Les dommages que pourraient susciter le changement climatique, les dĂ©gradations de la biosphĂšre mais Ă©galement les techniques transformant les ĂȘtres humains ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des risques, par dĂ©finition limitĂ©s dans leur portĂ©e et indemnisables. Il sâagit de dommages pouvant remettre en cause le dĂ©ploiement des sociĂ©tĂ©s humaines. Câest lâidĂ©e maĂźtresse qui structure cet article et qui invite Ă sâinterroger sur la capacitĂ© dâaction comme sur les consĂ©quences de lâutilisation des techniques et technologies humaines.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : Dominique Bourg, Pierre-BenoĂźt Joly et Alain Kaufmann, « Du risque Ă la menace Penser la catastrophe», Presses Universitaires de France. Collection LâĂ©cologie en questions 2013.
Reproduit avec lâautorisation de lâauteur.
Ce texte, ainsi que d’autres publications peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de l’universitĂ© de technologie de Troyes
Dommages transcendantaux
Les dommages que pourrait susciter le changement climatique, difficilement sĂ©parable des autres dĂ©gradations du systĂšme biosphĂšre, et ceux plutĂŽt immatĂ©riels qui pourraient dĂ©couler de lâessor des anthropotechniques, sont gĂ©nĂ©ralement conçus comme des risques, si nombreux soient-ils. Jâessaierai de montrer que le risque ne constitue pas pour les dĂ©gradations de la biosphĂšre une catĂ©gorie adĂ©quate, quâil est mĂȘme en lâoccurrence contre-productif. La raison en est que le risque, notion moderne sâil en est, requiert un double paradigme, individualiste et monĂ©taire. Or, les dommages en question ne sauraient ĂȘtre apprĂ©hendĂ©s en termes uniquement individuels et monĂ©taires. Ils concernent en effet nos conditions naturelles dâexistence, par dĂ©finition collectives, dont lâaltĂ©ration pourrait aller jusquâĂ remettre en cause le dĂ©ploiement mĂȘme des sociĂ©tĂ©s humaines, monnaies comprises. Dans ce cas, nous aurions Ă faire Ă une forme transcendantale de dommage, situĂ©e sur un plan mĂ©ta, conditionnant notre quotidien dans ces aspects matĂ©riels et relationnels.
La situation est plus complexe en ce qui concerne les anthropotechniques. Certains de leurs dĂ©veloppements pourraient affecter lâidĂ©e que nous nous faisons de notre propre humanitĂ© et concerne Ă©galement une forme de dommage transcendantal ; dâoĂč la place que nous leur accordons ici. Par ailleurs, lâun de problĂšmes majeurs quâoccasionnerait leur dĂ©veloppement est on ne peut plus classique, puisquâil sâagit de lâintensification des inĂ©galitĂ©s sociales, laquelle non plus ne relĂšve pas Ă proprement parler dâun risque.
Risques et modernité
Depuis quelques dĂ©cennies, rares sont dĂ©sormais les phĂ©nomĂšnes qui semblent encore pouvoir Ă©chapper au paradigme du risque. La sociĂ©tĂ© du risque dâUlrich Beck a probablement jouĂ© un rĂŽle dĂ©terminant dans cette invasion. Or, le risque ne relĂšve pas uniquement dâune approche par le calcul de probabilitĂ©s associant alĂ©a et vulnĂ©rabilitĂ©. Il emporte avec lui un prisme individualiste et monĂ©taire. Il nâa aucun sens en dehors dâune sociĂ©tĂ© individualiste, au sens de Louis Dumont, valorisant lâindividu et son parcours Ă©conomique, cherchant Ă promouvoir juridiquement la libertĂ© et lâenrichissement personnels. Le risque est inhĂ©rent au dĂ©veloppement de la sociĂ©tĂ© moderne, impulsĂ© tant par la philosophie de contrat et les revendications dont elle est porteuse que par lâĂ©conomie de marchĂ© naissante. Il est solidaire de la construction et de lâessor des sociĂ©tĂ©s libĂ©rales et industrielles. DĂ©s lors Ă©tendre quasi absolument cette catĂ©gorie, câest probablement le meilleur moyen se sâinterdire dâidentifier des phĂ©nomĂšnes nouveaux, Ă©chappant Ă la logique libĂ©rale et individualiste, et surtout la remettant ne serait-ce que partiellement en cause.
