Pour une stratégie militaire française en Arctique

Mis en ligne le 19 Sep 2017

Cet article propose un analyse méthodique, à partir d’un tour d’horizon complet mais néanmoins synthétique des potentialités ouvertes par la fonte annoncée de la banquise arctique dans les décennies à venir. Les enjeux polymorphes associés à cette région du globe comme l’intérêt croissant manifesté par les puissances riveraines ou plus lointaines placent l’Arctique à l’orée d’une mutation stratégique d’ampleur. Au vu de cette perspective, pour continuer à peser et conjurer les risques, l’article milite pour la définition d’une véritable stratégie de prévention française, appuyée sur l’excellence de ses moyens militaires.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Jean-Marin d’Hebrail, « Pour une stratégie militaire française en Arctique », Centre des Hautes Etudes Militaires, septembre 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site du CHEM.

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Pour une stratégie militaire française en Arctique

 

Depuis quelques dizaines d’années, les températures moyennes de l’atmosphère et des océans augmentent lentement mais de façon suffisamment sensible pour provoquer des évolutions visibles à la surface du globe. Ansi, en dépit des nombreuses initiatives scientifiques et politiques destinées à enrayer cette tendance, tout indique qu’elles ne suffiront pas à empêcher la diminution progressive de la calotte glaciaire à moyen terme, ouvrant un nouvel espace et bousculant les équilibres écologiques, biologiques, économiques, voire sociaux, et militaires. « Ce qui se passe en Arctique ne reste pas en Arctique », selon l’adage cher aux spécialistes de la zone.

Dont acte. Il s’agit cependant désormais de sortir de l’approche apocalyptique entretenue par la sphère médiatique pour, sinon saisir les nouvelles oportunités de cette nouvelle donne, du moins déterminer les stratégies à mettre en place afin d’éviter que l’Arctique ne devienne, selon l’expression de feu Michel Rocard, le « futur deuxième Moyen-Orient ».

Concernée à de multiples égards, la France a dès maintenant un rôle déterminant à jouer.

 

L’Arctique, océan à la fois proche et hostile

L’océan de toutes les proximités

Exception faite des quelques chercheurs et scientifiques spécialisés, l’océan Arctique n’a longtemps fait l’objet que de peu d’intérêts en France. Ce pour au moins deux raisons. Tout d’abord, l’obstacle qu’a jusqu’à présent constitué la banquise a découragé toute recherche de développement d’activité économique. Mais à cela s’est ajouté également le désintérêt génétique de nos concitoyens pour la chose maritime, décriée par la célèbre boutade de Tabarly – « La mer, c’est ce que les Français ont dans le dos quand ils regardent la plage » – et qui a trouvé  son application à l’océan Arctique. De fait, l’Arctique est bien un océan entouré de terre, à l’opposé de l’Antarctique, terre entourée d’océan. C’est donc bien l’approche maritime qui prévaut.

C’est pourtant, paradoxalement, l’océan de toutes les proximités. Proximité entre pays riverains, de par sa surface, 5 à 12 fois plus faible que celle des trois grands océans, ouvrant ainsi des perspectives de raccourcissement importants des transits. Proximité entre les continents les plus industrialisés et les plus puissants  militairement de la planète, induisant des facto un intérêt propre des pays non riverains. Proximpité avec la France : 2500 km le séparent de nos côtes[1], soit la distance entre Marseille et Jérusalem, ou encore moins de la moitié du transit entre Brest et Washington. Proximité des fonds, enfin : la profondeur y est inférieure à 200m sur plus de 60% de sa surface, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’exploitation potentielle des ressources.

