Liban : le leadership politique face au salafisme

Mis en ligne le 02 Oct 2017

Partant du constat de la relative stabilitĂ© sĂ©curitaire rĂ©gnant au Liban, pourtant confrontĂ© au voisinage dĂ©vastĂ© de la Syrie, cet article s’interroge sur l’impact des mĂ©canismes de contrĂŽle et d’endiguement politiques Ă  l’Ɠuvre au Pays des CĂšdres. L’analyse dĂ©crit l’état des lieux de l’influence salafiste au sein de la sociĂ©tĂ© libanaise et plus particuliĂšrement au sein de la communautĂ© sunnite. Elle explore ensuite les arcanes de la sociĂ©tĂ© locale et le jeu des pouvoirs qui s’y dĂ©ploie. L’enracinement des islamistes dans les rĂ©seaux familiaux, claniques, communautaires qui tissent la rĂ©alitĂ© libanaise comme le pragmatisme qui inspire leur attitude d’évitement de confrontation armĂ©e font l’objet d’une description Ă©tayĂ©e et illustrĂ©e. La transposition Ă  d’autres horizons et contrĂ©es d’un tel modĂšle reste peut ĂȘtre encore Ă  instruire, mais peut vraisemblablement ĂȘtre mĂ©ditĂ©e.

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Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Tine Gade, « Liban : le leadership politique face au salafisme », Observatoire du monde arabo-musulman et du Sahel, FRS, juillet 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de la FRS.

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Liban : le leadership politique face au salafisme

 

Introduction

Le Liban, dĂ©jĂ  en crise politique en 2011, souffre toujours plus sur les plans socio-Ă©conomique, sanitaire et politique de la crise syrienne. MĂȘme dans le cas improbable d’une rĂ©solution Ă  moyen terme du conflit syrien, ces consĂ©quences sont susceptibles de perdurer et de changer graduellement le visage du pays. NĂ©anmoins, sur le plan sĂ©curitaire, force est de constater que les dĂ©bordements de la crise syrienne au Liban sont restĂ©s relativement limitĂ©s, comparĂ© Ă  la violence massive de l’autre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre.

L’habilitĂ© libanaise pour Ă©viter des dĂ©bordements va Ă  l’encontre de toutes les attentes des acteurs politiques internationaux, ainsi que de celles des chercheurs sur les guerres civiles[1]. Cette note de recherche fait l’hypothĂšse que si le calme au Liban est tout relatif, il est aussi le rĂ©sultat de mĂ©canismes de contrĂŽle politique et social bien Ă©tablis, et notamment les liens entretenus par les notables et leaders communautaires avec la population. Comme nous le savons, le modĂšle consociatif libanais fait de ces Ă©lites des « champions communautaires » et des mĂ©diateurs entre leurs communautĂ©s et l’État libanais : porte-paroles, responsables de nĂ©gociations intercommunautaires et rĂ©gulateurs de conflits intercommunautaires. Les leaders doivent en effet composer avec les radicaux de leurs communautĂ©s et « contrĂŽler » leurs « rues politiques ».

A travers le cas de la communautĂ© sunnite libanaise, cette note de recherche analyse dans une premiĂšre partie l’essor de l’extrĂ©misme sunnite, le salafisme djihadiste. Dans une seconde partie, nous nous pencherons sur les mĂ©canismes de contrĂŽle et d’interaction entre la jeunesse urbaine pauvre et les notables sunnites, et plus particuliĂšrement la question des mĂ©canismes communautaires. Il s’agit lĂ  de comprendre dans quelle(s) mesure(s) ces mĂ©canismes existant de maniĂšre similaire dans les communautĂ©s chiite, maronite et druze, expliquent l’adaptation de l’État libanais face Ă  la crise syrienne.

Nous dĂ©montrerons que contrairement aux Ă©tudes dĂ©crivant les islamistes comme constituant une menace Ă  la stabilitĂ© libanaise et Ă  la cohĂ©sion nationale[2], ces derniers ne sont pas forcĂ©ment dogmatiques ; au contraire, ils s’adaptent et s’intĂšgrent Ă  la rĂ©alitĂ© locale. Souvent trĂšs enracinĂ©s dans le tissu social local et familial, comme mĂ©diateurs et/ou rĂ©gulateurs de conflits[3], les islamistes sont aussi pragmatiques : les intĂ©rĂȘts privĂ©s, communautaires, politiques et familiaux peuvent aussi aisĂ©ment prendre le pas sur l’élĂ©ment religieux.

