De la vulnérabilité au « weak power » : l’action politique et diplomatique du Bangladesh dans la lutte contre le changement climatique

Mis en ligne le 21 Août 2017

Transformer une faiblesse en atout, c’est le pari réussi par le Bangladesh. Ce pays particulièrement exposé aux risques naturels est devenu un modèle d’adaptation au changement climatique, illustration de l’aphorisme d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. ». Cet article, issu de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), décrit et analyse le développement d’une stratégie de « weak power », ses ressorts, ses avancées, ses limites, sur fond de lutte contre le changement climatique.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Alice Baillat, « De la vulnérabilité au « weak power » : l’action politique et diplomatique du Bangladesh dans la lutte contre le changement climatique », IRIS, Programme climat, énergie et sécurité, juillet 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’IRIS.

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De la vulnérabilité au « weak power » : l’action politique et diplomatique du Bangladesh dans la lutte contre le changement climatique

 


Le 27 septembre 2015, le prix des
Champions de la Terre[1] du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) – la plus haute distinction environnementale onusienne – a été remis à la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, pour récompenser son leadership dans la lutte contre le changement climatique. Avec une population excédant les 160 millions d’habitants, le Bangladesh est l’un des pays les plus peuplés de la planète mais aussi l’un des plus pauvres et des plus vulnérables aux dégradations environnementales et climatiques. Souvent méconnu, le pays fait rarement la une des médias internationaux, si ce n’est lors de catastrophes naturelles – cyclones ou inondations – qui le frappent régulièrement et déclenchent des crises humanitaires, ainsi que d’importants déplacements de population. Peu de gens savent que derrière les images misérabilistes se cache aussi un pays qui a accompli depuis son indépendance en 1971 des avancées remarquables en matière de développement, de prévention et de gestion des catastrophes naturelles, ainsi que d’adaptation au changement climatique. Il est également l’un des pays les moins avancés (PMA) les plus actifs dans les négociations internationales sur le climat.

Le Bangladesh est aujourd’hui présenté comme un modèle à suivre en matière d’adaptation et de réduction des risques de catastrophes. Il est en effet l’un des premiers à s’être saisi du problème climatique et à proposer des solutions innovantes, malgré des capacités de financement limitées et des problèmes de gouvernance multiples. La forte exposition du territoire aux aléas climatiques, et les menaces que cela fait peser sur le développement économique et social du pays, ont conduit le gouvernement à s’attaquer rapidement aux défis posés par le changement climatique. La vulnérabilité environnementale du Bangladesh a en effet constitué un important levier d’action publique et diplomatique en matière d’adaptation au changement climatique et a transformé le pays en véritable terrain d’expérimentation et de production de nouveaux savoirs. Fort de ses avancées et de son expertise dans le domaine de l’adaptation, le Bangladesh a acquis légitimité et autorité au sein du groupe des PMA dans les négociations climatiques et auprès de ses partenaires extérieurs du Sud comme du Nord. Cet article présente le concept de « weak power » initialement développé dans le cadre d’une recherche doctorale pour qualifier l’action politique et diplomatique du Bangladesh dans le domaine de la lutte contre le changement climatique. Si la définition de celui-ci reste à préciser et à tester à l’aide d’autres études de cas, on entend toutefois par « weak power » la capacité d’un acteur faible à transformer sa vulnérabilité en levier d’action publique et en avantage comparatif pour influencer le processus et les résultats des négociations internationales. Cette forme de « puissance faible » s’exerce à travers la mobilisation de différentes ressources et stratégies, ainsi que par l’acquisition de différentes formes de leadership qui font le plus souvent défaut aux pays structurellement défavorisés dans une négociation internationale marquée par d’importants rapports de pouvoir asymétriques. Ce concept fait écho au « paradoxe structuraliste »[2] avancé par William Zartman pour comprendre ce qui conduit des États faibles à accepter de négocier avec des États plus forts et à en retirer parfois des gains satisfaisants. Il propose un cadre analytique, qui rassemble et dépasse les apports des travaux antérieurs sur le rôle des petites puissances dans les négociations internationales, pour étudier les ressources, les stratégies et les capacités de négociation de ces pays.