A l’aube d’une libération quasi certaine des glaces estivales

Or, cet océan se découvre effectivement. La surface de la banquise diminue en effet de façon cyclique, au gré des saisons, de façon irrégulière d’année en année mais selon une accélération constante auto-alimentée par plusieurs phénomènes qui se cumulent :

  • le réchauffement climatique général de la planète, qui constitue probablement le phénomène générateur[2] ;
  • mais aussi le dégel des terres prises par les glaces (permafrost)[3], qui libère des substituts organiques en grande quantité, augmentant ainsi le taux de gaz carbonique mais surtout de méthane dans l’atmosphère, accélérant l’effet de serre ;
  • ainsi que l’augmentation de l’effet d’albédo, rapport entre les énergies solaires réfléchie et incidente, multiplié par 4 lors du remplacement de la glace en eau, contribuant ainsi à réchauffer davantage l’eau déjà fondue.

Il en résulte une triple diminution de la banquise: en superficie, et ce de façon plus prononcée l’été que l’hiver[4], en épaisseur[5], et en âge des glaces, et accélérant l’emballement général.

D’autres phénomènes climatiques, difficiles à quantifier, notamment les déplacements des masses d’eau et des masses d’air, sont susceptibles d’interférer sur cette évolution, dans un sens ou dans un autre. C’est leur effet qui invite les experts à la prudence quant aux prédictions à moyen terme. Allon-nous assister à un ralentissement du réchauffement avec la disperssion des icebergs ? Ou, au contraire, à une brusque accélération, ainsi que le laissent pressentir les derniers relevés ?

Mais dont les conditions de vie et de navigation resteront restrictives

Cette « libération » du pôle Nord restera cependant toute relative, du fait de conditions toujours très particulières à plusieurs égards.

En matière de vie et de survie, tout d’abord. Il n’est pas inutile de rappeler:

  • que les températures de l’air et de l’eau rendent toute opération de sauvetage extrêmement hasardeuse ;
  • que les conditions de mer sont sévères plus de la moitié de l’année (mer au moins forte pendant les mois d’hiver) ;
  • que la nuit est complète pendant plusieurs mois d’affilée l’hiver ;
  • que la neige et la glace givrée sont susceptibles de s’accumuler sur les superstructures des bateaux, perturbant les communications voir menaçant la stabilité des navires.

La navigation est elle-même rendue difficile:

  • les déviations magnétiques aussi importantes que volatiles rendent toute référence au Nord magnétique impossible ;
  • la couverture GPS, faite de satellites géostationnaires donc situés sur l’équateur, est mise à mal ;
  • les cartes de fonds marins sont sommaires voire non connues ;
  • la zone n’est pas couverte par des moyens de sauvetage (SAR[6]) réguliers.

Surtout, chaque fonte saisonnière de la banquise engendre la diffusion de morceaux de glaces plats, les « growlers », dérivant parfois loin de la banquise à des positions très difficilement déterminables. En effet, ceux-ci sont quasiment indétectables à l’optique, par moyens radar ou par satellite, en dépit de développement par nombre de pays nordiques de moyens dédiés selon des approches allant de l’empirisme au recours à la haute technologie, sans résultat probant. Ces growlers empêchent toute navigation dans ces zones à des bateaux non équipés.

L’ensemble de ces conditions a conduit l’organisation maritime internationale à publier un recueil de règles applicables aux navires exploités dans les eaux polaires, dit code POLAR[7], promulgué le 1er janvier 2017 et obligeant tout navire destiné à l’exploitation dans les eaux définies de l’Antarctique et de l’Arctique à se voir délivrer un certificat après une évaluation préalable dûment vérifiée.

 

Des enjeux gigantesques mais de moyen terme

En dépit de ces dangers, la fonte des glaces a provoqué depuis quelques années un engouement pour les enjeux naissants, tempéré cependant par les professionnels de l’économie maritime quant à leur pertinence selon les domaines.

