« Collier de perles » et bases à usage logistique dual

Mis en ligne le 07 Fév 2019

Cet article aborde la stratégie chinoise du « collier de perle » qui vise à assurer ses approvisionnements énergétiques à travers le développement de relations stratégiques. Pour l’auteur, le gouvernement chinois souhaite sécuriser ses voies commerciales maritimes mais également développer ses capacités opérationnelles militaires.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « « Collier de perles » et bases à usage logistique dual » par Kevin Merigot

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de l’ANAJ-IHEDN.

 

1.  La stratégie du « Collier de perles »

1.1 – Définition et apparition du concept stratégique

 L’expression « collier de perles » est apparue pour la première fois en 2005, dans un rapport interne intitulé Energy Futures in Asia, produit par la société de consultants Booz Allen & Hamilton pour le compte de l’Office of Net Assessment, une structure du Département de la Défense alors pilotée par le secrétaire Donald Rumsfeld[1], et divulguée par le journaliste Bill Gertz dans son article du Washington Times, « China Builds up Strategic Sea Lines ».

Le rapport indique que « la Chine tisse des relations stratégiques le long des voies maritimes du Moyen-Orient à la mer de Chine méridionale qui suggèrent un positionnement défensif et offensif pour protéger les intérêts énergétiques de la Chine[2] mais aussi pour servir ses intérêts sécuritaires globaux »[3]. Le rapport nomme ensuite « collier de perles » cette approche stratégique basée sur l’établissement de liens diplomatiques et l’implantation de bases navales depuis le Moyen-Orient jusqu’au sud de la Chine.

L’expression est popularisée par des auteurs comme Lawrence Spinetta (à l’époque commandant de l’US Air Force)[4] ou encore Christopher J. Perhson (Lieutenant-colonel de l’US Air Force), qui est souvent considéré comme le père de cette expression. Ce dernier définit le collier de perles (qu’il préfère au concept de Sea Lines of Communication – SLOC) comme « connectant la Chine aux ressources énergétiques du Moyen-Orient »[5].

Le concept au nom évocateur est ensuite repris au sein des Etats-majors et des think tanks américains et de leurs alliés, à l’image des expressions comme « Rideau de fer », « Heartland », etc. Le concept est ensuite repris par les analystes des pays asiatiques[6], notamment chez les rivaux de la Chine[7] : l’Inde, le Japon, le Vietnam, le Singapour, les Philippines ou encore l’Indonésie.

1.2 A l’origine, le « dilemme de Malacca »

L’expression « collier de perles » serait née suite au discours de clôture d’un séminaire économique restreint du Comité central du parti communiste chinois, prononcé à Pékin le 29 novembre 2003 par le président chinois Hu Jintao, dans lequel il fait part de son inquiétude quant à la haute dépendance pétrolière de la Chine. Il relève également que les importations pétrolières chinoises proviennent principalement du golfe arabo-persique. Ces approvisionnements seraient donc amenés à transiter par le détroit de Malacca.

Hu Jintao considère cette route commerciale comme sensible, car une présence étrangère dans cette région pourrait entrainer des difficultés dans l’approvisionnement pétrolier de la Chine et par extension, perturber le fonctionnement de l’économie chinoise. En conséquence, le président chinois soutien la nécessité d’adopter des stratégies alternatives pour réduire cette exposition et cette vulnérabilité.

Le journal hongkongais Wen Wei Po, qui rapporte en janvier 2004 les propos d’Hu Jintao, évoque le « dilemme de Malacca »[8]. L’expression sera reprise et amplifiée jusqu’à faire du dilemme de Malacca un enjeu de sécurité nationale[9]. Le discours du président chinois met en exergue l’inquiétude de la Chine à l’égard de sa sécurité énergétique, fondée autour de trois axes : dépendance, vulnérabilité et compétition avec les Etats-Unis.

