Forces nucléaires françaises : quel renouvellement ?

Mis en ligne le 23 Oct 2017

La toute récente Revue stratégique de défense et de sécurité nationale le souligne, le renouvellement des forces nucléaires est le premier gage de préservation de la liberté d’appréciation, de décision et d’action de la France. Pour autant, ce besoin de renouvellement intervient à un moment charnière à divers titres, sur fond de montée de la menace terroriste et de croisade internationale pour l’interdiction des armes nucléaires. Cet article rappelle les fondements de la dissuasion nucléaire française, puis expose les enjeux clefs au cœur de cette problématique de renouvellement.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Corentin Brustlein, « Forces nucléaires françaises : quel renouvellement ? », IFRI, Automne 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’IFRI.

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Forces nucléaires françaises : quel renouvellement ?

 

 

Au cours des prochaines années, la France devra renouveler son arsenal nucléaire pour qu’il demeure une source de dissuasion crédible aux yeux de ses adversaires potentiels. Ce renouvellement intervient dans un contexte défavorable : l’environnement stratégique, marqué par la multiplication des foyers djihadistes, est dégradé, et la rigueur budgétaire est de mise. Sacrifier la dissuasion nucléaire sur l’autel de la lutte contre le terrorisme serait toutefois une erreur funeste.

 

Introduction

Sous la présidence d’Emmanuel Macron, une série de jalons majeurs devront être franchis en vue de pérenniser les forces nucléaires françaises dans leur format actuel. Le cycle de renouvellement, amorcé au cours du mandat de François Hollande, va être amené à s’accélérer au cours des prochaines années. L’intention de l’Élysée quant à l’avenir de la dissuasion nucléaire française laisse, dans le principe, peu de place au doute. Le président de la République avait annoncé lors de la campagne électorale sa volonté de la pérenniser dans ses deux composantes, sous-marine et aéroportée, et a réaffirmé, depuis son élection, l’importance de la dissuasion dans la stratégie française[1]. Cet effort de renouvellement, s’il s’inscrit dans la pleine continuité de la posture française, survient toutefois à un moment charnière.

Depuis 2011, l’environnement stratégique dans lequel la France et l’Europe évoluent a été durablement et profondément déstabilisé. Les suites des révoltes arabes et le déclenchement de guerres civiles sur le pourtour méditerranéen et au Levant, l’emprise croissante de groupes djihadistes dans la bande sahélo-saharienne, et bien sûr la campagne d’attaques terroristes subie par la France constituent des défis sécuritaires à la fois distincts et connectés. Pour y faire face, Paris a multiplié les opérations extérieures et, depuis 2015, intérieures, au point d’atteindre de manière permanente, voire de dépasser, les niveaux d’engagement opérationnel que le Livre blanc de 2013[2] avait fixés aux forces armées. L’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’est ukrainien par la Russie sont, en parallèle, venues rappeler depuis 2014 que le terrorisme, même soutenu par un proto-État, était loin de représenter la totalité du spectre des menaces pesant sur la France et l’Europe, et réaffirmer la nécessité du maintien d’une posture de défense ambitieuse et équilibrée.

La pérennisation des forces nucléaires devra donc être menée à bien dans un contexte difficile, voyant l’aggravation des menaces mettre en tension une posture de défense affaiblie par le sous-financement chronique depuis près de deux décennies. Pour rester fidèle au principe de « stricte suffisance » qui a depuis l’origine orienté ses décisions en matière d’armement nucléaire, la dissuasion française doit ainsi concilier des contraintes de format et de financement avec l’impératif d’adaptation des forces.

 

La dissuasion nucléaire en France : symbiose et stricte suffisance

La posture de dissuasion et la politique de défense françaises ont développé au fil du temps une relation symbiotique. Cette politique trouve son origine dans le socle partagé de la culture stratégique nationale, profondément marquée par les expériences des guerres mondiales, les échecs de la IVe République et les débuts de la guerre froide, et se caractérise par une situation de dépendance réciproque – politique, culturelle, opérationnelle et industrielle – entre la posture de défense et la dissuasion nucléaire. La première donne un sens à la seconde et la complète par des moyens conventionnels ; la dissuasion permet quant à elle à la France de couvrir seule tout le spectre conflictuel, et tire vers le haut l’ensemble de ses capacités militaires et industrielles.