Un potentiel immense mais encore lointain en matière de flux maritime

Le domaine des flux maritimes est celui qui a engendré les espoirs les plus forts. Rappelons que la mondialisation s’est accompagnée d’une explosion du trafic maritime dans les dernières décennies : en 20 ans, le trafic maritime mondial a doublé en volume[8]. La mer est ainsi devenue le moyen quasi exclusif (90%) des échanges dans le monde, pour des raisons de coûts[9]. Dans ce cadre, la possibilité de transiter par le Nord pourrait constituer un avantage déterminant à au moins de égards :

  •  en termes de coûts : il permettrait par exemple une réduction de 40% de la route entre Yokohama et Rotterdam ;
  • en termes de risque physique : il permettrait de s’affranchir de toute proximité avec les côtes de pays en guerre ou faillis et de mers exposées à la piraterie ;
  • en termes de risque économique : la diversification des trajets diviserait les riques liés à la fermeture d’une des routes, en particulier le canal de Suez[10].

Ces nouvelles opportunités restent toutefois lointaines. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : depuis 2012, en dépit de l’ouverture estivale des routes du Nord-Ouest et du Nord-Est, un bateau emprunte cette route tous les 4 à 7 jours en moyenne, contre, à titre d’exemple, 210 par jour par la Manche, hors trafic entre la France et la Grande-Bretagne. La comparaison n’est donc pour l’heure pas permise. Et pour cause : les risques nautiques à prendre dans les conditions décrites plus haut engendrent des surcoûts d’assurance qui annulent tout bénéfice.

A cela s’ajoute la nécessité de naviguer à vitesse réduite ainsi que les exigences des pays côtiers. Ainsi en est-il du passage du Nord-Est, le plus intéressant, lequel est soumis pour l’heure à l’obligation d’accompagnement par un brise-glace russe, facturé à l’armateur[11]. Au bilan, aucun armateur n’envisage aujourd’hui de faire naviguer ses cargos dans l’Arctique dans les 10 prochaines années à des fins de traversée. L’Arctique est emprunté bien davantage comme destination ou pour les trafics port à port côtier que comme zone de transit mondial.

Ces enjeux sont en revanche appelés à changer à moyen terme[12] si la libération du pôle Nord se confirme et compte tenu de l’expansion continue du trafic maritime[13].

Un potentiel très actuel en matière de flux numériques

Plus actuelle est la montée en puissance de la mise en place de câbles sous-marins, par lesquels passent, rappelons-le, 99% des flux numériques de la planète[14]. La fonte de la banquise permet en effet d’envisager le passage de câbliers dans des zones jusqu’alors vierges de tout câble. Un premier câble est ainsi aujourd’hui en train d’être disposé entre le Royaume-Uni et le Japon, d’une longueur de 15 700 kilomètres, soit un gain de 30% par rapport à ceux qui traversent les autres océans. Les quelques centaines de millisecondes ainsi gagnées sur les ordres de bourse permettent d’envisager des avantages financiers qui justifient les 700 millions de dollars d’investissement de la dépose de ce câble. On mesure tout le potentiel que la libération du pôle Nord promet et la ruée qui se dessine.

Des ressources hydrocarbures et minérales prêtes à être exploitées

Le potentiel des fonds sous-marins de l’océan Arctique a fait couler beaucoup d’encre depuis que l’US geological Survey[15] a publié en 2008 une étude estimant que la zone était susceptible de contenir 13% des réserves mondiales de pétrole et 30% de celles de gaz naturel. Cette affirmation, qui se basait sur des modèles probabilistes , a depuis été controversée. De surcroît, 95% de ces ressources se situeraient dans la zone économique exclusive de la Russie. Par ailleurs, les gisement pétroliers ne sont estimés rentables que pour un prix du baril au moins supérieur à 65$ dans les conditions climatiques actuelles et jusqu’à 100$ pour certains forages, ce qui a achevé de dissuader provisoirement les grandes sociétés pétrolières d’investir davantage dans la région.