 

Le salafisme au Liban : entre affirmations ‘scientifiques’ et rĂ©alitĂ©s sectaires

Si l’islamisme[4] existe au Liban depuis les annĂ©es 1940, le salafisme fut importĂ© dans les annĂ©es 1990 par une gĂ©nĂ©ration d’étudiants en thĂ©ologie de Tripoli, dans le nord-ouest du pays, sur la cĂŽte, qui se rendirent Ă  l’universitĂ© islamique de MĂ©dine dans les annĂ©es 1980[5]. Ce mouvement vers la Ville sainte de l’islam se mit en place aprĂšs l’expulsion d’Égypte de la Ligue arabe en 1981, suite Ă  laquelle Le Caire interrompit ses aides destinĂ©es aux Ă©tudiants libanais Ă  Al-Azhar : l’Arabie saoudite proposa des bourses de substitution. Au terme de leurs Ă©tudes, les jeunes diplĂŽmĂ©s retournĂšrent Ă  Tripoli et, les poches remplies de pĂ©trodollars, Ă©tablirent des instituts d’enseignement de la charia.

Si certains de ces derniers se rĂ©clament de la ligne « madkhaliste » (suivant le sheikh saoudien Rabi‘a al-Madkhali) refusant toute action partisane, ils prennent des positions politiques contre le Hezbollah et le chiisme politique. Être salafiste au Liban veut en effet dire autre chose que dans le contexte saoudien – oĂč le salafisme est religion d’État et oĂč les clercs jouissent d’une autonomie considĂ©rable vis-Ă -vis des princes. Les salafistes du Pays des CĂšdres, dĂ©pendants d’un financement externe, sont en effet contraints d’adapter de maniĂšre pragmatique leurs messages idĂ©ologiques aux demandes des bailleurs potentiels dans le Golfe. Par exemple, durant l’étĂ© 2007, un groupe de salafistes libanais a fait volte-face sur sa posture face au Hezbollah[6]. Voyant que les bĂ©nĂ©fices politiques et matĂ©riels d’un accommodement seraient potentiellement plus importants que ceux de la confrontation, ces derniers ont dĂ©cidĂ© de conclure une entente avec le parti chiite.

Le salafisme djihadiste est apparu au Liban Ă  la fin des annĂ©es 1990 comme un rĂ©sultat de la mise en rĂ©seau entre de jeunes activistes libanais et ceux de la nĂ©buleuse djihadiste transnationale. Environ 200 Libanais ont participĂ© au djihad afghan pendant la guerre avec les SoviĂ©tiques (1979-1989). Le Liban Ă©tant sous tutelle syrienne (1990-2005), de nombreux islamistes libanais opposĂ©s Ă  l’armĂ©e syrienne ont fui le pays Ă  la fin de la dĂ©cennie 1980. Le djihadisme libanais est ensuite apparu au Liban par le biais des Libanais islamistes vivant au sein de la diaspora, en Australie, aux États-Unis et au Danemark[7].

Le dĂ©veloppement du salafisme va de pair avec la dĂ©prĂ©ciation de la politique institutionnelle et la corruption flagrante du Liban post-guerre civile (1975-1990), pendant la prĂ©sence militaire syrienne. La crise de reprĂ©sentation des sunnites, depuis le dĂ©part des commandos palestiniens en 1982, exacerbĂ©e par la tutelle syrienne, laissa longtemps la voie libre Ă  une djihadisation. C’est par l’absence d’État que le salafisme a pu connaĂźtre un essor. Or si le djihadisme trouva un Ă©cho dans certaines banlieues nord de Tripoli, par exemple dans le quartier d’Al-Mankoubin, ce n’est pas seulement dĂ» Ă  la frustration Ă©conomique et politique des populations concernĂ©es, mais surtout en raison de la forte prĂ©sence de rĂ©seaux et de familles djihadistes dans cette rĂ©gion. Par ailleurs, le quartier Ă©tant vu par les services de sĂ©curitĂ© comme Ă©tant trĂšs liĂ© aux groupes djihadistes, la jeunesse est particuliĂšrement ciblĂ©e par des arrestations, ce qui accroĂźt encore les rancunes vis-Ă -vis de l’État chez une partie de la population. Pour nombre de chĂŽmeurs, le salafisme constitua Ă©galement une voie alternative dans une sociĂ©tĂ© n’offrant pas de dĂ©bouchĂ©s Ă  ses jeunes. Ce n’est donc pas seulement l’offre transnationale et « golfiote » qui explique l’essor du salafisme, et son importation, au Liban, ce sont aussi les contextes et usages locaux.