Le risque ne peut concerner que des dommages touchant un nombre restreint dâindividus, au sens propre ou figurĂ© (des individus physiques, mais Ă©galement une ville ou un pays par opposition Ă dâautres), et renvoie Ă une logique dâindemnisation et de compensation monĂ©taire. Quâil sâagisse de risques commerciaux, maritimes, affĂ©rents Ă la variĂ©tĂ© des dangers naturels ou au trafic automobile, de risques sociaux (accidents professionnels, malade, retraites), etc., le risque ne peut affecter quâun ou des individus, quâune partie dâun groupe considĂ©rĂ©, mais jamais le groupe en tant que tel, ce faute de quoi Ă©videmment les mĂ©canismes de mutualisation et de compensation pĂ©cuniaires ne sauraient fonctionner. Ces mĂ©canismes eux-mĂȘmes seraient par ailleurs privĂ©s de sens si la monnaie nâapparaissait comme une forme dâĂ©quivalent absolu. Le risque et les mĂ©canismes qui lui sont associĂ©s ne peuvent donc concerner quâindirectement la sociĂ©tĂ© en totalitĂ©, donc ni globalement, ni dans ses fondements. Sans assurances et systĂšmes de mutualisation du risque, le volume mĂȘme des activitĂ©s dâune sociĂ©tĂ© donnĂ©e ne pourrait en effet que se rĂ©duire du fait du renoncement des individus Ă nombre dâactivitĂ©s les exposant Ă des dommages difficilement supportables par des individus privĂ©s de toute espĂšce de filet assuranciel. Si par exemple la proposition de retraitĂ©s croit fortement, si le nombre de chĂŽmeur excĂšde un certain seuil, si donc la part des individus concernĂ©s devient trop importante, les mĂ©canismes associĂ©s au risque deviennent hors-jeu et câest lâensemble du systĂšme social qui entre en crise.
En revanche, dans une sociĂ©tĂ© traditionnelle, et holiste, marquĂ©e par de fortes solidaritĂ©s familiales ou claniques, cantonnant des Ă©changes monĂ©taires, leur soustrayant dâimportants secteurs, Ă commencer par la terre, le risque et la logique assurantielle ne sauraient avoir de place. Les individus et les alĂ©as de leur existences connaissent dâautres formes de protection, plus organiques, relevant dâune solidaritĂ© structurelle du groupe. Et dans le cadre de la modernitĂ©, câest lâĂtat lui-mĂȘme qui ne souscrit pas Ă une logique assurantielle, prĂ©cisĂ©ment parce quâil incarne la totalitĂ©.
Certes le mot « risque » peut connaĂźtre des acceptions plus larges, dĂ©passant le sens Ă©voquĂ©. La rĂ©alisation de ces risques en un autre sens englobe alors lâensemble de la sociĂ©tĂ©. Lorsquâune sociĂ©tĂ© entre par exemple en guerre ou dans une crise Ă©conomique profonde, voire dans des dynamiques dâeffondrement telles que Jared Diamond (2006) a pu les Ă©tudier, câest lâensemble de la sociĂ©tĂ© qui est affectĂ© par la rĂ©alisation du risque, mĂȘme si le degrĂ© de souffrance nâest pas Ă©galement rĂ©parti au sein de la population. Le point commun avec le sens premier du mot « risque » est lâidĂ©e dâune rupture violente, dâun avant et dâun aprĂšs dans la vie des individus concernĂ©s. Le risque et sa rĂ©alisation renvoient ainsi derechef Ă un phĂ©nomĂšne exceptionnel par opposition Ă un standard plus large. Quâil sâagisse dâune sociĂ©tĂ© sâeffondrant au milieu dâautres qui perdurent, ou de sociĂ©tĂ©s entrant en guerre pour un temps Ă lâissue duquel elles connaĂźtront de nouveau la paix, le retour ultĂ©rieur Ă la normalitĂ©, fĂ»t-elle diffĂ©rente de lâĂšre ayant prĂ©cĂ©dĂ© la crise, caractĂ©rise ces ruptures. Or, nous le verrons, les dommages matĂ©riels affectant la biosphĂšre pourraient dĂ©finitivement modifier nos conditions dâexistence, sans retour possible au statu quo ante.