La Chine fait alors son grand retour sur la scène internationale – on parle de puissance « ré- émergente » – et ne cache pas ses ambitions hors normes. Elle devient rapidement un acteur majeur sur le marché mondial du pétrole avec une consommation qui augmente de façon exponentielle[10]. 60% de ses importations proviennent du golfe arabo-persique et de l’Afrique, notamment d’Arabie saoudite, du Yémen, d’Iran, d’Angola, du Nigeria et du Soudan. Sa croissance et son dynamisme économique accroissent rapidement cette dépendance alors que la Chine se classe deuxième consommateur mondial de pétrole en 2003 avant de devenir le deuxième importateur mondial en 2004, derrière les États-Unis et devant le Japon.

80% de l’approvisionnement chinois en pétrole transite par la mer, dont 85% par le détroit de Malacca. L’exposition et la vulnérabilité de la Chine en matière d’approvisionnement énergétique est indéniable – d’autant qu’elle n’est pas en mesure d’assurer la protection de cette voie maritime, faisant du dilemme de Malacca un enjeu sécuritaire majeur[11].

Point de passage obligé le plus rapide et le plus court entre l’océan Indien et la Mer de Chine méridionale, le détroit de Malacca – qui est aussi l’artère maritime la plus congestionnée – est la deuxième voie maritime derrière le canal de Suez[12]. 50% du pétrole mondial – près de 90% de celui à destination du Japon – et environ 70% des flux commerciaux chinois transitent également par ce détroit. Malacca revêt une importance stratégique pour l’économie mondiale, en particulier pour les pays d’Asie orientale comme le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Chine. Cependant, à la différence des trois premiers pays, la Chine n’est pas un allié des Etats-Unis, le « protecteur » des voies maritimes mondiales. La Chine est même considérée comme un rival, ce qui accroît considérablement le sentiment chinois de vulnérabilité.

Ainsi, le dilemme de Malacca n’est pas seulement un enjeu géopolitique mais s’inscrit dans un cadre géopolitique bien spécifique.

1.3 – Un outil de défense des intérêts chinois outre-mer

A la fin de la Guerre froide, la Chine perd sa marge de manœuvre diplomatique et stratégique entre la Russie et les États-Unis. En parallèle, le centre de gravité des menaces et des intérêts chinois bascule vers la mer : l’Union soviétique, principal ennemi continental, n’est plus ; le Vietnam, allié soviétique en Asie du Sud-Est, se retire du Cambodge ; le Pakistan renforce son partenariat avec la Chine contre l’Inde alors qu’Occidentaux et Soviétiques se retirent respectivement du Pakistan et d’Afghanistan.

Les États-Unis font alors de la Chine le futur « compétiteur à abattre »[13] et un discours agressif sur la « menace chinoise »[14] se développe. Ce discours est négativement perçu par la Chine qui s’allie pourtant rapidement aux États-Unis, suite aux attentats du 11 septembre 2001, dans sa « guerre contre le terrorisme international ».

La Chine appréhende très vite ce slogan américain comme un prétexte pour réinvestir les principales zones de production gazière et pétrolière mondiales, ainsi que les principales voies de communication maritimes et les points de passages obligés[15] pour renforcer le statut de première puissance mondiale des États-Unis et accentuer la pression sur les points faibles de la puissance chinoise. Le sentiment d’une double-politique américaine d’encerclement et d’endiguement se propage alors en Chine[16].

L’intervention militaire conduite par les américains en Afghanistan à partir d’octobre 2001, accompagnée de l’implantation de bases militaires en Asie centrale, puis l’intervention des États-Unis en Irak à partir de mai 2003 contre l’un des principaux producteurs de pétrole et de gaz dans le monde finissent de convaincre la Chine que les Américains conduisent à son encontre une sorte de nouvelle Guerre froide dont elle serait la cible et dont l’un des principaux instruments d’action serait la perturbation de son approvisionnement énergétique.

Ce ressenti convainc la Chine de la nécessité de protéger ses voies d’approvisionnement maritime et ses intérêts outre-mer par le développement d’une puissance navale capable d’assurer la sécurité – et donc de maintenir ouvertes – des routes commerciales essentielles à son économie, en particulier celles du golfe arabo-persique et d’Afrique.

