Défis stratégiques dans les rapports centre/périphérie en Chine

Mis en ligne le 12 Juin 2018

Cet article revisite la tension millénaire centre-périphérie qui structure la stratégie chinoise, à l’aune tant de l’accélération des échanges que des ambitions portées par Xi Jinping. Il nous propose donc une plongée au cœur de cette dialectique centre-périphérie en abordant tout à tour l'impact du projet OBOR (One Belt One Road), les tensions sino-indiennes, les défis en Asie centrale et les enjeux liés à la relation Chine-Russie.

 


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont : Emmanuel Lincot, « Défis stratégiques dans les rapports centre/périphérie en Chine »

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Défis stratégiques dans les rapports centre/périphérie en Chine

Centre, périphérie : notions saturées de sens… L’alliance entre la technologie et la vitesse ou ce qui constitue, pour parler le langage de Paul Virilio, une « dromosphère »[1], a réduit considérablement les distances séparant un point à l’autre du globe. À l’échelle de la Chine, lorsqu’il fallait encore trois jours au siècle dernier pour relier depuis Pékin la frontière du Kazakhstan par le train, quelques heures désormais suffisent. Mais loin de rapprocher les peuples, cette brusque accélération des échanges a provoqué – en Chine comme ailleurs – des tensions, voire des phénomènes de rupture ainsi que des revendications identitaires ou religieuses[2]. En somme, ce qui relie, peut être à la fois source d’adhésion ou source de rejet. Car les nouvelles routes de la soie sont bien plus que des voies de communication terrestres ou maritimes destinées au seul commerce de biens matériels. Elles ont été très longtemps, et le restent encore, des routes pour la « foi ». Une lecture purement réaliste des relations internationales laisserait à penser que ce phénomène est bien marginal. Or, s’il est vrai que la « foi » désigne, dans un contexte pluriséculaire, les échanges innombrables qu’il y eut jadis entre missionnaires bouddhistes notamment ou marchands[3], l’on ne saurait trop oublier que le mot fides désigne d’abord et avant tout, de par son étymologie latine, la « confiance ». Elle est à l’origine de n’importe quel credo, qu’il soit de nature religieuse ou politique, voire les deux.

Fort de ses ambitions colossales, mais toujours prêt à endosser les « habits neufs »[4] du Grand Timonier, Xi Jinping, secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), est bien conscient, dans ses choix de rhétorique, que remplacer Les Citations du président Mao Zedong, le fameux Petit Livre rouge, par les Entretiens de Confucius ne suffit pas. Le corpus idéologique doit être à la hauteur de l’enjeu. Aussi, assistons-nous à une synthèse inédite entre marxisme et tradition chinoise illustrée par Confucius (VI° siècle avant notre ère) ou Mencius (IV° siècle avant notre ère), mais aussi par Han Feizi (III° siècle avant notre ère). Cette réhabilitation de la pensée du philosophe favori de Xi Jinping, concepteur du légisme, qui prône la primauté de la peur, de la force et du contrôle pour servir l’autorité, va de pair avec l’intégration au sein du panthéon national des figures patriotiques de quelques grands noms d’explorateurs chinois que furent Xuan Zang (VII° siècle) ou Zheng He (XV° siècle). Cette hybridité des référents participe de la création de nouvelles mythologies politiques dont les nouvelles routes de la soie tiennent lieu avec le « Rêve chinois » (zhongguo meng) de projet stratégique, mais aussi de slogan, lequel a valeur de religion politique. C’est là une dimension essentielle de la mandature de Xi Jinping. Elle est l’expression d’une « foi » en des valeurs nouvelles et en la viabilité d’un programme sur le très long terme qui se pose en alternative aux conceptions du monde héritées de la Seconde Guerre mondiale et reconnait aux régions occidentales de la Chine une priorité absolue.