 

Le pragmatisme djihadiste au Liban

Une autre dimension d’adaptation est celle des djihadistes au Liban, qui n’ont jamais visĂ© par la force la crĂ©ation d’un État islamique dans le Pays des CĂšdres[8]. Étant donnĂ© la composition dĂ©mographique, les sunnites ne constituant qu’environ un tiers de la population libanaise, les djihadistes savaient qu’ils perdraient s’ils s’en prenaient Ă  l’État. Des stratĂšges des djihadistes internationaux, tels que le syrien Abou Musab al-Souri (Moustapha Setmariam Nasser), ont effectivement mis en garde contre l’ouverture d’un front au Liban, et plutĂŽt appelĂ© Ă  utiliser le Liban comme une base arriĂšre et comme un lieu d’entraĂźnement de djihadistes internationaux[9]. Ces fonctions ont continuĂ© – et se sont accĂ©lĂ©rĂ©es – avec le dĂ©but de la guerre syrienne.

Lorsque des Ă©pisodes de violence ont fait irruption, comme en dĂ©cembre 1999 dans la rĂ©gion de Danniyeh (nord) ou en mai 2007 dans le camp de Nahr el-Bared, prĂšs de Tripoli, ceux-ci n’ont pas constituĂ© des tentatives d’ouverture d’un front de bataille, mais ont plutĂŽt rĂ©sultĂ© de vengeances ou d’attaques « prĂ©ventives ». Les djihadistes libanais voulaient non pas contrĂŽler l’État, mais « privatiser » certains territoires en montagne, difficiles d’accĂšs, afin d’y mettre en place un entraĂźnement militaire de combattants Ă©trangers, comme des TchĂ©tchĂšnes Ă  la fin des annĂ©es 1990 ou ceux envoyĂ©s en Irak aprĂšs 2003. Dans ces espaces, ils ont Ă©galement cherchĂ© Ă  affirmer une identitĂ© musulmane « purifiĂ©e », plantant des drapeaux djihadistes et imposant un ordre moral, Ă  la fois en miroir et en opposition au modĂšle de sociĂ©tĂ© de rĂ©sistance Ă©tabli par le Hezbollah plus au sud. Quelques dizaines de Libanais et de Palestiniens se sont aussi rendus en Irak dĂšs 2003 pour rejoindre l’insurrection.

En mai 2007, Fatah al-Islam s’est attaquĂ© Ă  l’armĂ©e libanaise, Ă©gorgeant dans leur sommeil 26 soldats Ă  cĂŽtĂ© du poste militaire d’Al-Mahmara, proche du camp de Nahr el-Bared, Ă  Akkar. Toutefois, cet assaut ne fut pas un acte prĂ©mĂ©ditĂ© ou socio-rĂ©volutionnaire ; il constitua plutĂŽt une rĂ©action surdimensionnĂ©e Ă  un raid de la veille des Forces de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure dans un appartement abritant des membres du mĂȘme groupe qui avaient braquĂ© une banque. Une bataille de trois mois s’ensuivit ; les nombreux morts dans les deux camps suscitĂšrent une grande animositĂ©, expliquant les attaques contre l’armĂ©e dans la pĂ©riode 2007-2010.

 

Salafistes et libanais : l’entrĂ©e du transnational dans le jeu politique local

Dans la pĂ©riode de crise au Liban, qui a dĂ©butĂ© avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre sunnite Rafic Hariri en fĂ©vrier 2005, les salafistes libanais tĂ©moignent d’un processus de « libanisation » dans lequel ils sont entraĂźnĂ©s dans le jeu de la polarisation politico-confessionnelle nationale et rĂ©gionale.