Là encore, les enjeux ne sont pas immédiats. Il reste cependant que les zones libres de glace – car alimentées par le Gulf Sream – restent jugées prometteuses par l’industrie pétrolière et donnent lieu à des demandes d’extension de zone économique exclusive, de la part de la Russie notamment. Surtout, un signe sensible des intérêts qui se dégagent est le plan d’investissement exceptionnel  de 32,7Md$ décidé par Vladimir Poutine sur la période 2012 à 2020, érigeant l’Arctique en « base de ressources nationales pour la Russie ». De tels investissements en disent long sur les retours attendus par l’administration russe à moyen terme.

Enfin, fait moins connu : tandis que la Chine détient le quasi-monopole[16] de la production mondiale des terres rares, constituant vital dans le secteur des technologies innovantes[17], la fonte des glaces libère un potentiel d’extraction important au Groenland, dont la valeur est estimée à 100 milliards de dollars, susceptible de remettre en cause ce monopole.

Une nouvelle quête annoncée des ressources halieutiques

Autre enjeu d’avenir : la pêche. Le réchauffement des mers a en effet engendré une migration progressive des bancs de poissons vers le Nord. En 2009, une étude de biologistes ayant modélisé le déplacement de 1066 espèces halieutiques d’intérêt commercial à travers le monde ont conduit à des prévisions de migrations à raison de 44 à 79 km par décennie.

Cette nouvelle donne est à lire à l’aune du poids de la pêche dans le monde aujourd’hui – 20% de la population mondiale vit de la pêche – et de l’augmentation considérable de la population mondiale dans les prochaines décennies[18].

Un tourisme dès maintenant en plein essor

La fascination pour le réchauffement climatique a par ailleurs engendré une expansion rapide du tourisme dans les pôles, qui n’est pas sans inquiéter les pays nordiques. C’est ainsi que, dans les 5 dernières années, l’aéroport de Reykjavík a enregistré une augmentation régulière de 10% de touristes chaque année. Sur mer, de nouvelles croisières voient le jour, à l’instar de la très populaire société française « Compagnie du Ponant », leader mondial des croisières en Arctique, et dont la courbe de croissance pour cette destination est aujourd’hui exponentielle.

Cette augmentation rapide de la présence humaine en zone arctique pose la question difficile des conditions de sauvetage dans la zone. Quid, en effet, de la gestion d’une crise majeure telle que celle du Costa Concordia en Méditerranée ?

Des risques écologiques non maîtrisés 

Au-delà des enjeux strictement liés au réchauffement climatique, la question de la protection environnementale en Arctique se posera rapidement. Dès lors que l’océan s’ouvrira réellement à la circulation maritime la problématique, par exemple, d’une pollution de grande ampleur provoquée par un pétrolier en détresse devra être étudiée. La montée en puissance des flux maritimes, autant que la multiplication des sites d’extraction en augmente en effet la probabilité. Il s’agit de se saisir du sujet avant que les organisations écologistes ne le déforment à leur avantage. On voit d’ores et déjà comment l’exploitation de l’image de la faune nordique est exploitée par certaines. Nul doute que des images de marée noire sur les images immaculées de la banquises connaîtraient un retentissement médiatique de premier ordre probablement non sans conséquence sur la rationalité des décisions politiques qui suivraient.

Un espace stratégique inexploité

Si les enjeux économiques de la région sont régulièrement évoqués dans la littérature spécialisée, les enjeux stratégiques de cet océan naissant sont cependant plus souvent ignorés. Rappelons quelques données :