BiosphÚre et non-pertinence de la catégorie du risque
Il est difficile dâenvisager le changement climatique en cours en lâisolant des autres dĂ©gradations du systĂšme biosphĂšre. Jâentends ici par biosphĂšre lâenveloppe de viabilitĂ© qui conditionne lâexistence mĂȘme de lâhumanitĂ©, et qui comporte la biosphĂšre, au sens restreint de lâensemble des espĂšces vivantes, lâhydrosphĂšre, la pĂ©dosphĂšre, ainsi que les couches superficielles de lâatmosphĂšre et de la lithosphĂšre (McNeill,2010). Or, lâessor exponentiel des activitĂ©s et de la dĂ©mographie humaines depuis les annĂ©es cinquante a profondĂ©ment dĂ©gradĂ© la biosphĂšre. Lâessentiel de ces dĂ©gradations renvoie aux neuf domaines suivants : le changement climatique, le taux dâĂ©rosion de la biodiversitĂ©, le cycle de lâazote, la dĂ©plĂ©tion de lâozone stratosphĂ©rique, lâacidification des ocĂ©ans, lâusage de lâeau douce et celui des sols, la quantitĂ© et la qualitĂ© de la pollution chimique et enfin, lâimpact des aĂ©rosols atmosphĂ©riques. Pour trois de ces domaines, nous avons dâores et dĂ©jĂ dĂ©passĂ© le seuil de dangerosité : le climat ayant le cycle du carbone, lâĂ©tat de la biodiversitĂ© conditionne la rĂ©silience au changement climatique, lequel pĂšsera lourd Ă son tour sur le rythme dâĂ©rosion des espĂšces, lequel dĂ©pendra encore de lâaugmentation du taux dâaciditĂ© des ocĂ©ans, du niveau de pollution des sols, etc.
Câest pourquoi je prĂ©fĂšre Ă©voquer ici un faisceau de dĂ©gradations â un processus bien engagĂ© -, et non telle dĂ©gradation particuliĂšre de la biosphĂšre, le climat ou tout autre paramĂštre.
Il nâest pas ici question de survenue de quelques alĂ©as, mais de mĂ©canismes cyndinogĂšnes en cours, quâil nous serait possible de rĂ©duire, mais que nous ne cherchons quâĂ attĂ©nuer, et que nous pourrions mĂȘme, malheureusement, amplifier, compte tenu de la double inertie, sociale et naturelle, des phĂ©nomĂšnes concernĂ©s (AIE, 2011 ; PNUE, 2012 ;UNEP,2011).Pour autant que poursuivre les processus en cours de dĂ©gradation conduit immanquablement Ă des dommages pour lâhumanitĂ©, il est de toute Ă©vidence inexact de parler de risque. Lâenjeu cumulĂ© ultime de ces dĂ©gradations, que lâon retienne lâune ou lâautre de ces deux entrĂ©es principales, le climat ou la biodiversitĂ©, nâest autre que lâatteinte dâun point de basculement Ă partir duquel les capacitĂ©s dâadaptation du genre humain seraient rĂ©solument dĂ©passĂ©es ; ce qui signifierait notamment une chue de capacitĂ©s mondiales de production alimentaire et, par voie de consĂ©quence, un effondrement des effectifs dĂ©mographiques de lâespĂšce.