 

Un pays pionnier dans le domaine de l’adaptation

Le Bangladesh s’est démarqué en étant l’un des premiers pays en développement à faire de la lutte contre le changement climatique une priorité nationale, aux côtés du développement. Ayant développé, dès le début des années 2000, une politique climatique nationale ambitieuse, il a rapidement été montré comme exemple à suivre aux autres PMA vulnérables par les partenaires extérieurs – bailleurs de fonds internationaux, ONG, centres de recherche, etc. Cette proactivité a conféré à l’État bangladais une sorte d’« avantage au premier entrant », un vocabulaire emprunté au monde du marketing qui considère qu’il vaut mieux être le premier sur un marché pour pouvoir le domestiquer, bénéficier de la reconnaissance de tous, renforcer sa marque et maintenir son avance sur la compétition. En se positionnant comme un modèle à suivre, apte à donner des leçons et à partager son expérience, le Bangladesh a gagné en autorité et en légitimité au sein du groupe des PMA dans les négociations climatiques, ainsi qu’auprès des autres parties.

Le gouvernement bangladais a notamment été le premier, avec la Mauritanie, à soumettre à la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) son Programme d’action national d’adaptation (PANA)[3] en 2005. Ce document a été présenté comme un exemple de bonnes pratiques, en raison des synergies créées avec les stratégies de développement, de lutte contre la pauvreté et de gestion des catastrophes. Le Bangladesh est également loué pour avoir été le premier pays en développement à mettre en place dès 2008 une stratégie nationale de lutte contre le changement climatique et un plan d’action associé – Bangladesh Climate Change Strategy and Action Plan (BCCSAP)[4] – qui, tout en donnant la priorité à l’adaptation, intègre aussi des programmes d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES), pourtant non obligatoire compte tenu de la contribution négligeable du Bangladesh (0,35%) aux émissions mondiales, et de son faible niveau de développement[5].

Pour financer l’action climatique sans attendre l’aide internationale, un fonds fiduciaire entièrement alimenté par les fonds propres du gouvernement bangladais a également été créé en 2009 – Bangladesh Climate Change Trust Fund (BCCTF)[6] –, le premier de la sorte établi par un PMA. En 2015, le BCCTF était doté de 400 millions de dollars, avec un engagement initial du gouvernement de 100 millions par an entre 2009 et 2012. Il est ainsi mieux alimenté que le fonds fiduciaire multidonateurs – Bangladesh Climate Change Resilience Fund (BCCRF)[7] – qui a reçu 187 millions de dollars entre 2010 et décembre 2014. Depuis sa création, le BCCTF fait ainsi partie des arguments avancés par le Bangladesh pour démontrer sa capacité à gérer de gros volumes financiers et susciter la confiance des bailleurs de fonds internationaux, en vue d’attirer de nouveaux financements. D’autres pays, comme les Maldives et l’Indonésie, ont par la suite créé des mécanismes de financement similaires, en s’appuyant sur l’exemple du BCCTF. Si la mise en place de ce fonds est véritablement une première pour un PMA – et témoigne de l’ambition et des efforts du gouvernement bangladais -, un rapport[8] de l’ONG Transparency International sorti en 2013 dénonce toutefois de nombreux abus et soupçons de corruption dans l’utilisation des fonds versés au BCCTF.

A l’approche de la COP21, le Bangladesh a de nouveau démontré son engagement dans la lutte contre le changement climatique en proposant une contribution nationale (Intented Nationally Determined Contributions)[9] ambitieuse. Il réaffirme sa volonté de participer aux efforts d’atténuation en annonçant une réduction de ses émissions de 5% par rapport au niveau théorique atteint en 2030 selon un rythme et un modèle de croissance normal. Sous réserve de pouvoir obtenir un soutien international sous la forme de financements, d’investissements, de formations et de transferts technologiques, il annonce même pouvoir atteindre une réduction de 15%. Enfin, tout en rappelant les impératifs de développement économique du pays, qui vont nécessairement impliquer une hausse des émissions de GES dans les années à venir, le gouvernement s’est engagé dans l’INDC à ne jamais dépasser le niveau d’émissions par tête des pays développés.