  • tous les pays de l’Arctique autres que la Russie sont membres de l’OTAN ;
  • 3/4 des têtes nucléaires russes se situent dans la presque-île de Kola, où est établie la plus grande base navale russe ;
  • pour la Russie, l’ouverture du front Nord décuplera la liberté d’action pour les forces – notamment de soutient à la dissuasion – aujourd’hui soumises au passage de zones surveillées par les alliés[19] ;
  • à l’inverse, l’impunité pour les sous-marins du fait de la présence de la banquise se verra remise en cause par la possibilité d’accès des forces de lutte anti-sous-marine de surface et aériennes de tout bord ;
  • plus généralement, la Russie se trouvera en position plus vulnérable car exposée à l’approche de forces de l’OTAN sur l’ensemble de sa côte Nord, jusqu’à présent protégée par la banquise ;
  • enfin, un tir de missile balistique nucléaire deviendra possible pour des sous-marins non spécifiquement prévus pour tirer sous la banquise, ce qui ne sera probablement pas sans conséquences sur leurs zones de patrouille : une simple observation de la carte du monde montre que le point optimal permettant d’atteindre n’importe quel pays de l’hémisphère Nord avec un missile balistique moderne n’est autre que… le pôle Nord.

 

Des stratégies éparses et déséquilibrées

Toutes ces opportunités ont conduit les pays directement concernés à établir des stratégies sur la zone selon des approches individuelles. A commencer par les cinq pays riverains.

La Russie, en situation d’omniprésence

La Russie, principale riveraine, a toujours considéré l’Arctique comme son jardin. Après une chute d’activité à la suite de la dislocation de l’URSS, elle a repris depuis 2001 une véritable stratégie de conquête de grande envergure, régulièrement réactualisée, avec une volonté de « transformer la zone Arctique en la première base stratégique des ressources russes d’ici 2020 », non sans un caractère symbolique fort de fierté nationale[20]. Le volet économique est doublé d’une militarisation forte de la zone au travers de la réactivation de huit anciennes bases soviétiques. Sa flotte de brise-glaces, une quarantaine environ dont 6 nucléaires, lui donne une avance considérable, qui se verra encore augmentée par l’arrivée d’ici 2022 des trois plus gros brise-glaces nucléaires du monde, le premier ayant été à l’eau en juillet dernier[21]. Cette politique est loin d’être arrivée à son terme : le président Poutine a encore appelé à « l’accélération du développement dans la région Arctique » lors d’un discours prononcé en novembre 2016.

Dans le domaine militaire, la Russie emploie également ses bases en Arctique pour signifier son retour en force : depuis 2014, les déploiements en masse d’avions bombardiers à long rayon d’action et de sous-marins nucléaires en provenance de l’Arctique sont devenus légion, à un niveau jamais atteint depuis plusieurs décennies, guerre froide comprise.

Les pays occidentaux, timides développements

L’intérêt des Etats-Unis pour la zone ne s’est révélé jusqu’à présent que peu marqué. Leur stratégie nationale pour l’Arctique a été publiée en 2013. Elle prend en compte une montée e puissance lente des enjeux dans la zone avec des préoccupations environnementales fortes exprimées par l’administration Obama, lequel a sanctuarisé une trentaine de sites coraux, interdisant l’exploitation de futurs forages d’hydrocarbures dans la zone à quelques jours de sa passation de pouvoir. La position du Président Trump n’est pas encore connue à l’heure où ces lignes sont rédigées. Néanmoins, il faut s’attendre, compte tenu de sa volonté annoncée « d’augmenter substantiellement les capacités de production de l’industrie pétrolière », de tenter de relancer les recherches de forage de pétrole et de gaz en Arctique.

L’activité militaire, quant à elle, connaît un regain d’intérêt face aux provocations russes, avec notamment l’emploi de la base de Keflavik depuis février 2016 – alors que celle-ci avait été rendue aux Islandais en 2006 – et la présence plus affirmée de moyens américains dans les exercices OTAN de la région.

Leur flotte polaire, enfin, reste embryonnaire. Elle ne compte pour l’heure que 3 brise-glaces, un quatrième étant en construction.

Le Canada, en revanche, est plus actif, avec un renouvellement annoncé de sa flotte de brise-glace portée à 11 dont 6 hauturiers à l’horizon 2023, ainsi que la remilitarisation de l’espace Nord, dans l’attente de la parution d’une nouvelle stratégie canadienne de sécurité ainsi qu’une politique active dans le domaine de la prospection pétrolière.