Dans son article « La stratégie chinoise du « collier de perles«  »[17], Laurent Amelot relève que le débat chinois sur ce sujet voit émerger deux courants de pensée :

  • Les économistes libéraux considèrent que, dans un contexte de mondialisation exacerbée où les États-Unis dominent les mers, aucun État n’a intérêt à ce que le commerce maritime soit perturbé. La Marine américaine est à même d’assurer la protection des voies maritimes à moindre coût, pour l’ensemble de la communauté internationale, Chine comprise. Les États- Unis n’ont pas d’intérêt à perturber les routes commerciales chinoises en raison des répercussions négatives pour l’économie mondiale ou pour leur propre économie.
  • Les néomercantilistes reconnaissent en partie ce premier raisonnement mais lui opposent trois grandes objections. Ce raisonnement postule que la scène internationale restera globalement stable, sans crises ou tensions internationales majeures. Cependant, si une crise majeure arrivait et impactait le commerce maritime, la Chine ne disposerait pas des capacités pour assurer l’ouverture de ses voies maritimes.

Les néomercantilistes considèrent par ailleurs que la Chine ne doit pas se reposer sur les États- Unis pour assurer cette protection car il est fort probable que le prochain conflit international oppose justement les États-Unis à la Chine. Enfin, les néomercantilistes reprochent aux économistes libéraux de négliger totalement l’hypothèse d’une attaque ciblée contre les intérêts chinois outre-mer, en particulier contre des intérêts énergétiques que la Chine ne serait pas en mesure de protéger faute de capacités navales.

Par ailleurs, ils estiment que la Chine avec ses ambitions de puissance ne peut se satisfaire d’une situation dans laquelle elle ne serait pas en mesure d’assumer elle-même la protection de ses voies maritimes.

L’auteur relève que « dès lors, la [République populaire de] Chine dispose de trois options : ou bien accepter la position hégémonique des États-Unis sur mer et leur déléguer la protection de ses routes commerciales, ou bien adopter des stratégies alternatives afin de réduire sa vulnérabilité sur mer, ou encore adopter une stratégie proactive de défense de ses intérêts outre-mer, en particulier de ses voies de communication maritime »[18].

Alors que le détroit de Malacca est placé au cœur des priorités stratégiques chinoises, Hu Jintao semble adhérer à l’approche des néomercantilistes et à une combinaison des deuxième et troisième options[19]. Le président chinois identifie alors quatre types de menace : deux sont focalisées sur le détroit de Malacca ; deux autres sont plus périphériques, mais aussi plus stratégiques.

Les deux menaces focalisées sur Malacca ne sont pas de nature militaire :

  • La piraterie : récurrente dans la région, elle connaît un nouvel essor à partir des années 1990, suite au retrait de la flotte soviétique et à la réduction du nombre de patrouilles de la VIIème flotte[20] ;
  • Le terrorisme maritime : en effet, alors que les navires doivent traverser Malacca à vitesse nécessairement réduite à cause des caractéristiques physiques du détroit, ils sont des cibles faciles pour des attaques terroristes, dont l’impact est autrement plus conséquent qu’un abordage ou le détournement d’un navire. D’autant que depuis les attentats contre le pétrolier français Limburg (6 octobre 2002) et le bâtiment américain USS Cole (12 octobre 2000) dans le détroit de Bab el-Mandeb, le terrorisme maritime est devenu une réalité.

Au contraire, les deux autres menaces sont de nature militaire et ont une portée plus stratégique :

  • La présence permanente de forces navales d’une puissance étrangère, potentiellement hostile à la Chine, dans le détroit de Malacca, constitue la menace stratégique majeure pour la Chine. En effet, dans un contexte de tensions avec Taïwan, les États-Unis, le Japon et l’Inde pourraient constituer un blocus contre les approvisionnements énergétiques chinois ;

La dernière menace concerne les inquiétudes chinoises, d’une part, quant à l’instabilité voire la déstabilisation des principaux pays producteurs de pétrole fournisseurs de la Chine, situés dans la zone Arabo-persique ou dans la Corne de l’Afrique et d’autre part, quant à la sécurité des autres points de passages sensibles du pétrole importé par la Chine, en particulier le détroit d’Ormuz.