Les innovations précédemment citées en matière d’instruments de politique publique ont participé à activer le « weak power » au niveau international. Elles ont permis au Bangladesh de se positionner comme un « bon élève » dans la lutte mondiale contre le changement climatique et un exemple à suivre pour d’autres pays confrontés à des vulnérabilités comparables.

Le Bangladesh, un pays deltaïque enclavé dans l’Inde

 

Un leadership mondial

Présenté comme l’une des principales victimes du changement climatique, aux côtés des petits États insulaires du Pacifique, le Bangladesh jouit d’un leadership moral[10] dont il use pour faire entendre ses revendications dans les Conférences des Parties (COP) à la CCNUCC. Il s’agit de la forme de leadership la plus accessible pour les pays vulnérables dans les négociations climatiques : découlant du recours à des normes et à des principes – comme la responsabilité historique des pays développés, le pollueur-payeur, la justice climatique ou encore le principe de précaution -, et à des stratégies discursives de victimisation et de dramatisation, il en appelle au devoir moral des pays industrialisés d’agir et d’aider les plus faibles à s’adapter. Des déclarations émouvantes sont ainsi portées chaque année dans les COP par des représentants des pays les plus vulnérables, qui insistent sur l’injustice climatique dont leur pays fait l’objet et rappellent les menaces que le changement climatique fait peser sur leur territoire et leur population. À Copenhague, en 2009, la Première ministre du Bangladesh avait ainsi alerté sur le risque de déplacements massifs de population dans son pays déjà surpeuplé et très exposé aux aléas climatiques, ainsi que sur l’incapacité du gouvernement à gérer seul cette situation. Le Bangladesh étant désigné comme un bastion[11] potentiel de « réfugiés climatiques » qui inquiètent les pays occidentaux et frontaliers, les membres de la délégation bangladaise insistent chaque année sur ce risque migratoire pour exercer une pression politique sur les pays développés. Il s’agit, par ce biais, d’obtenir des pays pollueurs des efforts plus ambitieux en matière d’atténuation de leurs émissions, ainsi que des transferts technologiques et financiers pour aider les PMA à s’adapter ; au risque sinon de devoir gérer dans un avenir proche des flux migratoires amplifiés par les impacts du changement climatique.

 

Un lieu d’expérimentation et de production de nouveaux savoirs du « sud »

Saleemul Huq, un scientifique bangladais renommé dans le domaine de l’adaptation et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC), a fait le constat[12] suivant : « l’une des caractéristiques de l’adaptation en tant que science, c’est que les riches n’ont aucun avantage. Les pauvres ont un avantage comparatif car nous sommes assis sur le problème, nous devons y faire face. Nous développerons les solutions au fur et à mesure, plus qu’Oxford, Harvard ou Yale. Ils ont les modèles informatiques qui peuvent tout simuler, mais ils n’ont pas le problème. Ils devront venir à nous ». La possibilité d’étudier au Bangladesh les premiers impacts tangibles du changement climatique a en effet favorisé la transformation du pays en terrain privilégié d’expérimentation de nouveaux projets et méthodes, pour des chercheurs locaux et internationaux. La vulnérabilité s’est ainsi révélée être un atout pour le développement au Bangladesh d’une expertise locale faisant aujourd’hui figure d’exception au sein des PMA. Celle-ci repose en particulier sur la promotion de l’approche dite « community-based adaptation » qui requiert la co-production des savoirs locaux et scientifiques, ainsi que la participation des populations locales aux décisions relatives à l’adaptation. Elle se traduit par la mise en place de projets « recherche-action » – à l’image de l’Action Research on Community Adaptation in Bangladesh (ARCAB)[13] – associant des scientifiques, des ONG, des représentants des autorités et des communautés locales, et des bailleurs de fonds.

