Leçons des guerres d’aujourd’hui pour les guerres de demain

Mis en ligne le 06 Sep 2018

Cet article identifie les enseignements que nous pouvons tirer des guerres contemporaines pour éclairer celles de demain. Alors que la guerre change de visages, mais pas de nature, l’auteur met en exergue les enjeux et défis à venir pour une culture stratégique occidentale confrontée à l’hybridité déconcertante de ses adversaires.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Vincent DESPORTES, «Leçons des guerres d’aujourd’hui pour les guerres de demain», Conflits, N°18, Septembre 2018

Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent être visionnés sur le site de Conflits :


 

D’évidence, la guerre est de moins en moins une question théorique. Il faut donc réfléchir à la guerre: si vous ne vous en occupez pas, elle s’occupera de vous! La remarque de Trotski vaut toujours. De la multiplication récente des opérations, de nombreuses leçons peuvent être tirées.

Quelques enseignements des guerres d’aujourd’hui

Leçon n°1: nous ne pouvons pas commander à la guerre

Le rêve du politique occidental, c’est l’intervention puissante, rapide, ponctuelle, qui sidère. C’est le mythe cent fois invalidé du choc militaire qui conduirait directement au résultat stratégique et, dans un monde parfait, au passage de relais à quelque armée vassale immédiatement apte et désireuse d’assumer elle-même les responsabilités. Las! Les calendriers idéaux sont toujours infirmés par la réalité de la guerre. De la première bataille à «la paix meilleure» qu’elle vise, il y a toujours un long chemin chaotique qui ne produit le succès que dans la durée, l’effort et la persévérance. Le «veni, vidi, vici» relève d’une époque bien révolue: le politique ne peut, une seconde, imaginer être le marionnettiste des guerres qu’il déclenche.

Leçon n°2: le volontarisme ne remplace pas les moyens

Dès lors que, pour de multiples raisons, le «paradigme de destruction» ne peut plus être le paradigme central de la guerre, dès lors qu’il faut agir dans des contextes où le facteur multiplicateur de la technologie est fortement réduit, dès lors que la légitimité de la bataille ne peut se mesurer, ex-post, qu’à l’aulne du résultat politique, l’instantanéité et la «foudroyance» ne fonctionnent plus. La capacité à durer, les volumes déployables, le contrôle des espaces, redeviennent
des données essentielles, ce qui remet d’autant en cause les évolutions de nos armées et ce terrible «manque d’épaisseur stratégique» qui les caractérise aujourd’hui.

Leçon n°3: la guerre n’a pas changé de nature, mais elle a changé de visage

Nous constatons de nouvelles conditions pour les interventions. Nous sommes passés du «tribunal de la force» – à la barre duquel nous excellons – à l’affrontement des volontés, où nous avons beaucoup plus difficilement l’avantage. Vis-à-vis de nos adversaires, les objectifs ont changé: il ne s’agit plus uniquement de détruire (même si nous l’avons fait de manière remarquable au Mali), mais autant de contenir et surtout d’intégrer – et nous sommes là souvent à la peine. Nous avons migré du «paradigme napoléonien» (centralité de la bataille, culte de l’offensive, destruction de l’ennemi, victoire intégrale) au «paradigme de la paix». L’horizon de la bataille, c’est la paix qui la suit. Les dimensions culturelles, sociales, économiques, politiques de la guerre deviennent donc essentielles, leur poids s’avérant plus déterminant que l’argument militaire. La bataille n’est plus une fin en soi: elle vise seulement à créer de nouvelles conditions d’où émergera le succès stratégique. Au-delà, il faut pouvoir passer de la «paix négative» à la «paix positive», en établissant les conditions du «gagnant-gagnant». Il faut savoir passer du conflit «terminé» (accord entre les protagonistes) au conflit «résolu» (les causes profondes n’agissent plus), puis le transformer en «paix durable» (adversaires réconciliés). Sur les champs de guerre, nous observons la décroissance du rendement des armes. Des systèmes d’armes toujours plus performants produisent des résultats toujours plus décevants, l’exemple emblématique en étant l’Afghanistan: l’extravagant différentiel technologique entre les deux partis n’a pas empêché ce qu’il faut bien appeler l’échec de la coalition occidentale. Pas de surprise: notre supériorité technologique n’a en fait d’impact que sur les deux premiers niveaux de la guerre (technique et tactique), alors que, si la bataille se gagne à ces deux niveaux, la guerre se gagne aux trois autres niveaux, l’opératif, le stratégique et le politique.