1.4 – Symbole d’une réorientation stratégique de la Chine

La réorientation progressive des priorités stratégiques chinoises des suites de l’élargissement des contours du dilemme de Malacca a conduit la Chine à approfondir et à préciser son approche de sécurité énergétique sur la base de trois éléments : la perception d’une instabilité récurrente des principales zones de production pétrolière, l’explosion des besoins énergétiques (en particulier en pétrole[21]) et la nécessité de disposer des moyens pour sécuriser les routes commerciales en provenance de la Corne de l’Afrique et du golfe arabo-persique.

La région de l’océan Indien (ROI) apparaît alors comme le nouveau centre de gravité de l’économie chinoise et des intérêts stratégiques de la Chine, qui s’emploie à élaborer une stratégie afin de protéger ses intérêts outre-mer, en particulier dans cet océan.

Cette stratégie repose sur une vision géoéconomique et géopolitique. Elle se décline par la constitution de « corridors énergétiques » et par une politique portuaire articulée autour d’un vaste réseau de relais situés sur tout le pourtour de l’océan Indien, ce qui permet de disposer d’un soutien logistique important lors des déploiements outre-mer de l’Armée populaire de libération (APL).

Le Vème Livre blanc de la Défense chinoise (2006) concrétise la prise de conscience chinoise de la nécessité de disposer d’une Marine conséquente tout en exposant ses ambitions maritimes. Les priorités se déplacent d’une armée de terre « traditionnellement dominante » à une Marine et une armée de l’air désormais « choyées »[22]. Le Monde diplomatique analyse alors que « le Comité central du Parti, ainsi que la puissante Commission militaire centrale, qui en est l’émanation, comptent ainsi de plus en plus de marins et d’aviateurs », précisant que « ces derniers représentent près de 25% de l’élite militaire en 2007, contre 14% en 1992 »[23].

Ainsi, la future puissance navale chinoise doit s’articuler autour de ses sous-marins, de porte-avions et de capacités amphibies qui permettront de remplir les objectifs fixés : disposer des capacités de contestation de la maîtrise des mers et de projection de puissance et de forces, et assurer une présence à proximité des zones d’intérêts stratégiques[24]. À ces trois outils s’ajoutent des bâtiments d’escorte et de soutien chargés de participer aussi bien à la protection des routes maritimes qu’au combat naval.

Cette ambition chinoise suscite discussions et craintes aux Etats-Unis[25], en particulier son aspect maritime[26]. Les théoriciens de la « menace chinoise » trouvent de plus en plus d’échos et évoquent le collier de perles pour actualiser et restructurer leur argumentaire[27], s’interrogeant notamment sur l’adéquation de ces projets avec la stratégie du « développement pacifique » inaugurée au milieu des années 1990 par le prédécesseur d’Hu Jintao, Jiang Zemin[28]. En réalité, la suspicion réciproque entre les États-Unis et la Chine alimente une perception biaisée de la menace, entraînant des réactions qui ne font que la conforter[29].

Présenté pour la première fois comme priorité stratégique dans le IXème Livre blanc de la Défense (2015), le domaine maritime est au premier plan de la vision du développement national de Xi Jinping. Dès 2012, il déclarait vouloir faire de la Chine « un grand pays maritime », marquant un tournant dans la stratégie chinoise qui s’est toujours définie comme une puissance continentale.

 Le IXème Livre blanc commande ainsi à la Marine chinoise de mettre d’avantage l’accent sur la protection des « mers ouvertes » et de passer progressivement « d’une stratégie de défense des eaux au large des côtes à une stratégie combinée de défense de ces eaux et de protection en haute mer »[30].

Les « perles » du « Collier » chinois. Source : « Tribune » de la Revue de Défense Nationale, n°752, mars 2016

À l’origine, sept « perles » étaient identifiées entre l’île d’Hainan (sud de la Chine continentale) et Gwadar dans la province pakistanaise du Baloutchistan : l’île de Woody aux Paracels, Sihanoukville au Cambodge, Mergui et Sittwe en Birmanie et Chittagong au Bangladesh. Hambantota au Sri Lanka s’y ajoute en 2007. Sur ces huit perles, trois sont de nature militaire : Hainan, une base chinoise de sous- marins ; Woody, une base aéroportuaire ; Mergui, une base navale où la Chine dispose de facilités accordées à sa Marine. Les autres sont quant à elles, uniquement de nature civile. Laurent Amelot relève que cela « ressemble à s’y méprendre à celle, chez les Américains, de constitution de bases avancées à proximité des points de passage maritimes obligés »[31].