VERS UN NOUVEL ORDRE DU MONDE

Lors de son discours prononcé à Astana (2013), et qui marque le lancement officiel du projet OBOR (One Belt One Road – Yidai yilu), Xi Jinping se livre à une véritable profession de « foi ». Elle repose sur la confiance qui vise à subordonner l’avenir de l’économie chinoise à un projet d’investissements à vocation internationale dans le domaine des infrastructures de plus de 1000 milliards de dollars ; le succès de ce projet dépendant non seulement de la solvabilité des pays emprunteurs[5], mais aussi de la sécurisation de régions musulmanes en proie à une forte instabilité[6]. « Confiance » dans la certitude d’ici 2049 – soit, symboliquement, un siècle après l’avènement du régime communiste – que de récolter les fruits de ces investissements. « Confiance », enfin, en une politique dirigiste et régalienne misant sur le développement ; ce dernier permettant à lui seul d’acheter, selon Xi Jinping, la paix sociale. Dans cette optique, l’État parti est le seul garant de cette réussite. Il est une entité souveraine dont le pouvoir ne saurait être partagé[7]. Celui-ci est censé garantir, dans une logique inclusive, non seulement la pérennité des rapports entre le centre et la périphérie, mais aussi l’unité et la paix entre les nations, dès lors où leur souveraineté est respectée. À cette conception – qui n’est pas sans rappeler celle que défendit le souverainiste Carl Schmitt[8] – s’en ajoute une autre, et proprement chinoise, que promeut le philosophe Zhao Tingyang[9].

Réhabilitant une notion empruntée à la pensée antique chinoise le « Monde » ou Tianxia envisage une mondialisation transcendant les clivages afin de construire un espace politique universel. Le Tianxia oppose aux théories modernes européennes sur l’État, la nation, la guerre, la paix, le conflit des pouvoirs et la domination des nouveaux réseaux un système antique qui sut intégrer, harmoniser, à l’époque des dynasties impériales chinoises, les peuples et les cultures étrangères. Pour les détracteurs des thèses défendues par Zhao Tingyang[10], le concept de Tianxia n’est qu’un puissant levier du nationalisme chinois. Il exclut de facto la reconnaissance d’une responsabilité citoyenne décentralisée et la participation dynamique des minorités ethniques, situées pour la plupart à la périphérie du territoire chinois, à un débat national qui engage pourtant leur avenir. La lecture de Zhao Tingyang ne laisse guère de doute à ce sujet. Écoutons-le :

« Le caractère fondamental du Tianxia est son inclusivité totale. En sémantique directe, cela signifie que le monde entier est en dedans et n’a pas d’en-dehors, le monde n’est donc que tout inclusif et n’a pas d’extériorité. Ici, l’inclusion totale pose le problème politique de l’incorporation totale du monde : c’est seulement quand toutes les régions du monde deviennent des parties internes du Tianxia, quand tous les hommes jouissent de la compatibilité et de la coexistence que le monde devient le Tianxia »[11]

Difficile de savoir à ce jour si Xi Jinping est un lecteur assidu de Zhao Tingyang. Une chose est certaine, la pensée de ce chercheur de l’Académie des Sciences sociales résonne comme une alternative aux impasses contemporaines et s’inscrit dans un contexte dont il faut rappeler les enjeux.

« GRAND JEU » ET TENSIONS SINO-INDIENNES

Ce débat est largement subordonné aux enjeux de politique étrangère que Pékin a redéfinie en tenant compte de faits majeurs : l’un est conjoncturel (l’effondrement de l’URSS en 1991), l’autre est de nature économique. Les importations croissantes de la Chine en matière d’hydrocarbures (qu’elle contrebalancera probablement un jour par sa richesse dans le domaine des terres rares) ont engagé ses dirigeants dans une voie de coopération renforcée avec le Pakistan voisin pour relier la zone portuaire de Gwadar à l’oasis de Kachgar au Xinjiang. Ce couloir stratégique serait une alternative à un embargo éventuel imposé par les États-Unis et leurs alliés contre la Chine à la hauteur du détroit de Malacca. Cette logique de contournement prend en compte également l’émergence stratégique de l’Inde qui par une alliance de revers convoite l’Asie centrale et l’Iran d’une part, et est en passe de contrôler l’Océan indien où transitent 77% des hydrocarbures à destination de l’Asie orientale d’autre part. L’invitation par le Premier ministre indien Narendra Modi des amiraux du Quad en janvier 2018 dans le cadre du « Raisina Diaologue » ne présage en rien d’un réchauffement des relations entre la Chine et l’Inde. En somme, le « Grand jeu »[12] qui avait désigné au XIX° siècle la rivalité entre la Grande-Bretagne et la puissance tsariste semble se poursuivre par d’autres moyens, avec d’autres acteurs et sur un spectre beaucoup plus étendu.