 

Le Bangladesh, un précurseur de la « community-based adaptation »

Le Bangladesh Centre for Advances Studies (BCAS), un think tank bangladais parmi les plus réputés en matière de recherche sur l’adaptation au changement climatique, a été un pionnier de l’approche bottom-up de l’adaptation, en forgeant le concept de « community-based adaptation » (CBA) à la fin des années 1990. S’il n’existe pas de véritable définition de ce concept, celui-ci regroupe l’ensemble des activités visant au développement des capacités locales d’adaptation, et croisant savoirs locaux et savoirs experts. Il découle du constat que l’adaptation ne peut se réduire à des enjeux techniques et de développement, mais suppose au contraire de prendre en compte les spécificités socio-économiques, ainsi que l’état de la gouvernance au niveau local. Cela nécessite d’inclure les populations locales dans la planification, la conception, la mise en œuvre et le suivi des projets d’adaptation.

Par exemple, BCAS a initié en 2008 un programme sur trois ans pour « réduire les risques climatiques et la vulnérabilité des populations locales en améliorant la résilience des communautés au travers de la construction de capacités locales et de la promotion d’actions collectives au niveau communautaire »[14]. Financé à hauteur de 230 000 euros par l’ONG britannique Christian Aid, ce projet s’étale sur trois localités du Sud du Bangladesh. L’une d’elle, Mongla, fait partie des 20 villes au monde les plus exposées aux inondations. Il a pour ambition d’améliorer les capacités locales d’adaptation, grâce à une compréhension partagée des risques climatiques et une meilleure prise de conscience de ces derniers. Parmi les parties prenantes au projet autres que BCAS, se trouve Rupantar, une ONG locale présente à Mongla, les habitants et les autorités locales. Plusieurs activités sont proposées, avec des degrés de complexité variables en fonction du public cible : ateliers organisés par BCAS auprès de Rupantar, d’autres ONG et des autorités locales pour leur apporter des connaissances sur les origines, les tendances et les impacts du réchauffement climatique, leur exposer les grands principes de l’adaptation, ou encore leur présenter la vulnérabilité particulière du Bangladesh ; campagnes de sensibilisation menées par BCAS et Rupantar dans les écoles et organisations d’évènements culturels (théâtres, chants traditionnels) pour sensibiliser et informer les populations locales autour du changement climatique, etc. Ces présentations sur le changement climatique ont ensuite donné lieu à des ateliers lors desquels les souvenirs et les connaissances empiriques des villageois à l’égard de leur vulnérabilité, des impacts (inondations, salinité, érosion, etc.) et de leurs effets (sur le bétail, l’habitat, les cultures) étaient mobilisés et analysés. Des micro-projets ont ensuite été mis en œuvre avec la collaboration active des populations bénéficiaires : surélévation de maisons pour les protéger des inondations ; mise en place de pépinière, pisciculture ou élevage de crabes pour réduire la dépendance économique et alimentaire au riz ; construction d’un système de collecte d’eau de pluie et aménagement d’un étang pour assurer un meilleur accès à l’eau potable, etc.

Si la démarche CBA comporte bien évidemment des limites, elle a néanmoins reçu un écho favorable auprès des acteurs de l’adaptation en raison de cette hybridation des savoirs scientifiques et des savoirs expérientiels, qui permet une meilleure inclusion des populations concernées et la mise en œuvre de micro-projets d’adaptation tenant compte des spécificités locales pour réduire la vulnérabilité au changement climatique. Les principes de l’adaptation CBA sont désormais intégrés aux rapports du GIEC et adoptés dans des projets d’adaptation conduits dans d’autres pays en développement vulnérables.

