Les algorithmes et l’Intelligence-Led Policing

Mis en ligne le 13 DĂ©c 2018

Avec cet article, les auteurs analysent l’apport des algorithmes de traitement des donnĂ©es en matiĂšre de renseignement et d’action dans la lutte contre la criminalitĂ© et la dĂ©linquance. Les auteurs soulignent les progrĂšs permis par l’Intelligence-Led Policing (ILP), sans occulter les limites de l’ILP, ni la plus-value clef de l’action humaine.


Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : « Les Algorithmes et l’Intelligence-Led Policing », Daniel CĂąmara, Nicolas Valescant, Focus de la Revue de la Gendarmerie Nationale, juin 2018

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site du CREOGN


Depuis ces derniĂšres annĂ©es, une transformation a lieu au sein des diffĂ©rentes forces de l’ordre dans le monde. De nouvelles mĂ©thodes permettent petit Ă  petit de transposer le modĂšle de lutte contre la dĂ©linquance de la rĂ©action vers la pro-action et l’anticipation. L’Intelligence-Led Policing (ILP), police guidĂ©e par le renseignement, fournit des mĂ©thodes et des outils aux forces de l’ordre pensĂ©s sur la base de l’analyse de donnĂ©es rĂ©elles, qui leur permettent d’identifier les prioritĂ©s et de construire leur action en mettant en place une allocation des ressources adaptĂ©e [1]. Toutefois, il convient de ne pas mettre au second plan l’intuition policiĂšre, caractĂ©ristique importante acquise au contact du terrain. Il faut lui adjoindre la possibilitĂ© de prendre des dĂ©cisions Ă©clairĂ©es par l’ensemble du renseignement que nous fournit l’analyse de donnĂ©es.

La nature anticipatrice de l’ILP dĂ©coule de la synergie crĂ©Ă©e par le travail commun des Ă©chelons de commandement avec les analystes, les premiers incorporant les rĂ©sultats des Ă©tudes des seconds dans leur processus de dĂ©cision et de planification. L’implĂ©mentation de mĂ©thodes d’ILP a pour effet de refondre les protocoles et politiques « mĂ©tier ». Les systĂšmes pyramidaux de renseignement sont repensĂ©s et s’y joignent des fonctions plus transverses et coopĂ©ratives qui ont pour rĂŽle de collecter l’information, de mettre en oeuvre des traitements spĂ©cifiques et enfin de transmettre rapidement et efficacement ce renseignement aux utilisateurs finaux. L’émergence de nouveaux modes d’action Ă  la fois terroristes et de criminalitĂ© conventionnelle, justifient la nĂ©cessaire transformation organisationnelle des forces de l’ordre. Dans leur activitĂ© quotidienne, lors de contacts avec la population et les acteurs de la sociĂ©tĂ© civile, les gendarmes mĂšnent un travail de recueil du renseignement dont il convient d’exploiter la richesse. La pertinence du renseignement, que l’analyse de donnĂ©es pourra fournir, est intimement liĂ©e Ă  la qualitĂ© de la donnĂ©e remontĂ©e. C’est pour cette raison qu’il faut fiabiliser la remontĂ©e d’information directe du terrain afin de pouvoir la normaliser et la traiter automatiquement. L’analyse du renseignement doit ĂȘtre intĂ©grĂ©e au processus de planification pour que soient prises en compte les spĂ©cificitĂ©s et les Ă©volutions de la criminalitĂ© et de la lutte contre le terrorisme. Les techniques de l’ILP sont particuliĂšrement efficaces dans la lutte contre la criminalitĂ© organisĂ©e, mais elles sont Ă©galement transposables Ă  l’ensemble du spectre de la criminalitĂ©. Si cette Ă©volution du processus de prise de dĂ©cisions aura pour effet de transformer les forces de l’ordre, elle se fera au service de l’efficacitĂ© dans le cadre de la prĂ©vention et de la rĂ©pression des actes criminels et dĂ©lictueux, raisons primaires de l’engagement de chaque gendarme et policier. Que signifie exactement le terme Intelligence de l’Intelligence-led policing ? La signification anglo-saxonne d’intelligence diffĂšre de son sens français, c’est pourquoi sa transcription en français est Police guidĂ©e par le renseignement. Le concept de renseignement ne recoupe pas uniquement l’information et la collecte de donnĂ©es,  mais il est la somme Ă  la fois de ces donnĂ©es et de l’utilisation qui en est faite par l’analyse. Si un accĂšs Ă  la donnĂ©e est nĂ©cessaire, il n’est toutefois pas suffisant pour parler d’une vĂ©ritable production de renseignement. La donnĂ©e constitue le niveau le plus basique. En renseignement criminel, elle peut concerner les statistiques de criminalitĂ©, les bases de donnĂ©es d’auteurs, les rapports de police, etc.