Dans un mode de plus 4°C, les limites Ă lâadaptation humaine sont probablement dĂ©passĂ©es dans de nombreuses parties du monde, alors que celles propre aux systĂšmes naturels sont largement dĂ©passĂ©es dans le monde entier. En consĂ©quence, les services Ă©cosystĂ©miques dont dĂ©pendent les modes de vie humains ne pourraient ĂȘtre prĂ©servĂ©s. MĂȘme si des Ă©tudes ont suggĂ©rĂ© que lâadaptation devrait ĂȘtre possible dans quelques aires pour les systĂšmes humains, de telles Ă©tudes nâont gĂ©nĂ©ralement pas pris en compte la perte de service Ă©cosystĂ©mique. (Warren,2011)
Si on considĂšre lâentrĂ©e biodiversitĂ© (Barnosky,2012) lâhorizon nâest guĂšre plus dĂ©gagé :
Ici nous récapitulons les preuves selon lesquelles des transitions critiques à une échelle planétaire se sont déjà produites au sein de la biosphÚre, quoique rarement, et que désormais les hommes sont en train de provoquer une transition comparable, qui pourrait faire basculer rapidement et de maniÚre irréversible la Terre vers un état jamais expérimenté par le genre humain.
Autrement dit, nous aurions dĂ©sormais le choix vers des difficultĂ©s que nous pourrons encore assumer et des dommages que nous ne serons plus en mesure de supporter. Si tel devait ĂȘtre le cas, nous aurions créé des conditions hautement dĂ©favorables Ă lâĂ©panouissement du genre humain et ce sans possibilitĂ© de retour au statu quo ante.
Essayons de dĂ©crire lâĂ©coumĂšne qui pourrait nous Ă©choir, pour autant quâon puisse le faire, en se plaçant dans la pire des hypothĂšses. Commençons par un rappel dâautres paramĂštres, ceux touchant la dĂ©mographie et lâensemble des ressources. Nous serons probablement neuf milliards aux alentours de 2050 sur une planĂšte qui commence en certaines rĂ©gions Ă connaĂźtre des problĂšmes de disponibilitĂ© dâeau douce ; une planĂšte qui, si on considĂšre les ressources non conventionnelles, plus difficilement accessibles, connaĂźt encore dâabondantes ressources fossiles ; une planĂšte, dont les ressources minĂ©rales facilement exploitables sont grosso modo en voie dâĂ©puisement, ce qui signifie quâil conviendra dâaller chercher des minĂ©raux de plus en plus profondĂ©ment, avec souvent un taux de concentration moindre, et donc Ă grands renforts dâĂ©nergie fossile (Bihouix et Guillebon,2010)âŠLâĂ©coumĂšne sera vouĂ© Ă un rĂ©trĂ©cissement continu, du fait de la montĂ©e du niveau des mers dont rien ne peut nous assurer la rĂ©gularitĂ©, et en raison du changement du rĂ©gime de pluies. Lâintensification des phĂ©nomĂšnes mĂ©tĂ©orologiques extrĂȘmes rendra lâĂ©coumĂšne plus hostile. En cas de basculement des Ă©cosystĂšmes, et dâeffondrement des services Ă©cologiques, lâhostilitĂ© accrue pourrait se convertir en impossibilitĂ© radicale, plus ou moins Ă©tendue, dâhabiter. Si lâon devait en arriver lĂ , outre lâeffondrement dĂ©mographique, câest lâensemble de nos institutions â politiques, dĂ©mocratiques, juridiques, Ă©conomiques et financiĂšres â qui sâeffondrerait. Et lâon ne saurait non plus parler dâun retour Ă lâĂ©tat de nature, parce que lâĂ©tat en question prĂ©suppose une nature accueillante et source dâabondance qui aurait prĂ©cisĂ©ment disparu. Ce nâest toutefois pas le lieu dâanalyser lâabsurditĂ© mĂ©taphysique de cette fiction, Ă lâorigine de lâindividualisme moderne et de nos problĂšmes actuels au moins pour partie.