Depuis 2005, et à l’initiative d’experts bangladais, des conférences internationales « Community-based adaptation » sont également organisées chaque année – alternativement au Bangladesh et dans un autre pays en développement – pour rassembler les différents acteurs de l’adaptation afin de diffuser et d’échanger les savoirs et les expériences autour de cette approche bottom-up de l’adaptation.

L’acquisition de cette expertise du « Sud » est pour beaucoup le résultat du travail d’un petit groupe d’experts nationaux impliqués depuis les années 1990 dans la promotion des questions environnementales au Bangladesh. Ces individus – qui travaillent à l’université, dans des think tanks, des ONG, ou occupent même parfois certaines fonctions politiques – articulent science et militantisme, et doublent leur expertise d’un effort de communication au service d’objectifs politiques. À la fois proches du gouvernement et fortement connectés à des réseaux transnationaux d’ONG et de recherche, ils occupent en effet une position intermédiaire avantageuse qui leur permet de faire le pont entre science et politique. Ils participent au rayonnement scientifique du pays, grâce à leur réputation internationale et à la formulation de la politique climatique nationale, ainsi que de l’argumentaire diplomatique au sein de la CCNUCC. Ces experts sont en effet bien souvent intégrés à la délégation du Bangladesh dans les COP, ou ils participent activement aux débats et évènements ouverts à la société civile (side events) en parallèle des négociations. Preuve de l’influence et de la reconnaissance scientifique de ces experts bangladais, il est par exemple étonnant de constater que le Bangladesh est le PMA le plus représenté dans la réalisation des rapports du GIEC, en nombre de contributions. On remarque également que les auteurs bangladais sont exclusivement présents dans le groupe de travail II du GIEC, qui s’attache à l’étude des impacts, de la vulnérabilité et de l’adaptation mais sont totalement absents des groupes I et III, qui se consacrent respectivement à l’étude des principes physiques du changement climatique et à l’atténuation. Cette répartition inégale des auteurs bangladais atteste de l’acquisition d’une expertise reconnue en matière d’adaptation mais qui reste faible sur les autres thématiques encore largement dominées par une expertise du « Nord ». Le « weak power » du Bangladesh repose sur la production et la maîtrise de ces savoirs spécifiques, qui lui permet de revendiquer un leadership scientifique au sein du groupe des PMA.

Un atelier de sensibilisation des communautés locales au changement climatique dispensé dans le cadre du projet ARCAB.

 

Mutualiser les ressources pour être plus fort, l’importance des coalitions

Bien qu’aucun État ne négocie seul dans les négociations internationales, l’asymétrie des rapports de force en présence rend d’autant plus importante la création d’alliances et de coalitions pour les plus faibles. Grâce à leur poids numérique majoritaire – et à la règle onusienne d’un État égal une voix – et au maniement habile de certaines techniques de négociation, les pays vulnérables sont parvenus au fil du temps à s’imposer comme des acteurs essentiels du régime climatique et à inscrire certaines de leurs revendications à l’agenda des COP. L’une des stratégies les plus communément employées consiste à emprunter les ressources qui font défaut à un acteur individuel et à mettre en commun celles dont on dispose. Carola Betzold a qualifié cette tactique de « pouvoir emprunté »[15] (borrowing power), qui se décline principalement de deux façons. D’une part, elle repose sur le soutien scientifique et logistique apporté aux PMA par les ONG et les experts, qui peuvent pallier les lacunes des délégations en apportant savoirs techniques et maîtrise de la complexité du processus de négociation. Ainsi, des think tanks comme l’International Institute for Environment and Development (IIED), le Bangladesh Centre for Advanced Studies (BCAS) ou encore l’International Centre for Climate Change and Development (ICCCAD) organisent chaque année en amont des COP des ateliers de formation pour les négociateurs débutants, afin de leur permettre de mieux comprendre les enjeux négociés et d’acquérir le vocabulaire technique, ainsi que les règles de base des COP. Pour les plus aguerris, des ateliers « stratégiques » leur sont proposés pour les aider à élaborer la position commune au groupe des PMA et ainsi renforcer leurs capacités de négociation. D’autre part, cette tactique d’emprunt de pouvoir suppose de nouer des alliances politiques, voire de se regrouper en coalitions, pour mutualiser les ressources humaines, financières et scientifiques.