Leçon n°4: la mort des mythes

La guerre à distance est un leurre: elle produit un effet militaire mais pas d’effet politique. La «projection de puissance», c’est-à-dire la projection de destruction, sans «projection de forces», de soldats sur le terrain, ne fonctionne pas: elle détruit sans maîtriser la reconstruction et crée le chaos, notre guerre en Libye n’en étant que l’un des cuisants exemples. Il y a une vraie illusion de l’efficience de la guerre aérienne: certes elle permet des économies au début – du risque politique en particulier –, mais elle ne conduit jamais au résultat espéré. À la fin des fins, il faut, d’une manière ou d’une autre, contrôler l’espace, sinon il n’y a pas de résultat politique. Les concepts du «first in, first out» ou du «hit and transfert» ne sont que des rêves illusoires[1]. Cette fausse bonne idée – qui trouve aujourd’hui un nouvel avatar dans la nouvelle illusion des bridging operations– n’a fonctionné ni pour les Américains en Irak ni pour nous au Mali. Il n’y a pas d’autre solution que de s’engager franchement dans la reconstruction des armées locales, seul ticket stratégique de sortie des théâtres d’opération. D’ailleurs, une opération qui dure n’est pas forcément une opération qui s’enlise.

Leçon n°5: nous sommes revenus aux guerres pré-westphaliennes

Après les horreurs de la guerre de Trente Ans, les traités de Westphalie (1664) instaurent le «système westphalien», expression utilisée a posteriori pour désigner le système international spécifique mis en place, de façon durable, par ces traités. La guerre, qui était surtout jusqu’alors une entreprise de brigands et de seigneurs de la guerre, redevient l’affaire des États et des armées de ces derniers. Elle est encadrée par des limites, des règles comme les déclarations de guerre et les traités de paix. Aujourd’hui ces limites ont largement disparu: c’est l’hybridation de la guerre, l’irrégulier devenant lui-même régulier. Hier, le partisan et le brigand vivaient sur deux planètes séparées: aujourd’hui ils vivent ensemble, l’idéologie se mêlant au profit. Hier le partisan usait d’une violence aveugle, indéterminée; il souhaitait changer l’ordre, l’argent n’étant pour lui qu’un moyen. À l’inverse, le brigand usait d’une violence limitée, ciblée et souhaitait le maintien de l’ordre pour le parasiter, l’argent étant son but. Nos guerres postwestphaliennes sont redevenues pré-westphaliennes par le mélange et le croisement, la porosité des méthodes et des objectifs. Nos adversaires désormais hybrides sont le fruit d’un métissage: le crime est politisé et la politique est criminalisée dans des conflits auxquels ont beaucoup de mal à s’adapter tant nos arsenaux construits pour d’autres guerres que nos procédures et notre droit.

Des certitudes pour la guerre de demain

Certitude n°1: la guerre «sera»

Tant qu’il y aura des hommes, la guerre sera. Sigmund Freud disait: «On ne peut pas purifier l’homme de la guerre», il a, hélas, définitivement raison. La guerre existe dans le monde, comme le soleil existe, comme le feu et l’eau existent, comme l’homme et la femme existent. La guerre, en particulier entre grandes puissances, semblait appartenir au passé, sous les effets combinés de la paix démocratique, économique et institutionnelle. C’est une erreur de jugement. Nous ne devons pas oublier que le début de la guerre en 1914 a mis fin à la première mondialisation. Les liens entre les économies et les cultures européennes étaient si étroits que beaucoup estimaient alors la guerre impossible, irrationnelle et contraire aux intérêts de tous. Et pourtant cette guerre a tué, au bas mot, vingt millions d’êtres humains, avant d’en exterminer soixante millions complémentaires vingt années plus tard lors de la deuxième manche de ce grand suicide européen. La toute-puissance militaire interdit certains scénarios, mais ne prévient pas les conflits nés de l’évolution du monde: affirmations identitaires et religieuses, rareté relative des ressources et tentation de leur contrôle, déplacement de populations…