Saad, le fils de Rafic Hariri, a hĂ©ritĂ© du courant du Futur, le mouvement politique de ce dernier[10]. AppuyĂ© par l’Arabie saoudite, il a reçu un soutien sans prĂ©cĂšdent auprĂšs des masses sunnites libanaises aprĂšs le retrait syrien du Liban. Contraint par un contexte de polarisation politico-confessionnelle, il a optĂ© pour un modus vivendi avec le camp salafiste institutionnel qui lui a permis d’unifier la communautĂ© sunnite face au Hezbollah et ses alliĂ©s politiques. Certains leaders salafistes ont alors bĂ©nĂ©ficiĂ© des « couvertures politiques » accordĂ©es par des acteurs proches du Futur. Ce mariage de convenance entre deux acteurs qui se sont opposĂ©s au parti chiite pour des raisons trĂšs diffĂ©rentes (doctrinaires pour les salafistes et politiques pour le Futur) illustre le rĂŽle jouĂ© par le salafisme dans le jeu inter-communautaire.

Les salafistes de Tripoli furent les principaux exĂ©cutants des affrontements sectaires qui ont opposĂ©, Ă  partir de mai 2008, Bab al-Tebbaneh, un quartier sunnite et marginalisĂ© de Tripoli, au ghetto alaouite de Baal Mohsen. Si la conflictualitĂ© entre deux quartiers remonte Ă  la pĂ©riode de la guerre civile libanaise (1975-1990), et de la guerre syropalestinienne de cette pĂ©riode (1983)[11], les dynamiques de conflictualitĂ© Ă©taient diffĂ©rentes dans les annĂ©es 2000 ; un nouvel acteur y tirait dĂ©sormais des ficelles : les notables politiques tripolitains. AprĂšs l’occupation de 24h de Beyrouth-Ouest par le Hezbollah le 7 mai 2008, le courant du Futur et ses alliĂ©s politiques ont cherchĂ© Ă  s’allier avec des salafistes pour promouvoir une image plus « musclĂ©e ». Des foules sunnites ont ainsi expulsĂ© les alliĂ©s du Hezbollah du nord du Liban, considĂ©rant que cette violence pouvait aider Ă  restaurer l’honneur de leur communautĂ©. Les notables sunnites ont Ă©galement donnĂ© le feu vert aux salafistes pour mettre la pression sur le quartier alaouite de Baal Mohsen Ă  Tripoli. Or ils ont fait une erreur d’apprĂ©ciation concernant la rĂ©ponse de ce dernier et des affrontements armĂ©s s’en sont suivis pendant trois mois. Les combats ont recommencĂ© en janvier 2011, date de la chute du premier gouvernement de Saad Hariri (2009-2011). À ce moment-lĂ , la bataille entre Baal Mohsen et Bab al-Tebbaneh est devenue une expression de la confrontation entre Saad Hariri et Najib Mikati, figure clĂ© de la classe politique sunnite et ancien Premier ministre (2011-2014). Les deux hommes ont pratiquĂ© la surenchĂšre contre Baal Mohsen, s’envoyant des messages politiques en frappant le ghetto alaouite. Les combattants salafistes se sont alors faits clients des notables politiques, tout en cherchant Ă  promouvoir leurs intĂ©rĂȘts privĂ©s, Ă©conomiques et religieux. Ces salafistes libanais sont militants et participent Ă  des combats armĂ©s, mais ils ne sont pas djihadistes car ils rentrent dans les jeux communautaires libanais. Ainsi, les identitĂ©s nationales et locales priment sur les identitĂ©s transnationales.

 