Même si les deux pays partagent une certaine forme d’« expérience non-occidentale » (fei xifang de zhengzhi linian)[13] en adhérant à des institutions internationales communes (OCS, BRICS) et que les élites sont convaincues que le centre de gravité de l’économie mondiale a « basculé vers l’Est » (quanli dongyi)[14], leurs différends frontaliers n’en sont pas moins nombreux[15]. Depuis leur conflit de 1962, l’annexion par l’armée chinoise de l’Aksai Chin à la province autonome du Tibet et les querelles encore non résolues des frontières de l’Arunachal Pradesh et du Cachemire, les relations sino-indiennes restent tendues. À l’été 2017, la région du Doklam a vu les deux armées au bord de l’affrontement[16]. Qu’est-ce à dire ? Les relations de la Chine avec sa périphérie, plus ou moins proche, sont compartimentées et marquées par l’intérêt bien compris du commerce et des bons plans partagés. Cependant, si l’on se réfère au seul exemple des relations entre la Chine et l’Inde, la singularité de leurs rapports n’exclue en rien des rivalités stratégiques localisées. L’une des plus importantes de ces rivalités expose directement le grand ouest de la Chine, et tout particulièrement le Xinjiang. Cette région turcophone contrôlée par Pékin lui donne accès non seulement à l’Asie centrale,[17] mais aussi à toute une partie de l’arc himalayen[18].

LE XINJIANG ET SA PÉRIPHÉRIE CENTRASIATIQUE : AXE-PIVOT DE LA DIPLOMATIE CONTINENTALE CHINOISE

Glacis stratégique, réservoir de ressources, l’Asie centrale offre une profondeur de champ que la Chine comme la Russie voisine n’ont jamais cessé de convoiter[19]. L’une comme l’autre de ces puissances se sont parfois retrouvées pour dénoncer l’entrisme des États-Unis et de l’OTAN dans cette partie du monde. L’imposition des sanctions occidentales a contribué à renforcer la nature de leur relation[20]. Ainsi, les deux puissances ont conclu en 1996 un partenariat stratégique, puis signé un traité d’amitié en 2001, et réglé leurs conflits territoriaux en 2004[21]. À bien des égards, la Russie et la Chine ont non seulement un passé révolutionnaire commun, mais elles partagent nombre de caractéristiques en matière de gouvernance[22]. Elles n’ont de cesse que de vouloir contrecarrer les forces centrifuges qui les animent. Cette tendance explique l’articulation essentielle établie entre leurs choix de politique intérieure et extérieure. L’atout non négligeable de la Russie est de proposer à la Chine, en Asie centrale même et au-delà, une action de sécurisation et de stabilisation, par l’utilisation de ses forces armées. L’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), créée en 2002, mais aussi son parapluie nucléaire peuvent y pourvoir même si la Chine ne cesse d’augmenter chaque année son propre budget militaire[23]. Au reste, les officiels russes et chinois insistent régulièrement – qu’ils parlent d’eux-mêmes ou d’autres pays, comme la Corée du Nord – sur le fait qu’ils ont des intérêts légitimes en matière de sécurité ce que négligent de prendre en compte, selon eux, les pays occidentaux.