Depuis janvier 2016, il convient d’ajouter la base aéronavale chinoise implantée à Doraleh[32]. En 2013, la Chine avait obtenu le rôle de l’opérateur portuaire de Djibouti ainsi que des contrats pour la construction d’un nouveau port et d’un nouvel aéroport à Doraleh. Alors que la Marine chinoise assure une présence permanente dans le golfe d’Aden depuis janvier 2009 dans le cadre de la lutte contre la piraterie, la base de Djibouti est la première base militaire chinoise permanente outre-mer.

1.5 – Conclusions

« Collier de perles » est une expression américaine employée pour décrire ce que les États-Unis considèrent comme une stratégie hégémonique de puissance maritime chinoise, déployée à partir de 2003. L’expression a ensuite été théorisée et conceptualisée afin de décrire les liens tissés par la Chine avec les pays situés entre l’Asie du Sud-Est et le golfe arabo-persique, ainsi que l’implantation de bases aéronavales ou l’obtention de facilités militaires, le long des routes maritimes chinoises. Cette stratégie serait née du constat de la vulnérabilité chinoise en matière d’approvisionnement énergétique et s’inscrirait donc comme un volet externe et proactif de sécurité énergétique.

Ainsi, le collier de perles serait une stratégie chinoise alternative déployée pour sécuriser ses voies maritimes d’approvisionnement énergétique et, au passage, ses voies maritimes commerciales face à des menaces non-étatiques (piraterie, terrorisme). Il aurait également pour objectif de constituer le volet logistique et soutien de la montée en puissance de la Marine chinoise et de son expansion en Asie du Sud-Est et dans l’océan Indien, principalement dans la zone Nord de ce dernier. Il serait également pour la Chine, sous couvert de répondre au dilemme de Malacca, un moyen d’acquérir une profondeur stratégique face aux États-Unis (présent dans la région au travers de l’US Navy), l’Inde, le Japon et ce, dans le cadre d’un éventuel conflit avec Taïwan.

Aussi ce collier de perles, que la Chine refuse d’évoquer en ces termes, présenterait deux volets :

  • Opérationnel : capacités de contestation de la maîtrise des mers, projection de puissance et de forces et présence à proximité des zones d’intérêts stratégiques ;
  • Stratégique : axé autour de la problématique des approvisionnements énergétiques.

Concrètement, le déploiement du collier de perles consiste en la passation d’accords avec des pays hôtes afin de disposer d’un accès aux installations portuaires et aériennes, constituant ainsi un réseau de bases navales et aéronavales qui peuvent être utilisées par la Chine.

Alors que la Chine envisage l’installation d’une base aéronavale à Walvis Bay, un article d’un journal namibien décrit un plan directeur chinois pour l’établissement de dix-huit « bases de soutien stratégique à l’étranger »[33] au sein de la région de l’océan Indien, de natures identifiées et attribuées de fonctions précises laissant suggérer une méthodologie pour l’acquisition d’installations. Trois typologies spécifiques d’installations destinées à former ces bases sont identifiées :

  • Des installations destinées à assurer l’approvisionnement en carburant et matériaux pour un usage en temps de paix (Djibouti, Aden au Yémen et Salalah au Sultanat d’Oman[34]) ;
  • Des bases aéronavales fixes destinées à l’accostage de navires de guerre, l’accueil d’aéronefs de reconnaissance à voilure fixe et le personnel de la Marine à terre (Seychelles) ;
  • Des centres destinés à assurer le repos et la maintenance des équipements militaires (Gwadar au Pakistan).

Par ailleurs, la Chine use de ses capacités financières pour s’octroyer des faveurs diplomatiques dans ces pays. Le gouvernement chinois accorde des prêts et effectue des investissements à des conditions financières inégalables. En échange, les entreprises chinoises sont favorisées – voire directement positionnées – dans des domaines stratégiques. La construction d’infrastructures publiques et leur gestion sont principalement concernées[35].