Crise syrienne : Ă©viter Ă  tout prix la contagion au Liban

La crise syrienne a exacerbĂ© les divisions libanaises, et notamment accru les tensions sunnito-chiites. Si les camps libanais opposĂ©s ont adoptĂ© un principe de neutralitĂ© (al-na’i ‘an al-nafs) Ă  l’égard de la crise[12] les violations sont nombreuses. Le Hezbollah, dont la force militaire est beaucoup plus importante que celle de l’armĂ©e libanaise, est engagĂ© militairement depuis 2012 aux cĂŽtĂ©s de Bachar al-Assad, avec environ 6-10 000 hommes (selon les besoins et avec des degrĂ©s variables d’investissement). Environ 900 combattants djihadistes prĂ©sents en Syrie dans les rangs de Jabhat Fateh al-Sham et Daech, et au sein du salafiste-nationaliste Ahrar al-Sham, sont issus de la jeunesse sunnite libanaise[13]. Il est important de prĂ©ciser que les contributions sunnites et chiites libanaises Ă  la guerre en Syrie ne relĂšvent pas du mĂȘme caractĂšre car d’un cĂŽtĂ© la prĂ©sence du Hezbollah est organisĂ©e par le leadership, alors que de l’autre les djihadistes libanais partent sur des initiatives individuelles. Le leadership institutionnel et parlementaire sunnite libanais, et notamment le courant du Futur, soutient depuis 2011 qu’il n’est pas dans l’intĂ©rĂȘt des Libanais – ni dans celui des Syriens – d’intervenir dans ce conflit, et a mis un terme Ă  son approvisionnement d’armes Ă  l’opposition syrienne en 2012[14].

Si le Hezbollah est dĂ©jĂ  sous pression en raison de sa guerre coĂ»teuse en Syrie (3 000 morts et 4 000 blessĂ©s, selon certaines estimations)[15], le Futur semble ĂȘtre celui qui a le plus Ă  perdre en cas de guerre. Si Hariri est encore un des rares leaders sunnites nationaux, sa machine politique perd de plus en plus de vitesse depuis 2010. Contrairement aux salafistes, il n’a pas de structures militaires. De plus, en raison de ses Ă©checs Ă  fĂ©dĂ©rer la communautĂ© sunnite entre 2005 et 2011, il n’est pas certain qu’il ait encore le soutien international et saoudien dont il jouissait dans la pĂ©riode antĂ©rieure. Une militarisation serait probablement bĂ©nĂ©fique aux acteurs militaires, islamistes et de petits chefs locaux, comme l’a montrĂ© l’expĂ©rience syrienne depuis 2011 ainsi que la guerre civile libanaise (1975-1990) qui avait alors fait perdre l’emprise des notables sunnites sur leurs Ă©lecteurs[16].

La posture des islamistes sunnites libanais depuis le dĂ©but de la guerre en Syrie est certes ambivalente mais surtout paradoxale. D’une part, les islamistes libanais ont profitĂ© politiquement des frustrations existantes chez un segment des sunnites libanais, qui craignent l’ascension du Hezbollah au sein de l’État, et notamment dans les institutions sĂ©curitaires. Nombre d’islamistes alimentent des frustrations des populations sunnites en dĂ©nonçant la passivitĂ© du courant du Futur et ses concessions face au Hezbollah. Par exemple, certains islamistes proches du Conseil des oulĂ©mas musulmans (hay’at ‘ulama al-muslimin), comme le cheikh Salem al-Rifai, ont adoptĂ© des postures trĂšs critiques vis-Ă -vis de l’armĂ©e libanaise et de son commandement. Ils ont condamnĂ© le fait que l’armĂ©e agisse avec deux poids et deux mesures face aux combattants sunnites et chiites respectivement : arrĂȘtant les combattants sunnites libanais revenus de Syrie mais laissant les hommes du Hezbollah traverser la frontiĂšre librement. Ces critiques de l’armĂ©e ont crĂ©Ă© chez d’autres Libanais une peur pour l’unitĂ© de l’institution militaire libanaise, qui compte environ 40 % de soldats sunnites.Le courant du Futur est par ailleurs toujours plus contestĂ© aussi par des notables sĂ©culiers sunnites, tels qu’Achraf Rifi. Ce dernier, ancien chef des Forces de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (2005-2013) et proche de Saad Hariri qui se retourna contre son mentor, attire de plus en plus de fidĂšles. Lors des municipales de mai 2016, la liste Ă©lectorale qu’il appuyait, alliĂ©e avec des acteurs de la sociĂ©tĂ© civile, a obtenu les deux tiers des voix Ă  Tripoli. Il est actuellement candidat aux lĂ©gislatives du printemps 2018 et selon les constellations de listes Ă©lectorales, pourrait obtenir un score trĂšs important.