En définitive, pour ce qui concerne l’Asie centrale, la Chine et la Russie partagent un même objectif : limiter la présence américaine en Asie centrale (fermeture des bases aériennes américaines en Ouzbékistan et au Kirghizistan en 2005) et dans le prolongement naturel de celle-ci, le Moyen-Orient. Dans les faits toutefois, face au poids démographique et économique de la Chine, la Russie ne pèse guère, et les besoins en hydrocarbures de la Chine ne suffisent pas à rééquilibrer le rapport de forces économiques qui, à terme, promet d’être encore plus déséquilibré. En effet, comme le précise Béatrice Giblin, « le projet de Xi Jinping de construire de nouvelles routes de la soie (en Asie centrale et en Asie du Sud-Est), projet titanesque de près de 1000 milliards de dollars, que d’aucuns considèrent comme l’expression d’une hégémonie déguisée, risque fort d’assujettir les républiques d’Asie centrale, et d’entraîner quelques tensions au sein de l’alliance russo-chinoise »[24]. Car c’est en définitive Pékin qui a initié réellement le désenclavement de l’Asie centrale, devançant à la fois les Occidentaux et les Russes, en inaugurant un premier oléoduc du Kazakhstan vers la Chine (2005) puis un gazoduc depuis le Turkménistan (2009). Comme le souligne Jean Radvanyi, « ces différentes réalisations sont autant d’éléments qui viennent briser le monopole d’influence russe : en créant des voies alternatives, elles permettent à ces pays de renégocier plus avantageusement les accords de transit bilatéraux avec Moscou, voire partiellement, de se passer de l’intermédiaire russe »[25]. Pour le moment toutefois, Moscou et Pékin voient dans leur « interaction dans les affaires internationales…un facteur de poids croissant de la politique internationale »[26]. Partage de vues et d’objectifs communs, mais pour combien de temps encore ?

UNE COOPÉRATION SINO-RUSSE APPROFONDIE SOUS LA CONTRAINTE

Selon une doctrine exprimée initialement par le chef de la diplomatie russe de 1996 à 1998, Ievgueni Primakov, la Russie et la Chine en appellent clairement à l’instauration d’un monde « multipolaire », soit un ordre international moins occidentalocentré[27]. Dans cette perspective, Moscou met naturellement en avant la « carte chinoise ». Son « coleadership » du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) avec la Chine « lui confère un succès par association » d’autant que ce groupe s’affirme comme une alternative au système financier occidental hérité de Bretton Woods[28]. Par ailleurs, le danger sécuritaire auquel les deux États doivent faire face est une composante essentielle de leur coopération, dans le domaine de la lutte contre le terrorisme islamiste. Ce défi est consubstantiel à leurs enjeux de politique intérieure et extérieure. Rappelons qu’au même titre que la Russie[29], la Chine est une puissance musulmane[30]. Si l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) permet une large coopération entre ses membres en matière de contre-terrorisme avec son centre basé à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan[31], l’effondrement de Daech et ses conséquences – le retour de plusieurs centaines de combattants djihadistes daghestanais et ouïghours respectivement au Caucase et au Xinjiang – laissent présager un développement de nouveaux foyers de crise, auxquels la Russie, mais aussi la Chine seront directement confrontées[32]

À ce risque s’en ajoute un autre : celui exercé par les États-Unis et leurs alliés. La grande fréquence des rencontres entre les responsables russes et chinois, comme celle du Premier ministre russe Medvedev à Pékin, le 1er novembre 2017, répond à des considérations réitérées de contrebalancer le leadership occidental. Par ailleurs, les sanctions appliquées par les États-Unis et l’Union européenne à la Russie sont perçues comme autant de signaux hostiles pouvant également à terme s’appliquer à la Chine. La diplomatie chinoise est en effet entrée dans une logique de confrontation avec les pays de sa plus proche périphérie. Son rejet des décisions prises par le tribunal de La Haye concernant les contentieux insulaires – ceux qui l’opposent aux Philippines notamment – augure du développement de crises qui pourraient s’avérer plus graves encore. Pour autant, cette unité stratégique qui semble lier Moscou à Pékin, n’est-elle pas une façade ?