Les pays en développement souffrent dans les négociations internationales de difficultés d’accès aux négociations (ce que Dana Fisher et Jessica Green nomment l’« incapacité électorale »[16]disenfranchisement – des pays vulnérables et des ONG) qui résultent de plusieurs éléments : petite taille des délégations qui ne permet pas de participer à toutes les sessions de négociation parallèles ; manque de maîtrise de la multitude d’enjeux techniques devant être négociés ; barrières linguistiques pour les délégations, notamment francophones ; insuffisance des moyens financiers pour envoyer un grand nombre de négociateurs dans les COP, etc. La mise en place d’une diplomatie collective, à travers la formation de coalitions et d’alliances, permet ainsi de mettre en commun les ressources, d’exprimer des préférences, de formuler des revendications et de faire valoir une position commune, et ce afin d’accroître le pouvoir de négociation de l’ensemble des membres du groupe.

Le Bangladesh appartient au G77+Chine, qui rassemble et défend les intérêts des pays en développement face aux pays développés, et constitue le groupe de négociation le plus imposant au sein de la CCNUCC, avec plus de 80% de la population mondiale représentée. Bien que regroupant des États aux intérêts de plus en plus disparates – on y retrouve aussi bien la Chine que l’Inde, le Bangladesh, l’Arabie Saoudite ou le Sénégal –, l’unité du G77+Chine autour de certains enjeux s’est révélée gagnante dans les COP. Elle a par exemple abouti à l’inscription dans la feuille de route de Bali en 2007 d’une revendication commune au groupe, à savoir la mise au même niveau d’importance des questions d’atténuation, d’adaptation, de développement et de transferts technologiques et financiers. Le groupe est aussi parvenu à maintenir jusqu’à présent un principe structurant du multilatéralisme climatique ; celui des responsabilités communes mais différenciées, qui se fonde sur l’idée qu’il serait inéquitable de soumettre les membres du G77+Chine aux mêmes obligations environnementales que les pays développés, compte tenu de leur moindre responsabilité historique et de la primauté de leur droit au développement.

L’unité du G77+Chine est toutefois de façade et de plus en plus mis à mal par les écarts croissants de développement économique et de niveau d’émissions de GES des membres. En effet, comment imaginer désormais que la Chine, premier émetteur mondial de GES devant les États-Unis, puisse encore partager les mêmes préoccupations que le Bangladesh ou les Maldives ? On a alors vu monter depuis l’échec de Copenhague en 2009 des velléités d’autonomisation et de leadership des pays les plus vulnérables qui se réorganisent autour de leurs intérêts spécifiques. Le groupe des PMA, dans lequel le Bangladesh joue un rôle actif, soumet ainsi de plus en plus de propositions à la CCNUCC en son nom et non plus au nom du G77+Chine. Il s’attache à défendre en particulier la situation et les besoins spécifiques des PMA, dont la vulnérabilité climatique est exacerbée par les faibles capacités financières et institutionnelles des États, ainsi que le niveau de pauvreté élevé. Ses membres usent notamment de leur leadership moral pour convaincre les pays développés de leur accorder la priorité dans le financement de l’adaptation, d’élever le niveau de leurs ambitions en matière d’atténuation des émissions, de limiter la hausse de la température à la surface du globe à 1,5°C ou encore de tenir compte des pertes et dommages irrécupérables provoquées par les impacts du changement climatique.