Certitude n° 2: il est très difficile de prédire les formes futures de la guerre

Il convient d’être d’autant plus modeste dans cet exercice que la guerre est d’abord un exercice dialectique, un exercice de contournement de la puissance et de la volonté de l’autre: en termes de prospective stratégique et opérationnelle, les prophéties ne sont pas autocréatrices mais bien autodestructrices. Soyons donc modestes, ne cherchons pas à déterminer les formes que prendra demain la guerre: nous devrons juste nous adapter à celle que l’ennemi nous imposera. Ce constat place bien la capacité d’adaptation – des hommes et des systèmes – au sommet de la hiérarchie des qualités militaires et la créativité au cœur même de la stratégie, ce qui en fait, comme l’écrit le général Beaufre un « processus d’innovation perpétuelle». L’exemple américain est tout à fait instructif à cet égard. On se rappelle le mythe de la RMA (révolution dans les affaires militaires) et de la Transformation américaines [2] qui prend corps dans la double euphorie de la chute de l’Empire soviétique et de la facile victoire de la première guerre du Golfe. On se rappelle également le fameux discours dit « de la Citadelle », en 1999, où le candidat George W. Bush clame haut et fort: « La meilleure façon de maintenir la paix est de redéfinir la guerre selon nos propres termes et d’imposer notre guerre à l’ennemi.» Cette croyance dans la capacité à maîtriser la guerre – qui s’oppose à toute l’histoire de la guerre –, cet hubris américain, vont directement conduire à la deuxième guerre du Golfe en 2003, aux enlisements irakiens ou afghans et à l’explosion du Moyen-Orient.

Certitude n°3: la guerre sera toujours le domaine de la friction, du brouillard, de l’incertitude

Il ne faut pas imaginer que demain davantage qu’hier, les plans se dérouleront sans imprévus. Non, les plans dérailleront toujours car la guerre est le royaume de «la friction», ce phénomène mis en évidence par Clausewitz qui différencie la «guerre réelle» de la «guerre sur le papier». Jamais le «brouillard de la guerre», autre concept clausewitzien, ne se lèvera sur les champs de guerre, celle-ci restant toujours le domaine du hasard et de l’incertitude: la logique de la guerre est celle du grain de sable.

Certitude n°4: la guerre sera une guerre «multiespaces» et «multi-dimensions»

La guerre se saisit de toutes les conquêtes de l’homme et ne lâche jamais un espace qu’elle a colonisé – terre, mer, ciel, espace, cyber – elle s’y maintient et part toujours à la recherche de nouveaux espaces. La guerre sera aussi «hors limites», selon l’expression des deux colonels chinois Liang et Xiangsui qui consacrent au début des années 2000 un excellent ouvrage à cette idée. Elle comportera donc des dimensions dont nous n’imaginons pas encore qu’ils appartiennent au domaine de la guerre.

Certitude n°5: la guerre de demain ne sera pas une guerre de robots

Elle commencera bien par une guerre de robots, mais une fois que ces derniers se seront mutuellement détruits, les hommes reprendront les armes et les vraies guerres commenceront. C’est la logique même de toutes les résistances militarisées. L’exemple de la deuxième guerre du Golfe est très clair: une fois que les Américains, très rapidement d’ailleurs, eurent détruit les chars de Saddam Hussein début avril 2003, la vraie guerre a commencé. Elle s’est longtemps poursuivie de manière atroce sous le visage de Daech, menace totalitaire résiliente exigeant une réponse globale multi-théâtres, multinationale et multidimensionnelle, dans la durée! Aujourd’hui, nous confondons trop souvent la guerre avec les matériaux de la guerre. Les armes ne sont jamais que les outils de la bataille et le succès «dans la bataille» ne se transforme pas naturellement en succès «dans la guerre». Si la technologie joue un rôle direct dans la bataille, elle ne décide pratiquement jamais de l’issue d’une guerre parce qu’elle n’est qu’une des dimensions de l’efficacité stratégique. La guerre est en effet un comportement politique, pas un comportement technique. Elle doit avoir une signification politique et produire un «état de paix meilleur que le précédent», pour reprendre la formule de Liddell Hart: or, la technologie n’a que peu d’effet sur cet état de paix. La technologie influe sur le «warfare», pas sur le «war». La transformation des armes ne transforme pas la guerre qui demeure l’affrontement dialectique des volontés et non l’affrontement des armes. Cela explique pourquoi les avantages apportés par la technologie sont toujours dominés par les contextes sociaux, culturels et stratégiques et politiques. Cela explique aussi pourquoi le rendement des armes sera toujours moins la conséquence de leur puissance que des conditions de leur emploi. Toute victoire continuera à relever d’abord du psychologique. Il y a un demi-siècle, le général Beaufre écrivait: «La force n’a pas fini de jouer son rôle dans les dures compétions internationales, mais son succès dépend surtout des conditions psychologiques et politiques nécessaires pour décupler les effets de la force pure.» C’est toujours vrai.

