiction d’une classe d’armes, a été majeur.

Cette campagne est progressivement parvenue à rallier un soutien important à l’idée de lancer des négociations au sein de l’ONU sur un traité d’interdiction des armes nucléaires. Par la force du nombre, cette initiative a abouti à l’adoption en 2016 d’une résolution de l’Assemblée générale demandant l’organisation d’une conférence de négociation en 2017. Celle-ci s’est effectivement tenue dans les délais prévus et a approuvé le texte du traité sur l’interdiction des armes nucléaires par 122 voix pour, 1 contre (Pays-Bas) et 1 abstention (Singapour). Si l’absence des États visés par ce traité lors des négociations n’est pas surprenante, celle d’un certain nombre d’ENDAN peut l’être davantage. En réalité, ces États dont la sécurité repose in fine sur la dissuasion nucléaire par le biais d’une alliance ou d’un accord avec un EDAN, soutiennent généralement la cause du désarme- ment nucléaire, mais par une approche progressive.

Le TIAN, le désarmement nucléaire et la sécurité internationale

Un traité bancal

Le traité sur l’interdiction des armes nucléaires reprend un certain nombre de dispositions du TNP, en interdisant la fabrication, l’acquisition, la possession et le stockage d’armes nucléaires (art. 1a) ; le transfert de ces armes ou de leur contrôle (art. 1b et 1c). Au titre des obligations nouvelles, le TIAN prévoit une interdiction d’emploi et de menace d’emploi de l’arme nucléaire (art. 1d), une interdiction d’assistance à se livrer à une activité interdite par le traité (art. 1e et 1f), une inter- diction d’autoriser l’implantation, l’installation ou le déploiement d’armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires sur son territoire ou en tout lieu placé sous sa juridiction ou son contrôle (art. 1g). Cette dernière disposition vise les arrangements de partage nucléaire de l’Otan qui comprennent le stationnement d’armes nucléaires américaines sur le territoire de certains États-membres[5].

La mise en œuvre des interdictions repose sur un mécanisme de déclara- tions (art. 2) et des garanties (art. 3 et 4) qui varient selon que l’État a possédé des armes nucléaires avant d’adhérer au TIAN, au moment de son adhésion, ou bien s’il héberge des armes nucléaires sur son territoire. Les États n’entrant dans aucune des catégories mentionnées à l’article 2 (États n’ayant jamais possédé des armes nucléaires) sont tenues de maintenir les obligations qui leur incombent déjà au titre des garanties de l’AIEA ou, s’ils ne l’ont pas déjà fait, de conclure un accord de garanties généralisées (INFCIRC/153). Pourtant, le modèle de garanties le plus récent et efficace est le « protocole additionnel » (INFCIRC /540) qui permet non seulement de vérifier le non-détournement des activités nucléaires civiles à des fins militaires, mais également l’absence de programme clandestin. Ce choix représente une première lacune importante du TIAN (la Suisse et la Suède auraient cherché à introduire cette référence lors des négociations mais le Brésil s’y serait opposé)[6]. S’agissant des États ayant possédé ou possédant des armes nucléaires au moment de leur adhésion, l’article 4 reste vague et fait référence à une « autorité internatio- nale compétente » s’agissant de la vérification de l’abandon « irréversible » des pro- grammes existants, reconnaissant implicitement que ce volet de l’élimination des armes nucléaires reste un point à travailler.

Vers une norme d’interdiction des armes nucléaires ?

Si le TIAN affiche l’objectif d’éliminer totalement les armes nucléaires, il n’en donne pas véritablement les moyens. Les promoteurs du TIAN n’ont pas caché que leur objectif n’était pas de proposer un traité opérationnel mais de conclure rapidement, un instrument juridiquement contraignant pour servir de fondement à une norme d’interdiction de l’arme nucléaire. La dénonciation d’un « vide juridique » (legal gap) a été l’un des points de rassemblement de la « cam- pagne humanitaire », comparant les interdictions totales mises en place par les conventions sur l’interdiction des armes chimiques et sur l’interdiction des armes biologiques, à la logique du TNP. Cependant, même si le traité entre en vigueur, la norme ne s’appliquera qu’aux États parties au traité, alors que les États dotés et possesseurs refusent d’y adhérer. Les promoteurs du TIAN n’ignorent pas cette réa- lité. Le raisonnement qui sous-tend l’initiative est l’idée qu’un traité crée une norme qui affecte le comportement des États, même lorsqu’ils ne le rejoignent   pas[7] (à l’instar de la logique des processus d’Ottawa et d’Oslo).

Sans viser l’universalité, ICAN recherche cependant le plus grand nombre d’adhésions au TIAN pour atteindre son objectif. L’ONG poursuit d’autres actions concourant à l’objectif de délégitimer les armes nucléaires, notamment par le biais de « Don’t bank on the bomb », une campagne de désinvestissement prise en charge par l’ONG PAX. L’ONG espère établir un standard de nature à renforcer la pression internationale, en dénonçant les institutions financières qui investissent dans le capital des entreprises identifiées comme participant à la production ou à la maintenance des armes nucléaires. Enfin, ICAN espère peut-être faire progresser cette norme sur le plan juridique par une nouvelle saisine de la Cour internatio- nale de justice (CIJ) dont l’avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, rendu en 1996, n’avait pas satisfait les abolitionnistes. Une telle initiative risquerait une nouvelle fois de ne pas répondre à leurs objectifs car le TIAN seul ne permettra pas de conduire à un avis différent[8].

Conclusion : fausse route et vrais risques

Le jour de la cérémonie de signature du traité, 50 États l’ont signé (3 l’ont ratifié). Six mois plus tard, le traité compte un total de 56 signatures dont 5 ratifications (Cuba, Guyana, Mexique, Saint-Siège, Thaïlande). Ainsi, 45 ratifications sont encore nécessaires pour permettre son entrée en vigueur qui ne paraît cependant pas hors d’atteinte, si l’on considère le nombre de votes en faveur de l’adoption du TIAN à la fin de la conférence de négociation (122). Cette étape ne devrait pas modifier le paysage nucléaire. L’inverse serait d’ailleurs inquiétant. Comment imaginer qu’une telle décision (portant en définitive sur un volet fondamental de la sécurité d’un État ou d’un groupe d’États) soit prise en raison d’une pression normative en totale inadéquation avec la réalité stratégique ? Ainsi, on voit mal comment le TIAN à court, moyen ou long terme, pourrait contribuer à créer les conditions permettant une évolution en matière de désarmement nucléaire.

En revanche, le risque est bien réel de détourner l’attention du processus d’examen du TNP et d’affaiblir ce qui est devenu, en un demi-siècle, un pilier de l’architecture internationale de sécurité. Peut-on espérer un accord entre les parties au TNP lors de la prochaine conférence d’examen du TNP (2020) ou doit-on redouter la production d’artifices et de stratégies concertées destinées à faire porter la responsabilité d’un échec de cette conférence sur les EDAN ? Hors des enceintes diplomatiques, les évolutions des arsenaux et des doctrines nucléaires incitent à relancer la réflexion sur la maîtrise des armements au sens large, en particulier dans la perspective de restaurer/maintenir le dialogue et la confiance.

References[+]


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