Au cœur de la culture stratégique nationale

Depuis qu’elle est devenue une puissance nucléaire, en 1960, la France maintient une posture de dissuasion qui suit avec constance les mêmes orientations : la possession d’un arsenal de volume réduit mais suffisamment sophistiqué pour être crédible aux yeux de ses adversaires potentiels, développé et contrôlé sur une stricte base nationale. Le choix français de se doter de l’arme nucléaire, et de la conserver dans l’après-guerre froide, reflète nombre de spécificités de la culture stratégique nationale. Celle-ci, marquée par plusieurs expériences historiques traumatisantes (guerre de 1870, guerres mondiales, décomposition de l’empire colonial, etc.), s’est affirmée en premier lieu par la double ambition de se prémunir face à un risque d’agression majeure, et de le faire de manière indépendante.

Si la France a bénéficié au cours des deux guerres mondiales du soutien de ses alliés, le caractère timoré ou tardif de cet appui a laissé un souvenir amer aux responsables politiques de l’époque. Le risque d’annihilation que pose l’arme nucléaire à partir de 1945 renouvelle et exacerbe ce scepticisme vis-à-vis de la valeur des alliances comme moyen d’assurer la sécurité de la France : les garanties de sécurité offertes par les alliés, en particulier par les États-Unis, face au risque d’agression, voient leur crédibilité lourdement réduite par l’énormité des risques encourus à l’âge nucléaire. Ainsi, à partir du milieu des années 1950, le programme nucléaire français qui avait été lancé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale affirme et développe une dimension L’appréciation de ce que constitueraient des dommages inacceptables militaire jusqu’alors latente[3]. Paris se dote d’un arsenal nucléaire aux composantes diversifiées qui, s’il croît jusqu’à dépasser les 500 têtes à la fin de la guerre froide, s’inscrit dans une logique dite de « stricte suffisance », par laquelle la posture française se distingue de celles des deux « grands », américain et soviétique[4].

Tandis que ces derniers se lancent dans une compétition qualitative et quantitative portant aussi bien sur les armes que sur leurs moyens d’emport – modèles multiples de missiles balistiques et de missiles de croisière, bombardiers stratégiques, sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), nombreuses déclinaisons de systèmes tactiques, etc., une posture de stricte suffisance fait reposer son format non sur celui de l’arsenal nucléaire adverse, mais sur un critère essentiel : l’appréciation de ce que constitueraient, pour tout adversaire potentiel, des dommages inacceptables. Sur la base de cette appréciation, qui tient une place centrale, des facteurs budgétaires, géographiques et technologiques entrent en ligne de compte afin de développer une force de dissuasion crédible au plan opérationnel, c’est-à-dire capable de conduire ses missions de représailles en infligeant le degré de destruction voulu, quelles que soient les circonstances (y compris en cas d’attaque surprise adverse) et les capacités de l’adversaire étatique ciblé (défense antimissile, cibles protégées, etc.). Il ne s’agit donc pas, pour la puissance moyenne qu’est la France, de tenter de rivaliser symétriquement avec l’URSS, mais de développer un arsenal dont le volume et les propriétés techniques et opérationnelles décourageraient même une superpuissance de s’en prendre directement à ses intérêts vitaux.

Cette définition des besoins a abouti à constituer une posture s’appuyant pendant la guerre froide sur une triade stratégique (bombardiers, SNLE, missiles balistiques sol-sol), complétée par une composante tactique (ou « pré-stratégique ») terrestre et aéroportée chargée, en cas d’invasion de l’Europe et de menace imminente contre les intérêts vitaux français, de conduire une frappe nucléaire tactique d’ultime avertissement – dernier signal envoyé à l’adversaire avant que soient engagés les moyens stratégiques de représailles.

L’arme nucléaire devient ainsi centrale dans la politique de défense française des années 1960 puisqu’elle semble constituer un moyen crédible de protection face aux menaces majeures, compense un déséquilibre de puissance trop marqué dans le domaine conventionnel, et renforce d’autant l’indépendance nationale. La France embrasse ainsi la « révolution nucléaire[5]» parce qu’elle lui confère à la fois une indépendance politique, un rang diplomatique, et une capacité à sanctuariser un territoire que ses forces classiques n’avaient pas su protéger au cours des dernières guerres.