D’autre part, avec la guerre en Syrie, un grand nombre d’islamistes libanais ont adoptĂ© des positions plus modĂ©rĂ©es. Ils craignent l’attrait exercĂ© par Daech sur une partie de la population sunnite, et tentent de combattre son hyper-radicalisme. Le Conseil des oulĂ©mas musulmans a jouĂ© un rĂŽle de mĂ©diateur entre l’État et la jeunesse salafiste, tentant de calmer la rue. Nouant des contacts en dehors du champ islamiste, avec l’État et des politiciens chrĂ©tiens et chiites, les cheikhs en accord avec ce courant ont aussi gagnĂ© en visibilitĂ© mĂ©diatique. Pour les salafistes et autres acteurs politiques libanais, une guerre mettrait en jeu cette constellation d’intĂ©rĂȘts et serait beaucoup trop coĂ»teuse.

Les cheikhs islamistes au Liban, ainsi que les organisations islamistes tels que al-Jamaa al-Islamiyya (la branche libanaise des FrĂšres musulmans), ont de vastes institutions caritatives et Ă©ducatives implantĂ©es depuis des dĂ©cennies (depuis les annĂ©es 1950 pour al-Jamaa al-Islamiyya). Depuis la prĂ©sence syrienne dans les annĂ©es 1990, ces notables et organisations ont fait preuve de concessions politiques (rencontres diverses et rĂ©guliĂšres avec des reprĂ©sentants des diffĂ©rents services de renseignements libanais et non-libanais, acceptation de crĂ©er des structures de soutien politique et des alliances avec des non-islamistes et des chiites). Les motivations ont Ă©tĂ© politiques et financiĂšres autant que religieuses ; les islamistes libanais Ă©tant dĂ©pendants de financements externes. Il n’est pas surprenant que les islamistes libanais cherchent Ă  minimiser les risques, afin de garantir l’avenir de leurs institutions et de leurs financements externes. Ils sont susceptibles de faire des dĂ©clarations violentes, en situation de crise, attirant sur eux l’attention mĂ©diatique, mais ne sont pas en mesure d’utiliser la force physique Ă  l’intĂ©rieur du Liban, sans perdre leur existence lĂ©gale.

L’exemple du cheikh salafiste Ahmar Assir illustre cela. Il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© en aoĂ»t 2015 Ă  l’aĂ©roport de Beyrouth alors qu’il tentait de monter Ă  bord d’un avion vers le Nigeria, aprĂšs deux ans de fuite au Liban. Clerc Ă  SaĂŻda jusqu’en 2013, dans le sud du pays, ce dernier a profitĂ© du climat anti-Hezbollah Ă  SaĂŻda aprĂšs le 7 mai 2008. Il est devenu populaire par ses dĂ©clarations virulentes contre le groupe chiite et par un renouvellement de l’image de cheikh islamiste. Par exemple, il emmena ses adeptes dans la montagne libanaise faire du ski, dĂ©fiant ainsi les clivages sociaux-spatiaux confessionnels du pays[17]. Or un conflit avec des sympathisants du Hezbollah qui occupaient des appartements en face de sa mosquĂ©e, l’a entrainĂ© dans une confrontation avec l’armĂ©e libanaise. Lorsqu’un de ses sympathisants a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par l’armĂ©e en juin 2013, d’autres adeptes ont pris d’assaut un barrage de l’armĂ©e. Celle-ci a ensuite attaquĂ© la mosquĂ©e d’al-Assir. Pendant les affrontements ouverts qui s’en sont suivis, le cheikh al-Assir a appelĂ© les musulmans ‘nobles’, sunnites et chiites, Ă  quitter l’armĂ©e libanaise[18].

Or alors que de grandes manifestations eurent lieu Ă  Tripoli plus tĂŽt la mĂȘme annĂ©e afin de libĂ©rer des membres du groupe d’al-Assir arrĂȘtĂ©s par l’armĂ©e, personne n’a suivi l’ordre de rejoindre le combat. Cela montre les constellations d’intĂ©rĂȘts des islamistes libanais, et la volontĂ© de maintenir leurs institutions dans un contexte de plus en plus dominĂ© par le Hezbollah (notamment dans le sud-Liban, oĂč la ville de SaĂŻda est majoritairement sunnite mais oĂč son hinterland est peuplĂ© d’une majoritĂ© chiite). Par ailleurs, cela illustre l’argument selon lequel le choix d’un alignement radical ou modĂ©rĂ© est souvent stratĂ©gique, situationnel et toujours susceptible de changer au cours de l’action[19].