L’information n’est que de la donnĂ©e mise en contexte, ce qui accroĂźt sa pertinence.  La connaissance est de l’information interprĂ©tĂ©e et comprise. Le renseignement est de la donnĂ©e soit une somme d’informations et de connaissances Ă©valuĂ©es, analysĂ©es et prĂ©sentĂ©es sous une forme intelligible grĂące Ă  laquelle une prise de dĂ©cision sera facilitĂ©e. Bien plus complĂšte qu’une simple agrĂ©gation de donnĂ©es[2], la production de renseignement nĂ©cessite l’expĂ©rience de terrain et le travail d’analystes en renseignement.

Principe de fonctionnement

Les Ă©tudes de Ratcliffe[3] ont montrĂ©, par la crĂ©ation d’un modĂšle conceptuel simple, comment l’ILP pouvait contribuer Ă  la rĂ©solution d’une affaire criminelle. En appliquant le modĂšle des trois « I » (InterprĂ©ter, Influencer, Impacter), prĂ©sentĂ© en figure 1, les analystes interprĂštent de façon active l’environnement afin de mettre en Ă©vidence Ă  la fois les acteurs en jeu dans l’affaire et leurs liens. Dans l’idĂ©al, l’analyste devrait analyser les points de faiblesse du processus criminel et ainsi les moyens de le perturber. La nature de la relation entre les diffĂ©rentes parties prenantes est indiquĂ©e par le sens des flĂšches. L’analyse doit influencer les dĂ©cideurs, qui par leurs prises de dĂ©cision et leurs actions vont avoir sur l’environnement criminel un impact. Ce dernier sera interprĂ©tĂ© par la suite et pris en compte dans l’analyse de l’environnement. Le terme dĂ©cideur regroupe un spectre trĂšs large qui va du chef opĂ©rationnel, en charge des moyens Ă  engager sur le terrain pour faire face au risque, jusqu’au lĂ©gislateur. Cette approche nĂ©cessite une recherche proactive de nouvelles donnĂ©es et sources de la part des analystes, afin de pouvoir aider les enquĂȘteurs et dĂ©cideurs à comprendre l’environnement criminel tel qu’il est sur le terrain. La plus-value de l’ILP dans ce modĂšle se situe au sein de la flĂšche « Impact », qui peut se dĂ©cliner sur de nombreux niveaux, pas seulement opĂ©rationnels. Vouloir rĂ©duire la criminalitĂ© sur le long terme peut nĂ©cessiter des actions autres que purement policiĂšres. Par exemple, cela peut ĂȘtre une interaction avec un constructeur automobile pour rĂ©soudre une vulnĂ©rabilitĂ© sur ses vĂ©hicules. Dans ce cas spĂ©cifique, l’action sera d’informer et d’expliquer le problĂšme au dĂ©cideur, en l’occurrence le constructeur, qui pourra à la lumiĂšre des informations fournies rĂ©viser le mĂ©canisme en cause. Si les arguments sont assez percutants pour que le constructeur soit convaincu et agisse dans ce sens, cela contribuera Ă  une rĂ©duction du nombre de faits.

 

Figure 1 – ModĂšle des trois  » I  » de Ratcliffe 5.

 

OĂč et quand ce concept a-t-il Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© ?

MĂȘme si certaines initiatives antĂ©rieures existaient, il est communĂ©ment admis que l’Intelligence-Led Policing tel qu’elle est connue aujourd’hui a Ă©tĂ© dĂ©veloppé au dĂ©but des annĂ©es quatre-vingt-dix au Royaume-Uni. Elle a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e dans le but de diminuer le temps passĂ© par les forces de police Ă  rĂ©pondre aux faits dĂ©lictueux et criminels, pour se concentrer sur le ciblage des auteurs afin de ne pas seulement rĂ©primer les faits mais de faire cesser leur commission. L’intĂ©gration de l’ILP a Ă©tĂ© accĂ©lĂ©rĂ©e aprĂšs les attentats du 11 septembre 2001 car il est alors apparu plus clairement que le partage d’information, principalement entre les diffĂ©rents Ă©chelons et services de police, Ă©tait fondamental pour rĂ©pondre aux nouvelles menaces du XXIe siĂšcle.

Quelle est la relation entre Intelligence- Led Policing et les algorithmes ?