La stricte suffisance et la charnière de l’après-guerre froide

Le principe de stricte suffisance est intrinsèquement lié à la vision d’une arme nucléaire par nature politique. Ayant pour seuls rôles la prévention de la guerre et la protection des intérêts vitaux, elle n’est pas conçue pour conférer à son possesseur un avantage militaire sur ses adversaires potentiels, mais pour présenter aux yeux de ceux-ci une menace politiquement et matériellement crédible de dommages inacceptables. La stricte suffisance fait le lien entre la vocation purement défensive de la dissuasion et l’impératif de crédibilité matérielle qui l’accompagne. Si la première conduit à ne posséder qu’un nombre minimal d’armes nucléaires, le second est susceptible d’être affecté par l’évolution de l’environnement stratégique et par le changement technologique.

Ainsi plusieurs décisions importantes ont-elles été prises depuis la fin de la guerre froide et la disparition de la menace écrasante posée par l’Union soviétique, dans le double sens d’une contraction du modèle français de dissuasion, et de sa pérennisation. Les décisions les plus « dimensionnantes » surviennent au milieu des années 1990, sous la présidence de Jacques Chirac. Après une ultime série d’essais nucléaires en 1995-1996, la France ferme, puis démantèle le polygone de test situé en Polynésie française, puis signe et ratifie le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Elle ferme également, puis démantèle, ses sites de production de matières fissiles de Marcoule et Pierrelatte. Elle abandonne sa composante stratégique sol-sol, détruit les 18 silos durcis établis sur le plateau d’Albion et les missiles et têtes nucléaires qu’ils accueillaient. Le nombre de sous-marins nucléaires porteurs de missiles balistiques de la Force océanique stratégique (FOST) passe de 6 à 4, et le nombre d’escadrons des bombardiers des Forces aériennes stratégiques (FAS) passe de 5 à 3, puis à 2 à la fin des années 2000. L’intégralité de la composante tac- tique (unités terrestres et aériennes) est dissoute, la mission d’ultime avertissement reposant dès lors en priorité sur les unités des FAS. En quelques années, sur la base de décisions unilatérales et définitives, le volume de l’arsenal nucléaire français passe ainsi de plus de 500 têtes à moins de 300 aujourd’hui.

Cette contraction du format des forces et du complexe de conception et de production des armes reflète la dualité de la stricte suffisance : un dimensionnement au plus bas niveau possible, à la condition qu’il ne porte pas préjudice à la crédibilité de la dissuasion, et donc à la sécurité natio- nale. Ainsi, ce mouvement de contraction n’a été envisagé qu’en paral- lèle à d’autres initiatives garantissant la crédibilité des forces françaises. D’abord, les gains de performance de la génération actuelle de systèmes, en comparaison de ceux en dotation pendant la guerre froide, ont permis de maintenir un degré de crédibilité suffisant, malgré la réduction du format de l’arsenal et le renforcement des capacités défensives des adver- saires potentiels (défense aérienne élargie et défense antimissile de plus en plus efficaces). Surtout, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) a mis au point des charges thermonucléaires dites « robustes », et a initié un vaste programme de simulation chargé de garantir la fiabilité et la sûreté des nouvelles générations d’armes nucléaires françaises, sans avoir à recourir aux essais nucléaires. Les charges dites « robustes » reflètent ainsi l’esprit de la stricte suffisance : conçues pour délivrer des effets identiques à ceux de la dernière génération d’armes thermonucléaires ayant fait l’objet de tests réels (TN-75 et TN-81), elles incorporent, dans leur conception, des marges permettant de garantir la fiabilité de leur fonctionnement sur toute leur durée de vie, sur la seule base de moyens de simulation, sans avoir à recourir à des expérimentations grandeur nature[6].

 

Quatre enjeux pour une pérennisation

Bien qu’elle ait connu des évolutions substantielles, en particulier après la fin de la guerre froide, la posture française de dissuasion est restée fidèle aux ambitions fondatrices de suffisance et d’autonomie, et incarne sans doute aujourd’hui un des pans de la politique extérieure française les plus fidèles à l’héritage du général de Gaulle. Toutefois, la dégradation rapide de l’environnement stratégique et l’évolution des risques et menaces entourant la France amènent à s’interroger sur le caractère soutenable de cette relation symbiotique.