Ce procédé est également employé par la Chine afin de disposer d’installations portuaires et aériennes aux capacités duales, c’est-à-dire susceptibles d’être utilisées pour des activés civiles ou de soutien aux opérations militaires. Par ce procédé, la Chine crée de véritables enclaves chinoises au sein des ports étrangers, qui lui permettent de disposer de ces infrastructures selon ses besoins.

2.  La stratégie des bases à usage logistique dual

2.1 – La dualité opérationnelle des installations

Les installations portuaires civiles présentent de nombreuses similitudes avec les installations militaires navales. Bien que ces installations destinées à accueillir des navires de guerre soient spécifiques, elles s’apparentent souvent à celles de manutention du fret et de contrôle des passagers, servant au déploiement d’équipement et de fournitures et capables d’assurer l’activité de maintenance et de réparation des navires.

Si les porte-avions et certains navires de guerre spécifiques exigent chacun des infrastructures portuaires particulières, les navires employés pour le déploiement peuvent être accueillis par des installations similaires à celles que l’on retrouve dans les terminaux rouliers, à conteneurs ou à marchandises diverses. Ainsi, les installations portuaires initialement conçues pour le domaine civil peuvent être employées en usage dual, au soutien des opérations militaires. On parle alors de Dual Use Logistic Facility (usage logistique dual – ULD).

Les ports en eaux profondes présentent un tirant d’eau important, permettant d’accueillir les navires de grande taille comme les pétroliers/méthaniers, les porte-conteneurs ou encore les navires cargos. Les ports de commerce en eaux profondes disposent des infrastructures nécessaires pour accueillir ces navires, notamment des entrepôts de stockage, des grues permettant de charger/décharger les cargaisons. Ces infrastructures n’ont pas d’intérêt particulier dans le cadre d’installations militaires ; ce qui importe, ce sont l’aménagement de darses et de bassins, ainsi que la configuration des terminaux. Les installations présentes dans de grands ports internationaux (entrepôts de stockage de matériaux, réservoirs de carburant, installations de maintenance et de réparation, capacité d’hébergement, etc.) permettent d’être utilisées par des militaires sans contraintes majeures, particulièrement les installations modernes.

En bref, dès lors que ces infrastructures sont en mesure d’accueillir de gros navires commerciaux ou encore de pétroliers/méthaniers, elles sont également à même de présenter des capacités de soutien logistique militaire.

2.2 – Une dualité exploitée par la Chine

 En novembre 2014, pour la première fois, un sous-marin chinois a accosté dans le port srilankais de Colombo. Si, en tant que première escale d’un sous-marin chinois dans le pays, l’évènement est intéressant, il l’est principalement par la façon dont il s’est réalisé : le sous-marin chinois n’a pas accosté aux structures opérées par la Sri Lanka Port Authority (SLPA) – mandatée pour accorder des facilités militaires à la Chine – mais au terminal à conteneurs du Colombo South Container Terminal (CSCT), une installation portuaire en eaux profondes construite, contrôlée et opérée par la société chinoise China Merchants Holdings International (CMHI).

L’évènement révèle que cette installation portuaire constitue une véritable enclave au sein du port administré par le Sri Lanka. L’accostage du sous-marin au terminal du CSCT constituait une violation du protocole. Le président de la SLPA a tenté de justifier la manœuvre par le fait que le terminal en eaux profondes opéré par CMHI était plus adapté pour accueillir le sous-marin mais le tirant d’eau du sous- marin classe Ming[36] lui permettait tout à fait d’accoster aux installations de la SLPA disponibles. Suite à cet évènement, des bâtiments chinois ont accosté au CSCT à plusieurs reprises.

Un rapport du Center for the Study of Chinese Military Affairs de l’Institute for National Strategic Studies de la National Defense University paru en 2014 indique par ailleurs que le ravitaillement de bâtiments chinois se fait principalement au sein d’installations portuaires commerciales. La Chine et les pays hôtes ne signent pas d’accord concernant l’escale de ces bâtiments et fournissent l’hébergement des marins, attendant de ceux-ci qu’ils apportent une dynamique à l’économie locale à l’image de « touristes »[37].

