La dissuasion contestée

Mis en ligne le 29 Nov 2018

Avec cet article, les auteurs font le point sur la contestation de l’ordre nucléaire et s’interrogent sur sa pérennité. Cet inventaire des contestations d’une dissuasion nucléaire qu’ils considèrent moins opérante pour réguler les tensions internationales s’accompagne d’un changement de perception des menaces, avec un risque terroriste prenant le pas dans l’inconscient collectif des peuples.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : La Vigie, « La dissuasion contestée », La Vigie, lettre bimensuelle sur abonnement, Numéro 103, 24 octobre 2018.

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de La Vigie :


La dissuasion nucléaire stratégique est revenue sur le tout devant de la scène stratégique avec de multiples occasions de contournement ou de remplacement. On pourra s’en étonner, s’en offusquer, et même s’en réjouir, pourquoi pas ? La dissuasion nucléaire continue en effet de susciter des dénis, des réticences, des aversions. Certes, elle est censée fournir une capacité décisive d’inhiber les guerres frontales du passé et pourtant les conflits subsistent. Certes, la société mondiale et ses mentors du Conseil de sécurité surveillent de près tous ceux, étatiques ou non, qui s’approchent de l’arme atomique mais elle reste sélective dans ses pressions et incohérente dans ses garanties. Certes enfin, les États-Unis, de GW. Bush à Obama et Trump la perturbent en jouant leur partition dissuasive, chacun à sa manière.

La Vigie qui suit cette question de près (« bruit de fond nucléaire persistant ») fait le point sur la contestation de l’ordre nucléaire et s’interroge sur sa pérennité.

La contestation propre des États dotés

On l’observe par la récente dénonciation du traité INF de 1987 par D. Trump, qui proscrivait le déploiement sur l’espace européen des armes atomiques de théâtre des deux Grands. Les capacités missilières, russes à Kaliningrad, antibalistiques américaines en Pologne et Roumanie, en ont eu raison. Ce brutal défi américain relance la dérégulation du pseudo-équilibre nucléaire de la guerre froide (refus du CTBT en 1999, sortie du traité ABM en 2001). Il vise non seulement les Russes qui ne joueraient pas le jeu INF mais plus clairement les Européens sommés, sous parapluie nucléaire, de s’aligner sur la confrontation compulsive des Américains avec Moscou, d’en finir avec les arguties de la « défense européenne » (cela vaut pour la France) et de revoir leur participation financière et opérationnelle à l’Otan (cela vaut pour l’Allemagne).

La régulation stratégique (LV 95) n’est plus un objectif américain dans l’actuel patchwork nucléaire (LV 92). Le multilatéralisme n’en est plus le moyen. Voilà certes une posture risquée, à rapprocher du retrait en mai dernier de l’accord iranien signé à Vienne en 2015. Chacun de ces défis est assorti de sourdes menaces de bombardements préventifs ou de fortes représailles en cas d’actions non conformes aux intérêts américains. Bien sûr, on apprend peu à peu à décoder cette rhétorique américaine du deal par la canonnière mais on voit bien qu’elle perturbe en profondeur la forme d’ordre nucléaire établi jusqu’ici. L’avantage nucléaire reste aux États-Unis qui n’accepteront pas de le partager.

S’affaiblit ainsi la dissuasion mutuelle encadrée par le contrôle des armements (consenti par les deux Grands lors de la Guerre froide) et veillée tant par les puissances asiatiques que les forces tierces d’Europe. L’autorité stratégique et le rôle du Conseil de sécurité et de l’AIEA en sortent dévalués. Les perturbateurs (au sens de Castex) aptes à tirer parti de la confusion actuelle pourront prendre les sûretés à portée de main et établir à moindre frais la sanctuarisation utile pour déployer des stratégies agressives.

Quant aux pays abonnés de gré ou de force au parapluie nucléaire américain, ils chercheront des réassurances auprès de puissances alternatives, à la stratégie plus lisible, comme la Russie et la Chine, deux États dotés, deux pays plus subtils.

Ainsi a-t-on vu ces puissances clientes d’un ordre nucléaire qui se défait se lancer en septembre dans une grande parade russo-chinoise, démonstration de force à l’échelle d’un continent, Vostock 2018, à laquelle réplique l’Otan en Norvège avec Trident Juncture 2018. Dangereuse symétrie, d’un autre temps.

On voit aussi cette même Russie offrir un traité de paix au Japon avec restitution de quatre îles et le PM japonais visiter Pékin pour resserrer les liens régionaux. Un ordre plus géopolitique se profile et la stabilité relève de moins en moins de l’inhibition nucléaire de la guerre frontale par l’équilibre de la terreur.