Rester en phase avec l’environnement stratégique

Depuis la fin de la guerre froide, la dissuasion nucléaire a été présentée comme une « assurance vie » pour la sécurité nationale, un outil dont la conservation se ferait au nom de menaces impossibles à anticiper ou à identifier en amont, qui seraient toutefois susceptibles de porter atteinte aux intérêts vitaux de la France. De fait, les priorités de la défense nationale ont alors longtemps été centrées sur les interventions extérieures, qu’il s’agisse de maintien de la paix, de diplomatie coercitive ou de contre- insurrection. La cascade de déstabilisations qui a affecté l’arc régional allant de la Mauritanie à l’Afghanistan ces dernières années s’est vue doublée de signaux rappelant la persistance du risque de guerre majeure, et ce de manière plus forte qu’à aucun moment depuis la fin de la guerre froide.

Tandis que les provocations et les développements capacitaires nucléaires et balistiques nord-coréens, et la stratégie du fait accompli territorial de Pékin en mer de Chine méridionale constituent des risques distants bien que réels, le comportement russe en Europe orientale est devenu de plus en plus déstabilisateur pour l’ordre de sécurité européen et le voisinage direct de la France. Moscou a adopté en Ukraine une stratégie combinant une modification du statu quo territorial par un recours limité ou indirect à la force armée, et l’envoi de signaux impliquant les forces nucléaires russes. Les tirs et redéploiements de missiles à capacité nucléaire, le nombre croissant d’exercices impliquant les forces de missiles stratégiques, la rhé- torique mettant en avant l’importance des capacités nucléaires russes, et les patrouilles de bombardiers stratégiques à long rayon d’action opérant à proximité des côtes d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord, du Japon, apparaissent destinés à intimider les capitales occidentales[7]. Combinés à la modernisation d’une proportion croissante des forces nucléaires et conventionnelles russes, les signaux envoyés par la Russie ces dernières années reflètent un glissement préoccupant de Moscou vers une posture réarticulant conflits régionaux et menace nucléaire, jouant sur l’ambiguïté doctrinale, la confusion entre dissuasion et coercition, et appuyant une stratégie de contestation du statu quo territorial[8].

La résurgence stratégique russe s’inscrit ainsi dans un contexte de renouveau des rapports de forces et de remise en cause de la vision européenne d’un monde « organisé par le droit et les valeurs, où la sécurité coopérative est progressivement instaurée par l’instrument d’un multilatéralisme efficace[9] ». Ces évolutions sont d’autant plus préoccupantes pour la France que ses partenaires les plus proches dans le domaine militaire, les États-Unis et le Royaume-Uni, suivent en parallèle des trajectoires politiques susceptibles d’affaiblir la capacité à faire face collectivement aux défis sécuritaires auxquels l’Europe est confrontée. Cette double évolution des menaces et des partenaires place sur la France et sur sa force de dissuasion une responsabilité plus centrale que par le passé[10].

Assurer la crédibilité des forces au-delà de 2030

Une posture fondée sur la stricte suffisance doit s’appuyer sur des moyens offrant au président de la République une capacité à réaliser une frappe de représailles quelles que soient les circonstances. Ainsi, la crédibilité technique et opérationnelle des forces de dissuasion nucléaire passe dans une large mesure par leur sophistication, d’autant plus importante que le volume de l’arsenal est limité. La stricte suffisance n’implique pas pour autant la recherche d’une supériorité qualitative sur tous les adversaires envisageables, mais le maintien d’une liberté d’action « juste suffisante » pour mener à bien les seules missions d’ultime avertissement et de représailles nucléaires.

Qu’il s’agisse de la FOST ou des FAS, le cycle de renouvellement doit ainsi offrir à chaque composante de la dissuasion la possibilité de préserver leur capacité d’action face aux développements capacitaires susceptibles d’affecter leur domaine sur le long terme. Ainsi, la pérennisation de la composante océanique devra à la fois assurer la discrétion des SNLE de troisième génération (SN3G) face aux capacités de détection adverses, mais aussi préserver les capacités de pénétration des futures versions du missile balistique mer-sol M-51 face au renforcement des capacités de défense antimissile dans le monde, et au risque de surprise technologique dans ce domaine[11]. De même, la composante aéroportée doit se prémunir contre l’érosion de la suprématie aérienne occidentale, due en particulier au renforcement des menaces sol-air[12]. Elle se prépare à procéder à la rénovation à mi-vie de ses missiles de croisière super- soniques ASMPA, et conduit des études sur le successeur de ce missile, l’ASN4G, en explorant les options technologiques susceptibles d’offrir les meilleures garanties de pénétration des espaces aériens défendus, qu’il s’agisse d’hypervélocité (vitesse supérieure à Mach 5) ou de furtivité. Cette réflexion, déjà engagée, se double ainsi d’arbitrages à venir sur les caractéristiques de la plateforme aérienne qui sera la mieux à même de succéder au Rafale pour réaliser la mission nucléaire des FAS dans les conditions opérationnelles prévisibles, ainsi que sur la flotte d’avions de ravitaillement en vol MRTT[13].