Ce dernier dossier a été particulièrement poussé à l’agenda par le Bangladesh et témoigne d’une certaine victoire des PMA (et de l’Alliance des petits États insulaires, AOSIS) à influencer le processus de négociations ; la COP19 à Varsovie ayant acté la mise en place d’un mécanisme international pour les pertes et dommages. Les PMA ont conforté leur leadership sur ce dossier épineux des négociations à la COP21 en se battant jusqu’au bout pour que les pertes et dommages fassent l’objet d’un article indépendant (art.8) de celui de l’adaptation dans l’Accord de Paris. Toutefois, le diable se cache souvent dans les détails puisque l’article 52 de la Décision adoptée au même moment que l’accord exclut en pratique toute responsabilité juridique, c’est-à-dire toute possibilité pour les pays vulnérables de demander des indemnisations aux pays développés devant des tribunaux. Il s’agissait d’une ligne rouge des États-Unis, qui refusaient de signer l’accord en l’absence de cette condition. Cet exemple démontre bien la capacité des petits pays à influencer le processus de négociation mais leur difficulté à véritablement peser sur les résultats de celle-ci, en raison du retour en force de la realpolitik dans les derniers moments d’une COP.

Les pays vulnérables se sont également rassemblés au sein de groupes de pression et d’influence pour porter leur voix aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’enceinte des COP. Le Climate Vulnerable Forum (CVF) s’est ainsi formé juste avant la COP15 à Copenhague à l’initiative des Maldives et de dix autres pays, dont le Bangladesh qui en a occupé la présidence entre 2011 et 2013. Il rassemblait 43 membres lors de la COP21 et a permis de donner une réelle impulsion politique dès le premier jour de la conférence de Paris, en signant devant les caméras du monde entier la Déclaration Manille-Paris. Celle-ci prônait notamment une action internationale plus ambitieuse, via la signature d’un accord international contraignant et un objectif de limitation de la température globale à 1,5°C au lieu de 2°C.

Encouragés par le succès du CVF, 20 des 43 membres décident en amont de la COP21 de réaliser un coup médiatique en créant une autre plateforme de coopération Sud-Sud, le V20, nommé ainsi pour s’inscrire directement en miroir du G20 qui se réunissait au même moment à Lima. Défendant les mêmes positions que le CVF, le V20 rassemble en priorité les ministres des Finances des PMA et de l’AOSIS et se concentre sur les enjeux liés à la finance climatique et la promotion des partenariats public-privé dans la lutte contre le changement climatique. Tant le CVF que le V20 démontrent la volonté des pays les plus vulnérables de se rapprocher autour de leur vulnérabilité commune et de s’organiser collectivement pour faire valoir leurs intérêts face aux plus gros émetteurs, qu’il s’agisse des grandes puissances occidentales ou des pays émergents.

Si les pays les plus vulnérables sont parvenus à peser davantage dans les négociations que leur poids initial ne pouvait a priori le laisser penser, il convient toutefois de relativiser leur influence. S’ils parviennent bien à mettre à l’agenda de nouveaux enjeux et à agir sur le processus de négociation, leurs revendications, malgré quelques succès, se retrouvent le plus souvent écartées du texte final des négociations ou intégrées dans une version délestée de son ambition initiale, comme le démontre l’exemple des compromis réalisés autour de l’article sur les pertes et dommages lors de la COP21.

Remise du prix des Champions de la Terre à la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, en septembre 2015 à New York.

 