 

Djihadisme et mécanismes de contrÎle de la rue

Mis Ă  part l’intĂ©rĂȘt des acteurs institutionnels libanais et rĂ©gionaux Ă  Ă©viter la dĂ©stabilisation du Liban, certains Ă©vĂšnements ont confirmĂ© l’existence au Liban de groupuscules trĂšs radicaux et d’agents provocateurs qui seraient en mesure de dĂ©clencher une guerre.

Il faudrait souligner que ces agents provocateurs sont de diffĂ©rentes confessions et tendances politiques. Les coupables prĂ©sumĂ©s de deux attaques Ă  la bombe ciblant deux mosquĂ©es (sunnites), qui firent 43 morts, Ă©taient membres d’une milice alaouite proche du rĂ©gime syrien al-Assad. Ces attentats terroristes, et la contre-mobilisation islamiste sunnite qu’ils ont suscitĂ©e, ont intensifiĂ© les affrontements confessionnels entre les deux quartiers tripolitains de Bab al-Tebbaneh et Baal Mohsen, le fief de la milice alaouite citĂ©e.

Daech contrĂŽle des cellules dormantes au Liban et, depuis 2013, des projets d’attentats y sont parfois dĂ©couverts. Tandis que les djihadistes libanais sont plus facilement contrĂŽlables par des mĂ©canismes conventionnels de rĂ©glage de conflits confessionnels (pression sur la famille, etc.), les djihadistes de nationalitĂ© non-libanaise, arabe et/ou europĂ©ens, seraient plus dangereux[20]. Effectivement, ils ne font pas partie des rĂ©seaux locaux de voisinage ou de clientĂ©lisme oĂč l’on retrouve des notables salafistes et/ou des dĂ©putĂ©s ou ministres sunnites.

En aoĂ»t 2014, dans le village d’Arsal, prĂšs de la frontiĂšre syrienne, des djihadistes infiltrĂ©s de Syrie lancĂšrent un assaut massif sur l’armĂ©e en rĂ©action Ă  l’arrestation du commandant d’une brigade islamiste. L’armĂ©e perdit 17 soldats, et 28 hommes, gendarmes et militaires, furent pris en otage. À la suite de mĂ©diations qataries, 16 d’entre eux furent libĂ©rĂ©s en dĂ©cembre 2015, en Ă©change de 13 dĂ©tenus islamistes en prison au Liban. Les autres Ă©taient toujours en captivitĂ© en juillet 2016. Les djihadistes syriens contrĂŽlent encore des zones montagneuses dans cette rĂ©gion, malgrĂ© le combat menĂ© contre eux depuis 2014, en coordination entre le Hezbollah et l’armĂ©e. En juillet 2017, l’armĂ©e syrienne est Ă©galement intervenue, lançant des bombardements aĂ©riens sur les montagnes d’Arsal.

Depuis 2015, avec la perte de vitesse de Daech en Syrie et en Irak, et des attentats un peu partout en Europe, certains craignaient que le groupe terroriste frappe le Liban afin de dĂ©tourner l’attention du front irako-syrien. Depuis 2014, plusieurs explosions Ă  la bombe ont ciblĂ© des quartiers chiites de la capitale ; la plus violente, le 12 novembre 2015, fit 43 morts. Dans ce contexte, il peut ĂȘtre relevĂ© que les trajectoires des terroristes qui commettent des attaques Ă  la bombe au Liban diffĂšrent de celles des combattants djihadistes libanais en Syrie. Les combattants libanais en Syrie sont issus des milieux islamistes locaux et sont souvent motivĂ©s par des haines confessionnelles contre le Hezbollah. Quant aux responsables des attentats Ă  la bombe (ceintures d’explosifs et voitures piĂ©gĂ©es), ils sont plus souvent venus de l’extĂ©rieur et motivĂ©s par des idĂ©ologies transnationales et peu adaptĂ©es Ă  la rĂ©alitĂ© libanaise. Un franco-comorien qui avait auparavant Ă©tĂ© Ă  Raqqa, en Syrie, est par exemple arrĂȘtĂ© au Liban en janvier 2014. Avec d’autres membres de Daech venant de plusieurs pays (dont l’Arabie saoudite), il aurait planifiĂ© des attentats qui cibleraient le fief du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth.