Maintenir la crédibilité des forces nucléaires dépasse en réalité les deux composantes opérationnelles, et implique de poursuivre parallèlement la montée en puissance du programme Simulation du CEA et de ses instruments (supercalculateurs, Laser Mégajoule, installations de radio- graphie), destinés à garantir la fiabilité et la sûreté des deux modèles d’armes existants (TNA et TNO) tout au long de leur durée de vie, et à préparer leur remplacement à l’horizon des années 2030-2035. De même, demeurer crédible requiert le maintien et la modernisation de systèmes de transmissions stratégiques permanents, redondants et résilients, capables de communiquer avec les deux composantes quelles que soient les contre- mesures adverses – brouillage, attaque cybernétique, première frappe, etc. Enfin, il n’y aurait plus aucune crédibilité technique et opérationnelle sans l’entretien et le renouvellement de multiples viviers de micro-populations de spécialistes de domaines critiques (physique des armes, discrétion acoustique et radar, propulsion solide, etc.) au sein des communautés militaire, scientifique et industrielle françaises.

Préserver un modèle de défense équilibré et polyvalent

La dissuasion est une posture intégrée : aussi sa crédibilité passe-t-elle non seulement par le renouvellement des forces nucléaires, mais encore par la pérennité de l’écosystème dans lequel elles se déploient. Elle implique donc le maintien d’un modèle de défense parvenant à équilibrer ses priorités, entre l’immédiat et la préparation de l’avenir. Les menaces, de nature régulière ou irrégulière, conventionnelles ou non conventionnelles, se substituent rarement les unes aux autres, mais se combinent dans un environnement stratégique donné. Faire face au terrorisme est une nécessité vitale et incontestable, mais n’aurait aucun sens si cela revenait à s’exposer au risque de guerre majeure ou de coercition, en perdant le principal moyen de s’en prémunir de manière autonome. S’il importe donc plus que jamais pour les décideurs français de ne pas désinvestir le « haut du spectre » capacitaire, tenter d’accomplir le renouvellement des forces nucléaires sans la montée en puissance budgétaire correspondante porte- rait en germe la casse des capacités d’action conventionnelle, lourdement sollicitées par les opérations intérieures et, surtout, extérieures.

Aucune réorientation au plus haut niveau de l’État ne semble remettre en cause le principe d’un renouvellement de la force de dissuasion, ou le maintien du modèle de défense français. Néanmoins, la réalisation de cette double ambition pourrait se heur- ter à des contraintes budgétaires non négligeables. Bien que d’ambition limitée, le renouvellement de la dissuasion requerra des financements croissants dans la décennie à venir, portant progressivement les dépenses d’équipement afférentes de 3,9 milliards d’euros en 2017[14] à près de 6 milliards d’euros au milieu des années 2020[15], soit une augmentation continue d’en moyenne 300 millions d’euros par an Le renouvellement de la dissuasion requerra des financements croissants jusqu’en 2025, avant une baisse progressive par la suite. Si l’on combine les besoins de la dissuasion et ceux des forces conventionnelles (modernisation des parcs anciens, renouvellement des effectifs, remplacement des équipements usés par un rythme opérationnel très élevé, etc.), sauf augmentation régulière et considérable des crédits, les plans de financement de l’ensemble de la défense française pourraient devenir intenables.

Tandis que la campagne pour l’élection présidentielle a vu, de manière inédite, les candidats se livrer à une surenchère de promesses quant à l’effort de défense et à l’horizon temporel auquel ils entendaient atteindre le seuil symbolique des 2 % du PIB consacrés à la défense, la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), prévue pour être votée en 2018 et pour porter sur la période 2019-2025, devrait permettre de clarifier les ambitions précises du gouvernement et d’observer le sort de cette promesse de campagne.