Un « weak power » plus ou moins efficient en fonction du contexte

Nous avons vu précédemment que le Bangladesh était parvenu à se hisser au rang de pays modèle pour les autres PMA, en raison de son engagement politique et de sa mise en œuvre précoce d’une véritable politique climatique nationale. L’attention politique pour les questions climatiques n’est toutefois pas constante et dépend souvent de la hiérarchisation des enjeux placés à l’agenda politique. Ainsi, le gouvernement bangladais a été particulièrement actif sur le dossier climatique à la fin des années 2000, lorsque Sheikh Hasina, la chef de file de la Ligue Awami, est arrivée au pouvoir en janvier 2009. Cette période était en effet propice à la prise en compte des enjeux climatiques : le pays a fait face à deux cyclones dévastateurs entre 2007 et 2009 qui ont rappelé sa vulnérabilité aux catastrophes naturelles et attiré l’attention des médias ; et la conférence de Copenhague attendue en décembre 2009 a suscité au niveau mondial une mobilisation des États et des acteurs de la société civile sans précédent. De plus, l’accession au pouvoir de la Ligue Awami met fin à deux années de régime militaire autoritaire et d’état d’urgence, elle permet ainsi d’apaiser le climat politique interne et de mettre à l’agenda de nouveaux enjeux. C’est donc dans ce contexte favorable que nait l’essentiel des instruments formant actuellement l’architecture institutionnelle de la politique climatique bangladaise (révision du PANA, BCCSAP, BCCTF, BCCRF). C’est aussi lors de la conférence de Copenhague de 2009 que la délégation du Bangladesh est parvenue à se démarquer notablement des autres PMA et à se faire le porte-parole de ce groupe, grâce notamment au leadership de la Première ministre, qui s’était déplacée pour l’occasion, et à celui du ministre de l’Environnement, en charge de conduire l’équipe des négociateurs.

Toutefois, on observe depuis 2013 un fléchissement de l’attention politique vis-à-vis des questions climatiques, détournée par l’émergence – dans l’espace public – d’enjeux de politique intérieure jugés plus importants. Cela correspond en effet à une dégradation du climat politique interne, provoquée par les manifestations violentes qui émergent en réaction aux premiers jugements rendus par le Tribunal international des crimes du Bangladesh (ICT)[17] ; par le drame du Rana Plaza[18] ; par la réélection contestée de Sheikh Hasina en 2014 ; et par la menace terroriste montante. Ces différents évènements conduisent alors le gouvernement à recentrer ses priorités sur ces enjeux qui portent atteinte à la stabilité et la sécurité nationales, la lutte contre le changement climatique étant reléguée au second plan. De plus, on assiste à la nomination d’un nouveau ministre de l’Environnement après les élections de 2014 qui est moins impliqué sur ce sujet que son prédécesseur et exerce une moindre autorité au sein de la délégation bangladaise, ainsi qu’auprès des autres PMA dans les négociations climatiques. Cette perte de leadership, également imputable à l’absence de dernière minute de la Première ministre du Bangladesh à la COP21, s’est notamment manifestée à cette occasion où le Bangladesh est apparu en retrait dans les groupes de négociation auxquels il appartient. Les épisodes d’instabilité politique, ainsi que le leadership exercé par les plus hautes autorités gouvernementales sur le dossier climatique, peuvent donc faire obstacle à l’exercice effectif du « weak power ».

 

Conclusion

La vulnérabilité particulière du Bangladesh aux impacts du changement climatique lui a finalement valu d’être élevé au rang de victime emblématique du réchauffement planétaire et de gagner tant en visibilité qu’en reconnaissance sur la scène climatique mondiale. Il est toutefois parvenu à transformer sa vulnérabilité en atout pour la production de nouveaux savoirs sur l’adaptation et la mise en œuvre d’une politique climatique nationale ambitieuse, ce qui lui a permis de se présenter comme un modèle à suivre pour les autres PMA, et d’accroître ainsi son autorité et son leadership au sein du groupe. Le degré d’efficacité de ce « weak power » reste néanmoins inconstant. Il dépend en effet de l’état du climat politique interne, lui-même instable, de la nature fluctuante des relations interpersonnelles entretenues entre les experts non étatiques et les représentants du gouvernement, ou encore de l’investissement de personnalités haut placées, comme la Première ministre et le ministre de l’Environnement, dans le dossier climatique. Il est aussi fonction de l’état même des négociations climatiques – qui souffrent depuis Copenhague – et, malgré la relance de nouveaux espoirs suscités par la signature de l’Accord de Paris, de la lassitude de la plupart des pays vis-à-vis de ce processus long, complexe et incapable de répondre à l’urgence climatique.

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