Il est clair quâune pareille situation ne saurait en rien relever du risque. Lâenjeu ne se situe pas ici sur le plan des risques, fussent-ils nuclĂ©aires et affĂ©rant Ă lâexploitation des centrales du mĂȘme nom. Il sâagirait ici de la condition aux possibilitĂ©s mĂȘmes dâĂ©panouissement de lâespĂšce humaine, de la condition au dĂ©veloppement de ses potentialitĂ©s. Il en irait de la disparition de la condition de possibilitĂ© naturelle au dĂ©ploiement des sociĂ©tĂ©s humaines, Ă savoir lâĂ©tat actuel de la biosphĂšre. Il nây a donc pas lĂ un bien public pareil Ă dâautres, mais un bien qui conditionne la possibilitĂ© de tous les autres, naturels ou sociaux, public ou privĂ©s. Câest dâailleurs pourquoi nous parlons dâun dommage transcendantal. Le problĂšme nâest pas ici individuel et aucun individu ne peut Ă©mettre quelque prĂ©tention vis-Ă -vis dâun tel bien public. Ce bien est lâindisponible par excellence (Bourg et Papaux, 2011). Nous sommes ici sur le plan du genre humain en tant que tel, mĂȘme si des sociĂ©tĂ©s et des individus peuvent tirer dans un premier temps des bĂ©nĂ©fices des dĂ©gradations en cours. Par ailleurs, lâapproche monĂ©taire et en termes de compensation nâa ici aucun sens. On peut bien envisager de compenser, dâune certaine maniĂšre, la disparition de ses parents pour un enfant, mais il ne saurait y avoir de compensation pour une dĂ©gradation pĂ©renne de ces conditions naturelles dâexistence, et a fortiori pour la disparition du genre humain ; ce qui nâa pas totalement Ă©chappĂ© Ă Beck.
Non seulement la notion de risque est inadĂ©quate, mais encore est elle dangereuse. Elle rabat en premier lieu ce qui conditionne, le transcendantal, sur le plan du conditionnĂ©, des phĂ©nomĂšnes expĂ©rimentĂ©s par le genre humain. En second lieu, lâinvasion de la catĂ©gorie du risque maniĂ©e par les techniques de communication jette le doute sur tout, et au premier chef sur les grands enjeux biosphĂ©riques, de sorte que toute vĂ©ritĂ© sâestompe sauf la cĂ©sure vraiment solide, individualiste et monĂ©taire, entre ceux qui possĂšdent et ceux qui ne possĂšdent pas. Et câest Ă©videmment ce qui se passe dans le climat notamment. (Conway & Oreskes,2010 ; Foucart,2010 ; Huet,2010 ; Godard,2010 ; Decroly, Gemenne et ZaccaĂŻ,2012). Et lâon sâest Ă©videmment empressĂ© dâobjecter par exemple Ă lâĂ©tude citĂ©e (Barnosky,2012) sur le basculement des Ă©cosystĂšmes que le scĂ©nario dĂ©crit nâĂ©tait pas certain, ce qui est juste, dans un sens ou dans lâautre dâailleurs, pour le pire comme pour le meilleur. Mais lĂ nâest prĂ©cisĂ©ment pas le problĂšme : câest la trajectoire mĂȘme de notre civilisation qui est Ă©minemment problĂ©matique et qui, au-delĂ de toutes les supputations possibles, nous conduit immanquablement Ă des dommages globaux. Le risque fait croire que lâhumanitĂ© pourrait sâextraire de lâimpasse dans laquelle elle sâenfonce par de petits calculs Ă©conomiques et/ou par quelque deus ex machina technologique.
Lâinvasion du risque est plus largement un des aspects de la nĂ©olibĂ©ralisation en cours des esprits, dont le trait le plus marquant est lâaffaiblissement extraordinaire des Ătats (Klein, 2010). Des Ătats qui sont en voie de marginalisation, lâespace rĂ©servĂ© Ă la chose publique semblant chaque jour plus Ă©troit. Des Ătats qui ne peuvent plus battre monnaie et deviennent les otages des banques, des agences de notation et donc dâinvestisseurs privĂ©s. Des Ătats qui nâexercent aucun contrĂŽle sur les entreprises multinationales, qui ont laissĂ© certaines dâentre elles jouir dâun monopole quasi mondial et qui se sont laissĂ© entraĂźner dans un dumping fiscal ruinant les finances publiques. De mĂȘme que nous avons rabattu les Ătats sur le plan des individus et autre agents Ă©conomiques, nous rabattons les enjeux biosphĂ©riques sur le plan des risques.