Il convient avant tout de dĂ©finir le concept d’algorithme qui est un processus ou un enchaĂźnement de rĂšgles prĂ©dĂ©finies et ordonnĂ©es suivies pour rĂ©soudre un problĂšme spĂ©cifique. C’est particuliĂšrement le cas dans le domaine de l’informatique oĂč toute information doit ĂȘtre transformĂ©e en un certain nombre de rĂšgles comprĂ©hensibles par la machine qui les suivra pour effectuer son traitement. Tout processus composé d’un ensemble prĂ©cis d’instructions visant à obtenir un rĂ©sultat, comme l’est une recette  de cuisine, est par nature un algorithme. Le mot prĂ©cĂšde en effet de loin l’invention des ordinateurs, ses racines remontant aux travaux de mathĂ©maticiens du IXe siĂšcle. Le concept moderne d’algorithme, aujourd’hui appliquĂ© Ă  l’informatique, date de 1928 quand David Hilbert prĂ©senta le problĂšme de la dĂ©cision. L’arrivĂ©e des premiers ordinateurs ne s’est produite que de nombreuses annĂ©es plus tard. L’Intelligence-Led policing se base sur l’analyse des donnĂ©es, qui peuvent ĂȘtre massives. Ainsi, si les idĂ©es et concepts principaux de l’ILP sont indĂ©pendants de l’utilisation de la puissance de calcul que fournit l’informatique, en pratique il s’avĂšre que pour ĂȘtre utile le processus doit ĂȘtre automatisĂ©. Les infĂ©rences et analyses doivent ĂȘtre traduites au sein d’algorithmes comprĂ©hensibles et exĂ©cutables par la machine. Les algorithmes peuvent identifier des relations ou itĂ©rations cachĂ©es au sein de la masse de donnĂ©es et fournir Ă  l’analyste humain une information utile et plus condensĂ©e que la donnĂ©e brute. Si l’informatique excelle pour formater l’information, utiliser la donnĂ©e, Ă©laborer des graphes ou mĂȘme dĂ©celer une relation cachĂ©e au sein de milliers de rapports de police, elle n’est cependant pas efficace pour comprendre la donnĂ©e prĂ©sentĂ©e. Les analystes doivent ainsi focaliser leur attention sur la plus-value de l’action humaine et laisser aux algorithmes la tĂąche de traiter des milliers de sources d’information qu’ils prĂ©sentent sous une forme ergonomique et comprĂ©hensible.

Le cercle du renseignement est-il compatible avec l’Intelligence-Led policing ?

Ces deux concepts sont parfaitement compatibles et cela constitue la base du travail d’analyse. Le cercle du renseignement est un processus interactif et itĂ©ratif qui guide le rythme de la production de renseignement. Il est constituĂ© de 5 Ă©tapes : l’Expression des besoins, la Collecte, le Traitement, l’Analyse et la Diffusion. L’expression des besoins est une Ă©tape clĂ©, qui aide les analystes Ă  concentrer leurs efforts. La collecte demande une masse de travail importante et dĂ©licate car les analystes doivent Ă  la fois collecter une somme suffisante de donnĂ©es pour couvrir tous les aspects du sujet traitĂ© sans surcharge par une collecte trop large et inefficace. Une difficultĂ© supplĂ©mentaire est l’accĂšs aux donnĂ©es, parfois trĂšs ardu. La problĂ©matique de la collecte d’information est toutefois bien connue des forces de l’ordre qui y dĂ©dient d’importantes ressources. La transformation de l’information collectĂ©e en prise de dĂ©cision Ă©clairĂ©e dĂ©pend du processus d’analyse. Elle a pour rĂ©sultat une estimation plus fiable des Ă©vĂ©nements passĂ©s ou futurs et de l’impact possible de la dĂ©cision [4]. Le traitement consiste Ă  prioriser et rĂ©fĂ©rencer l’information collectĂ©e. Lors du traitement, les analystes doivent Ă©liminer l’information inutile, redondante ou incorrecte et classer la donnĂ©e. Cette organisation permet de faciliter l’identification de relations entre les diffĂ©rentes entitĂ©s.

Les cibles et orientations trĂšs diverses du renseignement nĂ©cessitent des productions tout aussi diverses, qui dĂ©pendent de ce que l’analyste veut mettre en avant. Les analyses stratĂ©giques et opĂ©rationnelles sont les plus courantes ; elles diffĂšrent notamment par l’horizon visĂ©.