En dépit de leur entente apparente, des signes tangibles montrent que Moscou n’hésite pas à vendre des matériels militaires à des pays en délicatesse avec Pékin. La vente de sous-marins Kilo au Vietnam est un exemple[33]. Commentant l’événement, l’ambassadeur du Vietnam à Moscou rappelait la force des liens qui attachaient encore les deux anciens alliés : « Bien que les États-Unis aient en partie levé leur embargo sur les ventes d’armes au Vietnam, la Russie reste notre partenaire prioritaire dans ce secteur »[34]. Depuis janvier 2014, des bombardiers stratégiques nucléaires russes qui conduisent des reconnaissances régulières au-dessus de la base de Guam, étaient ravitaillés en vol par des Illiouchine 78 temporairement basés au Vietnam, à Cam Ranh[35]. Par ailleurs, pour marquer son retour en Asie et son mécontentement à l’égard de Tokyo qui avait appuyé les sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée, en janvier 2016, Vladimir Poutine avait fait survoler le Japon par un bombardier stratégique TU 95. À cette provocation, comme a pu l’interpréter Tokyo, se précise la volonté pour Moscou de porter une attention grandissante à la Corée du Nord tandis que Pékin affiche clairement vouloir prendre ses distances vis-à-vis de son allié de Pyongyang. Ainsi, une délégation militaire russe a visité la capitale nord coréenne en novembre 2015[36]. Si la Chine ne nie pas son autorité rémanente sur Pyongyang, et qu’elle constitue le passage obligé d’un règlement pacifique de la question, la Russie rappelle d’une manière non moins récurrente à qui veut l’entendre que le dénouement de la crise coréenne ne se fera pas sans elle.

Signe des temps, Moscou a annulé 90 % de la dette nord-coréenne et depuis 2013, les deux pays ont achevé la rénovation de la ligne ferroviaire qui les relie. Au mois de mai dernier, des navires en provenance de Vladivostok ont rallié le port nord-coréen de Rason[37]. La Russie cherche non seulement à sortir la Corée du Nord de son isolement international, mais à consolider un positionnement qui pourrait à terme lui être plus favorable que celui de la Chine. D’un point de vue économique les relations sino-russes sont profondément asymétriques. Depuis 2010, la Chine est le premier partenaire commercial de la Russie, mais cette dernière n’est que le neuvième partenaire de la Chine. Les échanges commerciaux ont même enregistré un fort recul en 2015 – 64, 2 milliards de dollars contre 95 l’année précédente sous la pression de la crise économique russe et de la chute du prix des hydrocarbures[38]. Si la conjoncture des marchés est pour l’heure favorable aux intérêts chinois, ses dirigeants savent toutefois l’extrême dépendance de leur pays en la matière.

Ils s’imposent une planification et une centralisation des stratégies d’accès, ils bâtissent des relations internationales dédiées à ces accès. De ce point de vue, la Russie n’est pas dans la même situation que la Chine. Comme l’observe Didier Julienne, « les ressources russes sont supérieures aux besoins de son développement ; ses besoins sont moins centralisés, moins planifiés »[39]. Leurs priorités économiques sont par ailleurs sensiblement différentes. Les transformations radicales du paysage socio-économique de la Chine semblent beaucoup plus rapides que celles éprouvées par la Russie dont l’atout majeur a été, est et restera celui de la richesse de ses sols et de ses sous-sols. Sur le long terme, l’accès à cette richesse se fera avec une terre et un peuple, et non pas contre eux. La conjugaison d’une nécessité pour la Chine de se projeter vers l’extérieur afin d’alimenter sa croissance d’une part, et la poussée nationaliste qui la meut d’autre part, la conduit à une logique dangereuse de prédation. Sa marge de manœuvre est d’autant plus grande qu’elle profite de la faiblesse générale de la Russie et plus particulièrement encore de celle d’un territoire qu’elle n’a jamais cessé de convoiter : l’Extrême-Orient russe.

LA QUESTION DES DIASPORAS CHINOISES DE RUSSIE ET L’EXTRÊME-ORIENT RUSSE

« Précisons d’emblée que le terme Extrême-Orient russe est ici utilisé pour décrire une aire géographique couvrant près de 6,2 millions de kilomètres carrés qui représente environ les deux tiers du territoire canadien et onze fois la France. L’Extrême-Orient russe peut-être divisé en deux régions : le nord comprenant entre autres la République de Yakutia, la République Koryak, la région autonome de Chukotka, qui demeure une région très peu peuplée, et le sud qui recoupe l’Amour Oblast et le Sakhalin Oblast, la région autonome juive, mais surtout le Khabarovski Krai et le Primorski Krai. Le sud abrite 70 % des quelque huit millions de personnes habitant l’ensemble de l’Extrême-Orient russe »[40] . La sinisation de cette vaste région sous-peuplée avec un risque à long terme d’annexion chinoise de ces territoires longtemps délaissés par Moscou sont des craintes profondément ancrées dans l’imaginaire politique russe. Même si les contentieux frontaliers entre les deux États ont trouvé une solution diplomatique, Russes et Chinois se souviennent de cette sortie prononcée par Mao Zedong, en 1964, devant des sympathisants communistes japonais. Elle pourrait prendre une toute autre acception dans les années à venir : « Il y a une centaine d’années, la région à l’est du Baïkal est devenue territoire de la Russie et depuis, Vladivostok, Khabarovsk, le Kamtchatka et d’autres lieux sont territoires de l’URSS. Nous n’avons pas présenté la note sur ce chapitre »[41]. La Chine serait-elle en train de la présenter maintenant ?