La position du Danemark est quant à elle singularisée par les relations que le Royaume entretien avec le territoire du Groenland, lequel se rapproche d’année en année d’une indépendance potentielle. Si la marine du Danemark est plutôt bien dotée[22], ce sont davantage aux nouveaux enjeux d’accès à des gisements miniers, d’hydrocarbures et de terres rares que le territoire se trouve nouvellement confronté. Ces nouveaux enjeux attirent notamment les convoitises des investisseurs, en particulier chinois[23].

La Norvège est sans doute un des pays les plus actifs de la zone, sa stratégie datant de 2006, compte tenu du potentiel pétrolier de sa zone économique exclusive. La baisse du prix du baril et la résurgence de nouvelles tensions avec la Russie depuis quelques années tendent cependant à déplacer le barycentre de ses préoccupations vers des notions sécuritaires.

L’Islande a subi un double choc dans les années 2000 avec le départ des troupes américaines de son sol en 2006 et la crise financière de 2008. Cette nouvelle dépendance et la position stratégique qu’elle occupe à l’entrée de l’Arctique a conduit la Chine à signer six accords bilatéraux très engageants qui en disent long sur les intentions chinoises dans la région. Ses moyens propres restent pour l’heure extrêmement limités pour ce tout petit pays.

Enfin, pays non directement riverains de l’océan Arctique mais territorialement présents au Nord du cercle polaire, la Suède et la Finlande ont développé des stratégies actives. La Suède possède d’ailleurs au bilan la troisième plus grande flotte de brise-glaces du monde. L’activité de la Finlande est essentiellement axée sur la recherche de pointe.

L’Europe : un réveil au rythme européen

L’Union Européenne ne s’est quant à elle jusqu’à présent que peu intéressée à la région, sinon par quelques investissements financiers dans la recherche. La Commission et la Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité ont certes rendu publique en 2014 une déclaration conjointe intitulée « Une politique arctique intégrée de l’Union Européenne », rompant symboliquement avec prudence ses précédentes initiatives dans la zone. Mais cette déclaration reste pour l’heure peu suivie d’effets.

La Chine, en pleine conquête

Notons, enfin, l’attitude sans surprise particulièrement active de la Chine, bien qu’elle ne soit pas riveraine, qui juge l’Arctique « patrimoine commun de l’humanité » et dont la stratégie dans la zone s’inscrit clairement dans celle plus nationale d’affirmation de puissance. Elle se traduit par des incursions exploratoires de ses brise-glaces sur les différents transits et par une montée en puissance économique active[24].

Un début de regain d’intérêt français

Bien qu’héritier d’un long passé exploratoire dans les pôles[25], l’Etat français n’a pris que récemment le sujet en compte dans sa politique générale. Le Livre blanc de 2013 est le premier à en faire état, définissant l’Arctique comme un enjeu stratégique majeur et constatant que « plusieurs Etats ont renforcé leur capacité militaire opérationnelle afin d’affirmer leur souveraineté sur cette zone neutre ». S’en est suivi un rapport du Sénat en juillet 2014. Enfin, à la suite d’un long processus de sensibilisation porté en particulier de son vivant par Monsieur Rocard, la « feuille de route nationale pour l’Arctique » a vu le jour en juillet 2016. On ne peut que s’en réjouir, même si celle-ci ne constitue qu’une première marche par son caractère quelque peu incantatoire et sans fondement financier. Ce document de 68 pages exprime en effet des recommandations dans les domaines scientifiques, économiques, militaires, environnementaux, internationaux et européens. En substance, s’il fait le constat de l’absence d’intérêt direct dans la région pour la France, il en rappelle les intérêts indirects dans les différents domaines cités plus haut, sans que les recommandations proposées ne fassent l’objet d’une réelle stratégie d’action.