L’analyse stratĂ©gique a pour objectif une efficacitĂ© Ă  moyen ou long terme. Elle vient nourrir le processus de dĂ©cision de haut niveau, les dĂ©cideurs politiques et la planification pouvant par exemple prĂ©coniser un changement d’allocation des forces ou modifier la prise en compte de certains crimes. Son objectif, d’un point de vue plus statistique que tournĂ© vers des identitĂ©s prĂ©cises, est avant tout d’identifier les menaces clĂ©s, les vulnĂ©rabilitĂ©s, les risques mais Ă©galement les opportunitĂ©s d’action.

L’analyse opĂ©rationnelle vise un impact fort Ă  court terme. Elle aide le management opĂ©rationnel des forces de l’ordre dans leur action quotidienne et leurs enquĂȘtes. Elle peut cependant comporter des informations nominatives sur des suspects ou criminels connus. La mise en oeuvre de traitements informatiques visant Ă  assister la production de ce type d’analyses peut ainsi nĂ©cessiter une dĂ©claration CNIL. Quelle que soit la nature de la production de renseignement, elle doit ĂȘtre claire et prĂ©cise afin d’optimiser sa plus-value dans le processus de dĂ©cision (cf. note 2).

Le processus de renseignement criminel est complexe, conduit Ă  diffĂ©rents niveaux et ne se limite pas au cycle du renseignement. C’est un travail continu d’identification et d’analyse de menaces Ă©mergentes.

Comment les algorithmes peuvent-ils aider ce processus ?

Les algorithmes peuvent assister l’analyste Ă  chacune des Ă©tapes de l’Intelligence-Led policing. La figure 2 prĂ©sente un certain nombre de fonctionnalitĂ©s possibles grĂące Ă  l’application de techniques d’intelligence artificielle ou de machine-learning au sein du cycle du renseignement. Les algorithmes peuvent aider les analystes Ă  recentrer leur travail sur de nouvelles hypothĂšses mises en Ă©vidence par des Ă©lĂ©ments difficiles Ă  dĂ©celer sans leur aide. L’analyse statistique des faits passĂ©s peut aider Ă  Ă©valuer l’efficacitĂ© de certaines contre-mesures mises en Ɠuvre. Ainsi l’expĂ©rience condensĂ©e des faits et analyses passĂ©es optimise l’impact des actions prĂ©sentes et futures.

Figure 2 – Comment l’intelligence artificielle peut aider dans le cercle du renseignement.

La prochaine gĂ©nĂ©ration d’applications de renseignement devra apprendre automatiquement de ses erreurs et rĂ©ussites. L’informatique et les algorithmes sont d’importants alliĂ©s dans la lutte contre la criminalitĂ©. Ils vont prendre une place de plus en plus importante dans le processus de prise de dĂ©cision des forces de l’ordre, qui ne peuvent pas se permettre d’ignorer les avancĂ©es technologiques, notamment en raison de l’explosion de la donnĂ©e qu’il convient d’analyser pour apporter une rĂ©ponse pertinente. La criminalitĂ© Ă©voluant Ă©galement Ă  un rythme soutenu, les criminels et leurs rĂ©seaux utilisant les nouvelles technologies en dĂ©tournant parfois leur usage principal Ă  leur avantage, les forces de l’ordre doivent avoir la capacitĂ© de dĂ©celer rapidement ces Ă©volutions et d’agir efficacement.

References[+]


Du mĂȘme partenaire

La deepfake reality : vers la fin de la vérité dans le cyberespace...

Sociétés, Cultures, Savoirs

Par Franck DeCloquement

Source : CREOGN

Mis en ligne le 13 DĂ©c 2018

Cyberattaques : peut-on craindre des consĂ©quences sur l’intĂ©gritĂ© physique des personnes ?

Défense et Sécurité

Par Sylvain CHAUMETTE

Source : CREOGN

Mis en ligne le 13 DĂ©c 2018

Souveraineté et confiance : les enjeux du RGPD

Sociétés, Cultures, Savoirs

Par JĂ©rĂŽme LAGASSE, Anthony BRUILLARD

Source : CREOGN

Mis en ligne le 13 DĂ©c 2018


Articles de la catégorie Défense et Sécurité

Les RĂ©serves au service de la France

Par Fadila LETURCQ

Source : Les Jeunes IHEDN

Mis en ligne le 14 Apr 2022

Anticiper et prévenir les dimensions sécuritaires du changement climatique

Par Nicolas CORDIER-LALLOUET, StĂ©phane DOSSÉ, Magali GOB

Source : IHEDN

Mis en ligne le 14 Apr 2022

Nos partenaires

 

afficher tout