Dans les faits, la Chine « mord » sur la Russie : 150 000 hectares (soit la superficie de Hong Kong ou celle de la Martinique) ont été alloués pour 4 euros l’hectare sur une durée de 49 ans. Selon le gouverneur de la Transbaïkalie, 40% des terres arables ne sont pas exploitées. La région doit donc attirer des investisseurs, et aussi des travailleurs : environ un millier de personnes, des « locaux en priorité, mais aussi des Chinois » , précise Konstantin Ilkovski, pour exploiter ces immenses surfaces. Le contrat stipule que 75% des cadres employés pour gérer ces terres seront des Russes, et que les entreprises concernées paieront des impôts à l’État russe. Malgré ces précautions, les lois agricoles apparaissent de plus en plus favorables au voisin chinois – et ce n’est pas faute de protestations. « La Russie ouvre ses portes aux agriculteurs chinois au lieu de soutenir ses propres fermiers », dénonce le vice-président du Comité agricole de la Chambre russe de commerce et d’industrie. «Au cours des sept dernières années, il est devenu encore plus facile pour les fonctionnaires de conclure de telles transactions en Sibérie orientale et en Extrême-Orient», écrit le magazine en ligne Slon, tandis que sur Twitter, Vladimir Poutine est accusé de « vendre la Sibérie »[42]. Exploitation de terres agricoles, exploitation de domaines forestiers[43], construction d’infrastructures routières, de lignes de TGV qui relient des villes chinoises à Vladivostok[44], de transports de marchandises vers Iekaterinbourg[45], ou autres destinations encore plus à l’Ouest en Allemagne, en France, en Iran, levée des frontières sur le réseau routier sino-russe[46] qui permet de tracer des routes directes entre la Chine et la Russie, en contournant la Mongolie ou encore des pays comme le Kirghizistan voire le Kazakhstan peu sûrs, multiplication de zones frontalières franches de transactions commerciales[47], investissements massifs dans la construction des pipelines et gazoducs qui assurent le transport du pétrole et du gaz russe vers la Chine, mais aussi exploitation directe des ressources énergétiques grâce à des contrats mirobolants[48], constructions immobilières : la Chine ne tarit pas de moyens pour assurer son expansion. Une politique largement soutenue par les banques et les établissements chinois à travers des accords de transactions financières en roubles[49], des prêts bancaires aux particuliers et entreprises russes, voire même l’accord de swap entre les banques centrales[50].

Ce ne sont pas seulement ces aspects commerciaux qui sont visés. Comme le rappelle Christophe-Alexandre Paillard, « la Russie disposerait de 16% des réserves mondiales de béryllium, 11 % du chrome, 22 % du cuivre, 38 % du manganèse, 79 % du mercure, 15 % du nickel, 16 % du niobium, 10 % du platine, 7 % du tantale, 49 % du vanadium, 24 % du zinc, ainsi que d’importantes réserves en métaux rares comme le rhodium. Ces gisements sont très largement dispersés. Parmi les principaux bassins, on peut citer le sud de l’Oural, la Transbaïkalie et le Kamtchatka, la péninsule de Kola avec les monts Khibin riches en métaux rares tels que le colombium et le tantale, ou les monts Oudokan, en Sibérie centrale, au nord de Tchita »[51]. Ces minerais sont primordiaux pour l’industrie mondiale puisqu’ils sont utilisés sans véritable alternative économiquement rentable dans de nombreux produits et composants industriels. « À titre de comparaison, l’acier, qui n’est pas un minerai, possède parfois des problématiques de marché comparables, entre autres pour l’approvisionnement en aciers spéciaux utiles dans l’armement »[52]. Le partenariat sino-russe pourrait s’étendre à terme à l’exploitation de ces secteurs considérés comme stratégiques. Le moyen de pression économique s’exerce plus fortement que la pression politique. Les diasporas chinoises représentent la pierre angulaire de cette stratégie.