Hormis dans le nord du Liban, le salafisme djihadiste a rĂ©ussi Ă  mobiliser en prison, un vĂ©ritable lieu de rencontre de tous les courants du salafisme djihadiste syro-palestino-libanais, dont Jabhat Fateh al-Cham et Daech. Par ailleurs, le camp palestinien d’AĂŻn al-HĂ©louĂ© oĂč l’armĂ©e libanaise n’a pas le droit d’entrer, est devenu un refuge pour des criminels libanais et aussi un site oĂč se cĂŽtoient militants djihadistes palestiniens, libanais et internationaux. D’autre part, si Daech n’a pas une rĂ©elle prĂ©sence dans les mosquĂ©es au Liban, oĂč les clercs Ă©tablis – y compris les salafistes – craignent son radicalisme, le groupe terroriste mobilise par des rĂ©seaux atypiques tels que des sites de jeu vidĂ©o en ligne et/ou des Ă©quipes de sport. Cela montre le manque d’implantation locale des membres de Daech et la rupture gĂ©nĂ©rationnelle qui existe entre les jeunes radicalisĂ©s et leurs parents. Cette rĂ©alitĂ© est diffĂ©rente de celle d’Al-QaĂŻda, oĂč la sympathie pour la figure de Bin Laden comme « symbole sunnite » transcendait les Ăąges au Liban[21]. Quant au soutien opĂ©rationnel Ă  Daech, il est limitĂ© aux plus jeunes en opposition Ă  leurs parents et aux activistes transnationaux et/ou djihadistes revenus de Syrie.

C’est avant tout la surenchĂšre confessionnelle et la rancune vis-Ă -vis du Hezbollah qui pourraient entraĂźner un nombre plus important de jeunes sunnites vers la prise d’armes. Avec la prĂ©sence accrue de cellules dormantes de Daech au Liban, les liens entre jeunesse sunnite urbaine pauvre et recruteurs professionnels de Daech pourraient Ă  terme pousser une partie de ces jeunes vers les organisations djihadistes. Si Daech ou Al-QaĂŻda misent sur cette option, et si les frustrations politiques et Ă©conomiques d’une partie des sunnites ne s’attĂ©nuent pas sous le nouveau gouvernement, les risques de violence et de discorde civile, Ă  long terme, demeurent plus que rĂ©els.

 

Conclusion

Cette analyse insiste sur le pragmatisme des salafistes libanais : leur volontĂ© de garder ouvertes leurs institutions est Ă  la source d’un choix/d’une stratĂ©gie d’évitement de confrontation armĂ©e au Liban. Les salafistes libanais sont souvent trĂšs enracinĂ©s dans les rĂ©seaux locaux et parfois mĂ©diateurs entre la jeunesse urbaine pauvre et l’armĂ©e. Souvent, les intĂ©rĂȘts politiques et matĂ©riels des cheikhs islamistes priment sur les intĂ©rĂȘts religieux. Cela rend possible une position consensuelle vis-Ă -vis des Ă©lites politiques sunnites, et du phĂ©nomĂšne de libanisation du salafisme, par leur entrĂ©e dans des rĂ©seaux clientĂ©listes.

Les militants de Daech ont quant Ă  eux un ancrage international, ce qui les rendrait plus dangereux, car moins facilement contrĂŽlables par les notables salafistes ou par les Ă©lites politiques. Ils sont jeunes et en rupture avec leurs parents et leur communautĂ©. Toutefois, puisque les jeunes de Daech se rĂ©clament du salafisme, les notables salafistes jouissent encore d’un certain respect parmi eux. L’inclusion des cheikhs salafistes libanais dans des processus de nĂ©gociation avec Daech continue donc d’ĂȘtre d’une grande importance.religieux. Cela rend possible une position consensuelle vis-Ă -vis des Ă©lites politiques sunnites, et du phĂ©nomĂšne de libanisation du salafisme, par leur entrĂ©e dans des rĂ©seaux clientĂ©listes.

Finalement, le courant du Futur et Hariri sont de plus en plus contestĂ©s en interne par les Ă©lecteurs sunnites. Le plus grand rival de Hariri n’est pas reprĂ©sentĂ© par les salafistes mais par d’autres leaders sunnites plus en phase avec les positions de la communautĂ©, tels qu’Achraf Rifi.

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