Surtout, si le domaine de la défense est certes abordé, son analyse et les recommandations qu’il formule sont extrêmement sommaires, partant du constat d’absence effective de tension militaire dans la région – ce qui est vrai aujourd’hui – mais sans éclairage prospectif. En pratique, bien que démunie de tout équipement spécifique, la marine nationale a cependant pris les devants en maintenant durant les années 2000 deux escales par an sur la côte Nord de la Russie[26], et ce jusqu’en 2012, année de l’invasion de la Crimée, laquelle a coupé court à toute coopération franco-russe. Les missions nordiques ont ensuite repris à partir de 2014, à raison de deux déploiements par an, dans une logique de réappropriation de la liberté d’accès en haute mer, mais avec des moyens non dédiés (frégates, bâtiments hydrographiques et patrouilleurs classiques dénués de tout équipement polaire), ce qui limite singulièrement ses moyens d’action.

Des coopérations tout juste naissantes

Au fil de cette prise de conscience collective, plusieurs instances de concertation ont vu le jour. La principale est le Conseil de l’Arctique, qui comprend huit membres permanents, territorialement présents en Arctique[27], et 12 observateurs, dont la France. Ses productions, essentiellement à caractère scientifique et non contraignant tendent progressivement à aboutir à de véritables accords en termes de sauvetage notamment, sans notion sécuritaire. Ainsi en est-il également de nombreuses initiatives de coopération au format divers. A noter que les membres « observateurs » n’ont pas voix au chapitre.

Les coopérations dans le domaine militaire restent relativement rares et éparses. On peut citer NORDEFCO, rassemblant les cinq pays nordiques de l’Europe[28] (hors Russie). Mais il s’agit davantage d’un club que d’une alliance. L’activité de l’OTAN est restée relativement faible en Arctique jusqu’il y a peu, se cantonnant à quelques exercices au large de la Norvège même si la remontée en puissance russe a ramené un certain nombre de moyen à proximité de la  zone dans un passé très récent.

 

Pour la mise en place d’une stratégie de prévention

Des enjeux mondiaux

Ainsi, l’Arctique, bien que regroupant des enjeux d’envergure à une échéance désormais relativement proche, et en dépit d’une politique russe extrêmement active, ne fait-il aujourd’hui l’objet que de stratégies nationales éparses et centrées sur des enjeux économiques. Cette situation semble devoir évoluer : à enjeux mondiaux, approche mondiale. Si la plupart des observateurs jugent que l’Arctique « ne sera pas une zone de conflit potentiel » dans les années à venir, la zone est susceptible de le devenir dès lors que les différents acteurs – la Russie et la Chine en particulier – commencent à jouer une partition qui ne correspond pas à nos intérêts. C’est la parfaite illustration du « retour des Etats-puissance » régulièrement évoquée par le général Pierre de Villiers, ancien chef d’état-major des armées français, dans une logique de moyen terme. Ainsi, dès que le pôle se découvrira effectivement :

  • la Russie aura toutes les cartes en main pour profiter de sa suprématie, agir en propriétaire dans la zone et renforcer sa politique de démonstration de puissance, appliquée aujourd’hui avec force par le Président Poutine ; surtout, la vulnérabilité que les nouveaux accès aux côtes septentrionales engendreront pourrait la conduire à une stratégie plus agressive dans la zone ;
  • la Chine, quant à elle, aurait toutes les raisons d’étendre sa politique de conquête de la mer dans l’Arctique, voire remettre en cause le principe même de l’universalité
    des règles du droit maritime si les intérêts s’avèrent suffisamment élevés. La zone pourrait alors devenir, pour le pouvoir chinois, au même titre que la mer de Chine, une zone test d’affirmation de puissance.

Enfin, il faut s’attendre à ce que la nouvelle administration américaine décline une nouvelle stratégie, eu égard au potentiel énergétique de la zone et à cette nouvelle liberté d’action dans une zone proche de son ennemi historique.