Phénomène à conjuguer au pluriel, les diasporas chinoises constituent une réalité protéiforme, qui varient selon les régions et les catégories de populations concernées (migrants, étudiants, hommes d’affaires…). Plusieurs questions peuvent leur être associées : la viabilité du « partenariat stratégique » signé entre la Chine et la Russie transcende-t-elle les relations entre la Chine et ces populations ? La place de la Russie dans l’espace géostratégique du Nord-Est asiatique est-elle compatible avec la présence de ces populations ayant émigré notamment vers l’Extrême-Orient russe ? Une esquisse de réponse peut être apportée à travers l’étude qu’un certain nombre de chercheurs ont pu mener sur la question[53]. Pour ce qui concerne les étudiants chinois dont on peut considérer qu’ils constitueront l’un des éléments moteurs des relations bilatérales dans le futur, il faut rappeler que la Russie se place juste derrière les États-Unis, le Japon, l’Union européenne et l’Australie comme destination universitaire pour les étudiants chinois. La Russie est un ancien pays d’accueil d’étudiants chinois ; tradition qui remonte déjà au XIX° siècle. Toutefois, d’après Olga V. Alexeeva, « (ces étudiants) se sentent déclassés, contraints à occuper des emplois non qualifiés, confrontés à la xénophobie et aux procédures humiliantes de l’administration locale. Dans cette situation, peu d’entre eux envisagent de rester durablement en Russie. La société russe ayant une attitude généralement hostile envers les immigrés, malgré le dépeuplement progressif du pays et le manque chronique de main-d’œuvre mettant en danger le développement de l’économie nationale, n’entreprend que peu d’efforts pour assurer l’insertion économique et socioculturelle des étudiants chinois »[54]. Il convient sans doute de nuancer ces propos. La Russie connaît une véritable fièvre pour l’apprentissage du chinois. La perception même des étudiants chinois pourrait en être changée. Un rapport de l’Université d’État de Yaroslavl prévoit en effet « qu’en 2027, le nombre d’élèves des écoles secondaires russes apprenant le chinois devrait au moins doubler par rapport aux 17 000 actuels. Il estime également que d’ici 2020, la Russie devrait inclure le chinois comme langue étrangère dans l’examen national unifié »[55].

CONCLUSION

Les relations sino-russes correspondent à une logique de bloc visant à résister aux pressions de l’Occident, et tout particulièrement celles des États-Unis. Sur le temps long, l’expansion de l’OTAN à l’est de l’Europe, le bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN en 1999 sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, l’appui américain aux « révolutions des couleurs », l’entêtement des États-Unis à installer des batteries THAAD en Corée du Sud, le rapprochement entre New Delhi et la capitale américaine ainsi que le salut appuyé du président Donald Trump lors de sa tournée diplomatique en Asie, en novembre 2017, à la solidité de l’alliance entre Washington et Tokyo, ne sont que quelques exemples d’évènements interprétés par la Russie et la Chine comme une stratégie d’encerclement, stimulant ainsi leur rapprochement. Même si la conjoncture semble favorable à l’approfondissement d’une coopération pragmatique entre la Russie et la Chine, les choix de la politique étrangère de Moscou à destination des pays de l’Asie ne convergent pas nécessairement avec les intérêts chinois. Toutefois, les avantages qu’ils retirent à ce ménage contraint restent pour le moment supérieurs à bien des désagréments, comme ceux qu’expriment notamment les habitants de la Sibérie.