Ainsi, une nation disposant des compétences pour la construction d’installations portuaires modernes ou la modernisation d’installations portuaires commerciales serait en capacité d’aménager ces installations civiles pour qu’elles permettent un soutien aux opérations militaires. Au Sri Lanka, en Grèce et à Djibouti, les investissements chinois dans les ports civils – dont des sociétés chinoises sont l’opérateur – ont été suivis par des déploiements ou des visites de navires de la Marine chinoise.

Le rapport du Center for the Study of Chinese Military Affairs estime que « la Chine pourrait utiliser ce type d’installations duales comme plates-formes logistiques opérationnelles dans le cadre d’opérations de sécurité face à des menaces non conventionnelles, y compris pour des opérations de type Forces spéciales »[38]. Il souligne aussi que la Chine dispose de ces compétences et même qu’elle pourrait les utiliser comme couverture pour la construction d’entrepôts secrets de munitions au sein des installations portuaires civiles afin d’offrir une possibilité d’utiliser ces installations de façon prolongée dans le cadre d’un scénario conflictuel[39].

Cependant, en l’état et à la vue des misions conduites par la Chine dans la région, la Marine chinoise ne semble pas présenter un besoin de réapprovisionnement continu à grande échelle. Le modèle de bases ULD offre au contraire un réseau hybride de soutien logistique plus polyvalent et une plus grande couverture géographique. Ce dernier point n’est pas négligeable dès lors que le déploiement de la Marine chinoise n’a plus comme seule mission d’assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques de la Chine mais de sécuriser l’ensemble des voies maritimes de l’initiative « One Belt, One Road » (OBOR) lancée par Xi Jinping en 2013[40] – dorénavant appelée « Belt and Road Initiative » (BRI).

En parallèle, la BRI, qui s’appuie pour son volet maritime sur le développement d’installations portuaires stratégiquement localisées, multiplie ainsi les opportunités de bases ULD.

En revanche, les bases ULD s’intègrent parfaitement dans le cadre d’opérations militaires de lutte contre des menaces non conventionnelles, non étatiques et dans le développement d’une puissance de projection plus modeste. Elles sont également adaptées dans le cadre d’un développement capacitaire en matière de conduite de missions à l’étranger :

  • Combat de faible intensité, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme maritime ou la piraterie, se traduisant par la conduite d’opérations de présence militaire, d’interceptions de navires, de protection et d’escortes de navires chinois (ou étrangers), etc.
  • Missions non combattantes comme les opérations d’évacuation, d’assistance humanitaire et de secours en cas de catastrophe ou encore de protection des ressortissants.

Le rapport met également en avant qu’il est possible que la Chine envisage la mise en place d’accords spécifiques qui lui permettraient, en cas de conflit, de militariser durablement ces installations, en s’appuyant sur les options envisagées par l’armée chinoise[41].

Le volet économique de ce modèle est particulièrement important. Le développement commercial, au travers de contrats de construction d’infrastructures ou encore de contrats commerciaux divers (importations/exportations), est central et implique un engagement économique et politique positif et continu avec le pays hôte. Ces installations à ULD présentent de nombreux avantages :

  • Sur le plan financier : elles permettent de grouper les coûts de construction, en ce sens qu’elles évitent la construction de nouvelles infrastructures spécifiquement dédiées à un emploi militaire ;
  • Sur le plan militaire : elles n’impliquent pas l’engagement d’une présence militaire permanente dans une région. Elles sont en quelque sorte modulables et peuvent servir à un usage ponctuel ou prolongé ;
  • Sur le plan de la perception extérieure : alors que l’installation d’une base militaire est généralement source de tensions, ces bases ne sont pas (ou sont moins) perçues comme une menace ;
  • Sur le plan tactique : elles permettent de conserver une certaine discrétion dans les opérations militaires.