Une montée en puissance à rattraper

Face à ces évolutions, il est nécessaire que la France se positionne dans le peloton de ceux qui pourront agir le moment venu, avec les atouts qui sont les siens : un passé d’explorateurs polaires, une certaine connaissance scientifique, une marine militaire de haute mer leader européen dans certains domaines d’expertise – notamment la lutte anti sous-marine et l’océanographie. En particulier, il est essentiel que la marine nationale puisse y envoyer des moyens sans contrainte, avec une bonne connaissance de la position des glaces dérivantes[29], des fonds marins, et des dangers de la navigation dans ces zones, au-delà des dispositions prévues par la « feuille de route » nationale. En d’autres mots, il faut que la France puisse se positionner en professionnel de la navigation en Arctique et sortir de l’approche quasi-artisanale qui prévaut aujourd’hui, faute de stratégie adaptée.

Une nécessaire coopération

Compte tenu du caractère commun de ces enjeux avec nos voisins nordiques européens, une coopération mériterait par ailleurs d’être mise en place. Celle-ci pourrait recouvrir les différents domaines que sont :

  • les équipements : partage d’expertise dans le domaine de la construction navale et mise aux normes des bâtiments susceptibles de naviguer en Arctique ; étude de l’acquisition d’un brise-glace en coopération avec nos partenaires européens ;
  • la formation et l’entraînement : mise en place de formations communes, développement de cellules d’expertise « Grand Nord » dans les Etats-majors organiques français avec partage d’expérience avec les pays nordiques ;
  • missions communes de déploiements avec des bâtiments norvégiens ou danois, avec participation éventuelle d’officiers islandais.

Par ailleurs, le Conseil de l’Arctique, qui a acquis ses lettres de noblesse par la signature de traités dans les domaines environnementaux et économiques, ne paraît pas adapté au traitement de la question militaire. Il s’agit désormais de rassembler les principales puissances navales de l’hémisphère Nord, dont la Russie et la Chine, dans un cénacle commun, dans lequel pourrait naître une relation multilatérale susceptible d’éviter que la confrontation militaire ne s’étende à cet espace naissant. De tels dialogues, établis en amont de toute crise potentielle, pourraient par la suite servir de base à un réchauffement des relations entre l’OTAN et la Russie sur la base d’intérêts commun.

 

Conclusion

Ainsi en est-il des nouveaux enjeux en Arctique : une véritable montée en puissance sans réel suivi français ou européen, en particulier dans le domaine militaire. Pourtant, compte tenu de leur ampleur, il est nécessaire que la France développe une stratégie de prévention adaptée avant qu’il ne soit trop tard, si possible en coalition avec les pays du Nord de l’Europe. En tant que puissance maritime mondiale, elle ne saurait rester absente du seul océan dont elle n’est pas riveraine, sauf à abandonner la liberté d’action qui constitue un des atouts fondamental de sa stratégie.

Surtout, le dégel économique de la zone doit être anticipé par un dialogue stratégique, à bon niveau, entre les puissances navales concernées. L’avenir de la paix dans la zone est à ce prix. Amorce éventuelle, qui sait, d’un dégel plus général entre la Russie et les pays occidentaux que les générations suivantes pourraient nous en vouloir de ne pas avoir permis.

*

 

Bibliographie

Naval challenges in the Arctic Region – Wise Pens International – Vice Admirals Fernando Del Pozo, Anthony Dymock, Lutz Feldt, Patrick Hebrard, Ferdinando Sanfelice di Monteforte.

Les puissances tierces dans la zone arctique (Joël Plouffe, IRSEM).

La feuille de route nationale sur l’Arctique (MAEDI, juin 2016).

Site du NOAA.

Rapport d’information n°684 du Sénat du 2 juillet 2014 sur les stratégies européennes pour l’Arctique.

Cadre stratégique 2013 à 2018 de l’agence canadienne de développement économique du Nord.

Feuille de route nationale sur l’Arctique, MAEDI, juin 2016

References[+]


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