Si l’esprit de la Russie semble aujourd’hui acquis au développement d’une relation tous azimuts avec la Chine, sans s’arrêter aux différends encore latents qui pourraient les opposer entre autres exemples en Asie centrale, le cœur des Russes est en revanche fondamentalement ancré du côté de l’Europe. Bruxelles reste indifférent à cette réalité. En revanche, certains responsables américains comme William J. Burns, ancien Deputy Secretary of State et ancien ambassadeur à Moscou, serait enclin de croire à un possible rapprochement avec la Russie pour « contenir » la Chine[56]. Manifestement, la MaisonBlanche ne semble pas vouloir prendre ce chemin. Comme le remarque Isabelle Facon, entre Moscou et Washington, « le potentiel de confiance mutuelle est durablement miné »[57] . Au reste, les États-Unis ont toute raison de croire que se forme un glacis eurasien que dirige un magistère partagé entre la Russie et la Chine dans le recours à une idéologie qui se veut réactionnaire au modèle des démocraties occidentales et qui n’hésite plus à recourir à des stratégies d’emploi systématique de la force, comme le montre cet emploi généralisé du « déni d’accès » à des aires considérées comme hautement stratégiques[58].

Plus fondamentalement, l’intérêt que porte la Chine pour l’Asie centrale et tout particulièrement le Xinjiang nous renvoie à trois faits. Le premier, de nature historique, rappelle que cette partie occidentale de la Chine a été réinvestie dans sa profondeur stratégique au moment même où l’Empire – sous la dynastie Qing (1644-1911) – se voyait essentiellement menacé dans sa partie orientale par les puissances impérialistes occidentales[59]. Un bloc de jade offert en tribut par les populations turcophones à l’empereur Qianlong (1711-1799) est encore visible à la Cité interdite et témoigne de cette annexion stratégique, somme toute assez récente, des territoires du grand ouest[60]. Cette période marque une rupture dans l’imaginaire politique chinois. Depuis l’époque des Wei (V° siècle de notre ère) en effet, les envahisseurs venaient du nord ou de l’ouest et non de l’est. La période moderne augure un profond renversement dans l’histoire qu’entretient le centre vis-à-vis de sa périphérie. Le deuxième fait nous renvoie quant à lui à des conceptions du monde opposées que met aux prises le projet des nouvelles routes de la soie. L’un est, comme nous l’avons vu, chinois, et inclusif par la convocation du principe du Tianxia, au point de transcender la souveraineté des États que défend pourtant la Chine depuis l’avènement du régime communiste. L’autre est occidentale et reconnaît la primauté des frontières dans la manière de régir les relations entre les États ; schéma lointainement hérité du traité de Westphalie (1648) et sur lequel repose toute l’architecture des relations internationales depuis l’époque moderne.

Mais il en est un autre – « Un seul Dieu, une seule terre » en la « Maison de l’Islam » (Dar al-Islam) – que seuls reconnaissent les musulmans – et qui entre en contradiction avec l’appellation même de « Chine », Zhongguo (littéralement : le « milieu du pays ») dont il faut également tenir compte pour comprendre les enjeux entre la Chine et l’Islam. En somme, la divergence entre chacune de ces conceptions fait du Xinjiang le laboratoire vivant des contradictions politiques engendrées par la globalisation. Enfin, dans la vaste réorganisation des forces armées décidées en 2016 par Xi Jinping, tout indique à penser que l’immense zone Ouest (40% du territoire) comprenant les provinces du Xinjiang, du Tibet, du Qinghai, du Sichuan, de Chongqing, du Gansu, du Guizhou et du Yunnan est devenue prioritaire. Proche des foyers terroristes d’Asie centrale et de l’Afghanistan, peuplé de minorités, ce nouveau théâtre sera chargé de faire face aux menaces internes venant du Tibet et du Xinjiang, avec des effectifs militaires qui rassembleront plus du tiers des forces armées chinoises. La nouvelle image territoriale et structurelle de l’Armée populaire de libération (APL) ainsi envisagée fait partie du projet de modernisation des armées chinoises dont l’achèvement est prévu en 2020[61]. Qu’est-ce à dire ? Même si la Chine est loin de vouloir abandonner l’option maritime de son projet des nouvelles routes de la soie, celle-ci se trouve contrainte par une véritable stratégie d’endiguement que peaufinent Américains, Indiens, Japonais et Australiens. Resurgissent, dans cette configuration nouvelle du « Great game », les théories du « Heartland » de Mackinder, opposées à celles du « Rimland » chères à Mahan. À ce jour, ces théories semblent complémentaires dans les choix stratégiques initiés par Pékin.

References[+]


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