Ces installations peuvent donc être plus nombreuses et ainsi former un réseau logistique modulable, susceptible d’être sollicité en flux tendu. L’intérêt militaire d’un tel réseau logistique réside justement dans la possibilité de faire transiter rapidement de l’équipement militaire, notamment des pièces de rechanges et de matériaux utilisés dans la réparation des navires. De la même façon, tous les consommables peuvent être rapidement transféré là où un besoin se présente.

La rapidité et la réactivité d’un tel réseau offre une autre opportunité qui présente un intérêt stratégique majeur : il permet une éventuelle permanence à la mer. Le rapport du Center for the Study of Chinese Military Affairs indique que la Chine dans le golfe d’Aden maintien une permanence à la mer en utilisant des navires chargés de la liaison entre le port et les bâtiments de guerre en mer pour leur réapprovisionnement en nourriture et en carburant[42].

Ce mode de fonctionnement évite les répercussions politiques liées à une forte présence navale chinoise dans un port pendant une période prolongée et réduit l’exposition des bâtiments au risque d’attaque terroriste ou de sabotage.

Selon les interviews conduites pour la réalisation du rapport avec des spécialistes de la logistique de la LOGWESTPAC (en charge de la logistique de la West Pacific Force de l’US Navy), il ressort qu’« il est probable que la Marine de l’armée populaire de libération développera une répartition des rôles, où les fonctions de logistique d’approvisionnement, maintenance et de réparation des navires seront réparties entre différents endroits »[43]. À l’image de l’organisation américaine : les navires endommagés ne sont pas réparés dans les chantiers navals de Singapour mais au Japon, qui gère les réparations majeures des navires de la flotte du Pacifique-Ouest, alors que les réparations aériennes sont faites à Manama, à Bahreïn.

S’agissant du volet aérien, les installations civiles sont également en mesure d’assurer des missions de soutien militaire. De même que dans le domaine portuaire, l’activité commerciale – comme la gestion de la maintenance ou de la chaîne d’approvisionnement – peut également soutenir l’activité militaire. Un aéroport qui accueille des avions de lignes commerciaux peut également accueillir des avions militaires non-combattants (avions de transport par exemple). Par ailleurs, les installations de communication sensible ou autres équipements de télécommunication (y compris les radars, voire les systèmes d’armes) peuvent être opérées par les installations civiles modernes.

Ainsi, au travers de l’obtention de contrats de construction ou de modernisation d’installations portuaires et aéroportuaires, ensuite opérées par des sociétés chinoises, la Chine s’offre des enclaves dans plusieurs pays de la région de l’océan Indien, le long de ses routes maritimes commerciales.

Avec de telles installations et la présence de techniciens réseaux, de maintenance et de réparations et autres spécialités, le pays dispose de base ULD opérationnelles, capables de soutenir tous types d’opérations militaires, où pourraient accoster et se ravitailler des bâtiments de guerre sans contraintes politiques ou juridiques[44].

Au travers de la BRI – qui englobe près de soixante-cinq pays entre l’Asie, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe – avec laquelle la Chine cherche à créer un véritable « bien public global »[45] constitué d’un ensemble d’infrastructures logistiques –, la Chine pourrait disposer d’un réseau de bases ULD considérable.

 

References[+]


Du même partenaire

Anticiper et prévenir les dimensions sécuritaires du changement climatique

Défense et Sécurité

Par Nicolas CORDIER-LALLOUET, Stéphane DOSSÉ, Magali GOB

Source : IHEDN

Mis en ligne le 07 Fév 2019

L'éducation sous l'Etat Islamique: une bataille idéologique

Défense et Sécurité

Par Albane BURIEL

Source : IHEDN

Mis en ligne le 07 Fév 2019

Vers une ubérisation de l'écosystème de la Défense ?

Sociétés, Cultures, Savoirs

Par Emmanuel BURBAN; Benoît FICHET; Vincent GUIBOUT; Denis JEAMBRUN; Xavier LECINQ; Yves MOREAU; Mialisoa RAVELOJAONA; Didier REMOND & Eric TANTET

Source : IHEDN

Mis en ligne le 07 Fév 2019


Dernier article de(s) auteur(s)

Nos partenaires

 

afficher tout