Certains verront dans ce contexte, à la veille du Brexit, une possibilité d’ouvrir le parapluie nucléaire français. On en doutera tant est déjà acquise la couverture implicite de l’Europe par l’arsenal nucléaire stratégique français. À quoi bon demander à nos partenaires et voisins de le reconnaître politiquement ?

La dissuasion nucléaire fondée sur des intérêts vitaux ouvertement partagés (cf. le traité de Lisbonne) vise à convaincre de notre détermination nos adversaires et compétiteurs, pas nos amis. Quant à la défense européenne dont nous restons des promoteurs assidus, elle serait ruinée par la prise en compte explicite de nos forces nucléaires. Épargnons donc cela à nos voisins, tous hostiles au nucléaire mais passagers clandestins habituels de notre réassurance stratégique.

On voit en fait se défaire l’ordre précaire hérité de la Guerre froide produit par la mise en œuvre quotidienne et dialectique de la dissuasion stratégique entre États dotés d’armes nucléaires. La dissuasion qui faisait consensus au Conseil de sécurité se dilue. Elle pâtit des pratiques qui la contournent, le deal américain, le jeu d’échec russe, le jeu de go chinois et les perturbations d’acteurs à l’affût.

Les rapports de force s’affranchissent peu à peu de l’arme atomique.

Contestations éparses et déclassement

Il y a de fait bien des espaces où la dissuasion nucléaire et l’ordre qu’elle permet sont désormais manipulés, enrôlés, déplacés, remplacés, et donc relativisés voire déclassés. Les tensions de la Guerre froide s’estompent, remplacées par celles de la mondialisation. La mémoire des conflits mondiaux du XXe siècle s’éloigne et la prospérité pour tous s’entrevoit. C’est le moment où les forces morales inquiètes de la persistance des menaces à la paix tentent d’en finir avec l’armement atomique et la crainte de son emploi irrationnel.

Certains veulent l’interdire avec le TIAN, ce projet de traité, voté par surprise par l’ONU mi-2017. D’autres pressent le pape François, qui confronte l’Église catholique aux grands défis de la planète, de faire entendre sa voix sur ce sujet pour conjurer une doctrine de dissuasion inacceptable car fondée sur la peur et qui conduit l’humanité au suicide.

Observons comment la Corée du Nord a pu défricher une voie de chantage nucléaire pour établir un canal de communication stratégique avec ses parrains chinois et américain, et immuniser son régime (LV 69). C’est là l’objectif de la plupart des systèmes proliférants ; il s’agit pour eux d’obtenir par l’évocation de projets d’arsenalisation nucléaire et balistique de leurs forces des réassurances politiques et des garanties de sécurité fiables. La prolifération redoutée par tous est le plus souvent un chemin vers la normalisation stratégique. Y a-t-il d’ailleurs de vraies différences d’objectifs entre le Japon et la Corée du Nord, Israël et l’Iran, le Pakistan et l’Inde ? La volonté affichée compte ici plus que la capacité supposée, le prototype visé que l’arsenal réalisé.

Dialectique terroriste

Simultanément, la dialectique terroriste a pris le pas sur la dialectique nucléaire. Ses moyens artisanaux et ses méthodes souvent barbares ont petit à petit remplacé la menace d’emploi d’armes nucléaires pour peser sur la volonté des gouvernants et prendre en otage les opinions publiques. Effet de surprise, liberté d’action, économie des moyens, voilà un substitut attrayant au nucléaire. Le défi militaire que présente la menace d’emploi d’une arme nucléaire imparable a été remplacé par le risque terroriste qu’avivent de multiples attentats sanglants et publicisés à outrance.

Le terrorisme barbare est venu se graver dans l’inconscient collectif des peuples et va remplacer l’inacceptable devenu commun des deux explosions nucléaires de 1945. La dissuasion n’y jouera de fait aucun rôle car les représailles n’effraient pas le terroriste.

Telle apparaît la conflictualité dans le terrain vague du début du XXIe siècle (LV 84). La posture de dissuasion nucléaire stratégique et la régulation qu’elle permet n’immunisent plus l’humanité contre les conflits de forte intensité même si l’ombre portée par l’arme nucléaire pèse sur leurs développements.

Outils du rang politique d’un ordre qui se périme, les arsenaux nucléaires ne mettent pas à l’abri des désordres actuels et des chantages associés.


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