Maintenir un consensus durable

La politique de défense française, sous sa forme contemporaine, demeure fortement marquée par le socle conceptuel gaullien qui a donné à la posture nationale de dissuasion nucléaire son sens et ses orientations fondamentales, aboutissant de fait au développement d’une relation symbiotique durable entre la politique de défense générale et la dissuasion. Cette relation symbiotique se décline encore aujourd’hui aux plans politique, culturel et capacitaire. Qu’il s’agisse des conceptions partagées sur la place de la France dans les rapports de force mondiaux et dans la gestion des crises internationales, du degré d’ambition national – en particulier l’accent mis sur l’autonomie stratégique –, ou encore du développement et du maintien des capacités militaires et des savoir-faire opérationnels, la dissuasion nucléaire imprègne les piliers essentiels de la posture stratégique française[16]. Elle a constitué le socle sur la base duquel la France a pu maintenir un appareil militaire plus crédible et plus polyvalent qu’aucun autre en Europe, et particulièrement prisé par le pouvoir politique au cours des dernières années[17].

Le maintien de la dissuasion fait pour l’heure l’objet d’un consensus assez large de la classe politique. Parmi les principaux candidats à l’élection présidentielle de 2017, seul Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise) avait ainsi envisagé de réduire la dissuasion nucléaire en proposant d’abandonner la composante aéroportée, en invoquant des raisons tenant à la fois à une volonté d’exemplarité française sur le désarmement et à la contrainte budgétaire. Les deux autres positionnements les plus critiques vis-à-vis du nucléaire militaire, traditionnellement portés par Europe Écologie-Les Verts (EELV) et, pour la composante aéroportée, par l’Union des démocrates indépendants (UDI), ont disparu des programmes présidentiels suite aux accords passés respectivement avec le Parti socialiste et Les Républicains, et semblent aujourd’hui relativement absents d’une Assemblée nationale peu au fait des problématiques de défense.

Dans la société civile, et malgré des initiatives lancées ces dernières années, notamment en écho à la campagne internationale pour l’inter- diction des armes nucléaires et à la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 7 décembre 2015 sur le désarmement nucléaire, le soutien de l’opinion française à la dissuasion nucléaire est resté de l’ordre de 60 % à 70 % depuis 2012[18]. L’adoption par 122 États, en juillet 2017, du texte d’un Traité d’interdiction des armes nucléaires constitue un jalon important de cette campagne destinée à discréditer l’armement nucléaire. L’ouverture à la signature du traité en septembre 2017, puis son entrée en vigueur attendue, pourraient à terme, dans certaines conditions, favoriser l’apparition d’une opposition plus structurée à l’arme nucléaire en France, rendant les investissements en vue de la pérennisation de la dissuasion française plus difficiles à réaliser. Pour l’heure, rien ne laisse toutefois présager qu’un débat renouvelé examinant le bien-fondé du maintien de la dissuasion nucléaire française pourrait aboutir à sa remise en cause.

 

Conclusion

Les quatre enjeux mis ci-dessus en évidence forment les facettes complémentaires d’un même effort, et en soulignent à la fois l’impérieuse nécessité et les défis. À ce jour, une remise en question de cet effort de renouvellement ne semble pouvoir survenir que sur le long terme, du fait de la combinaison de différents facteurs de tension. La conduite d’une campagne terroriste intensifiée et visant la France avec persistance et efficacité pourrait continuer à influer sur les équilibres budgétaires de court – puis de long – terme, sur les prises de position politiques et in fine affecter la perception qu’ont la classe politique et l’opinion publique des priorités stratégiques de long terme. La vocation de la dissuasion nucléaire ne saurait être de protéger la France face au terrorisme, et elle pourrait ainsi faire les frais d’un discours trop simpliste promouvant une nouvelle hiérarchisation des priorités, au détriment de la prévention du risque d’affrontement direct avec des adversaires étatiques majeurs. Pour l’heure, la situation n’apparaît donc ni catastrophique, ni tout à fait rassurante : l’horizon budgétaire est si contraint que les prochaines années seront décisives pour permettre de préserver l’existant. La dégradation brutale et a priori durable de l’environnement sécuritaire auquel la France et l’Europe sont directement confrontées est loin d’encourager une révision à la baisse des ambitions du modèle de défense français, mais en réaffirme au contraire la pertinence. La situation impose un réalisme plus grand, tant quant à la nature et à la diversité des menaces existantes que concernant l’ampleur des besoins financiers requis pour y répondre, et maintenir par là même un modèle d’armée ayant fait la démonstration de son efficacité stratégique et politique.

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