Certitude n°6: la guerre ne sera pas une «grande guerre» telle que beaucoup la fantasment

Nous n’avons plus les capacités humaines et matérielles à les conduire longtemps. Sans commune mesure avec celles déployées durant la Deuxième Guerre mondiale, nos puissances de destruction sont telles qu’on ne peut envisager leur utilisation dans la durée; d’ailleurs, la dissuasion est censée les prévenir. Peut-on tout de même imaginer une guerre classique majeure dans laquelle nous serions impliqués? Soyons très prudents et rappelons-nous la réponse qu’Albert Einstein donnait à quelqu’un qui lui demandait à quoi ressemblerait la troisième guerre mondiale: «Je ne sais pas à quoi elle ressemblera, mais il n’y aura pas beaucoup de monde pour observer la quatrième»!

Certitude n°7: la guerre ne sera plus jamais une tragédie grecque

La guerre, qui jalonne l’histoire de l’humanité, a longtemps été pensée comme une tragédie grecque, avec une unité de lieu, de temps et d’action. Elle a été remplacée par une violence à la fois parcellisée et répandue dans l’espace qui ne répond plus à cette triple unité. Les facteurs sociaux ont pris le pas sur les facteurs politiques et sont devenus déterminants dans les relations internationales. Nous pouvons être sûrs que nous resterons engagés sur le temps long, de manière très dispersée, sur de multiples théâtres, éloignés les uns des autres, dans des types d’opérations très divers que nous aurons du mal à prévoir, même à quelques semaines. Soyons en sûrs: nous sommes entrés dans le temps de la guerre perpétuelle de basse intensité.

Certitude n°8: nous devons accroître notre adaptabilité et consolider notre résilience

Face à un adversaire sans cesse renouvelé et la certitude de l’imprévisible, nous devrons être prêt à encaisser les coups et à rebondir, mais aussi à nous adapter en permanence pour contrer un ennemi intelligent qui cherchera toujours à contourner notre force et à attaquer nos faiblesses. In fine, nous aurons toujours à contrôler le terrain et nous ne pourrons échapper à la tyrannie du nombre, ce qui, on le sait, est une de nos grandes difficultés aujourd’hui. C’est d’autant plus une difficulté que l’on cherche à nous faire croire que la technologie moderne pallie le problème du nombre: c’est faux, elle n’y remédie que très partiellement et ne confère en rien le don d’ubiquité. Notre adversaire de demain sera intelligent. Il fera tout pour que nos plans échouent. Il sera hybride quant à ses équipements – des plus rustiques aux plus modernes. Il sera hybride quant à ses actions, car il sera toujours au cœur d’une intrication complexe alliant insurrection, criminalité et extrémisme religieux violent. Nos opérations, comme toujours d’ailleurs, seront toujours des opérations de communication. Nous les conduirons autant avec des obus de 155 mm que par le biais d’actions d’aide à la population. Nous communiquerons vers les populations locales, mais tout autant vers nos propres populations pour les convaincre du bien-fondé de nos interventions. Comme tout se sait, comme tout se voit, il faudra que nos actes correspondent à notre discours. Ces quelques enseignements et certitudes conduisent à une conclusion à la fois simple et perturbante: l’Occident se trouve dans des difficultés croissantes à transformer sa force en puissance. Demain, nous devrons continuer à utiliser nos capacités de destruction (c’est notre avantage concurrentiel), mais nous devrons le faire dans des conditions très contraintes, de manière précise, en évitant toujours davantage les destructions collatérales. Nos modèles de forces sont optimisés pour produire de l’efficience dans la destruction, mais la destruction et la mort sont de moins en moins utilisables. Il est donc de plus en plus nécessaire de redonner son utilité à la force. Il y a là un champ immense de réflexion.

References[+]

Par : Vincent DESPORTES
Source : Conflits


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