Quid dans ces conditions du principe de prĂ©caution, dont on prĂ©tend gĂ©nĂ©ralement quâil concerne notamment les risques environnementaux globaux ? En rĂ©alitĂ©, il est fort Ă craindre quâil nây ait pas grand-chose Ă attendre en matiĂšre biosphĂ©rique du principe de prĂ©caution. Le principe ne vaut que sur un territoire donnĂ© et a grand peine Ă sâimposer Ă lâĂ©chelle internationale. Et surtout, le principe ne vaut que lĂ oĂč le droit peut sâimposer, Ă savoir, face Ă un problĂšme circonscrit, un risque prĂ©cisĂ©ment, affĂ©rent Ă une technique particuliĂšre, ce qui nâest pas le cas avec le carbone et plus gĂ©nĂ©ralement lâensemble des flux sous-jacents Ă nos activitĂ©s Ă©conomiques. On ne saurait attendre dâun seul principe de droit positif un changement emportant tout une civilisation, fĂ»t-ce pour en empĂȘcher la dĂ©rive.
Anthropotechniques et dommages transcendantaux
Nous entendons par anthropotechniques des techniques visant Ă transformer des ĂȘtres humains en intervenant sur leur corps et leur psychisme, voire en leur modifiant sensiblement, mais sans finalitĂ© mĂ©dicale (Goffette,2006, p69). Les problĂšmes sont ici dâune nature tout diffĂ©rente de ceux que lâon vient dâaborder. On peut considĂ©rer un dommage environnemental comme un mal, et comme un bien le fait de lâĂ©viter. En revanche, celui qui recourt Ă une intervention anthropotechnique cherche un mieux ou Ă Ă©viter ce qui lui apparaĂźt comme un moindre bien ; il cherche Ă optimiser ce qui lui apparaĂźt sous-optimal. Et quel que soit au final le choix de lâindividu en question, et les interprĂ©tations qui lâinspirent, il nâa pas dâincidence directe sur autrui, mais gĂ©nĂ©ralement une incidence indirecte.
ConsidĂ©rons deux cas de figure trĂšs diffĂ©rents et en premier lieu le cas dâindividus dĂ©sirant modifier leur apparence physique, non de façon vestimentaire ou apparentĂ©e, mais en recourant Ă une ou des anthropotechniques pour par exemple allonger ses jambes ou accroĂźtre sa carrure. Envisageons le cas cocasse dâun dĂ©sir dâoreilles dâĂ©lĂ©phant (Freitas, 2007). Comment apprĂ©hender la rĂ©alisation de ce genre de dĂ©sir, de cette volontĂ© dâamĂ©lioration de son apparence physique, non pour la personne en question, mais dâun point de vue social ? Contentons-nous de remarquer quâil est alors trĂšs difficile de trouver des critĂšres spĂ©cifiques dâapprĂ©ciation, des critĂšres autres que ceux permettant de juger lâapparence effrayante tomberaient sous le chef dâaccusation de trouble Ă lâordre publique.
Ne pourrait-on pas cependant dĂ©noncer dans ce genre dâopĂ©ration une atteinte Ă la dignitĂ© humaine ? Ce ne me semble pas pouvoir ĂȘtre le cas car cette notion permet plutĂŽt de protĂ©ger des personnes contre lâagissement nĂ©faste dâautres. On pourrait alors Ă©voquer le cas dâune auto-atteinte Ă la dignitĂ©, par la personne elle-mĂȘme, sur elle-mĂȘme. Mais attention, cette notion permet aussi de protĂ©ger la dignitĂ© et lâhumanitĂ© dâun individu, quelle que soit la situation ou lâapparence qui peuvent lui Ă©choir. On peut Ă cet Ă©gard Ă©voquer le film ElĂ©phant Man mettant prĂ©cisĂ©ment en scĂšne le regard deshumanisant portĂ© par autrui sur un individu souffrant dâune malformation congĂ©nitale ostentatoire.
ConsidĂ©rons un usage des anthropotechniques qui porterait autrement Ă consĂ©quences. Quâadviendrait-il si le scĂ©nario imagĂ© par le gĂ©nĂ©ticien amĂ©ricain Lee Silver (1997) venait Ă se rĂ©aliser ? On connait la croyance trĂšs rĂ©pandue aux USA selon laquelle nos gĂšnes dĂ©terminent directement nos comportements. DâoĂč la tentation de nombreux parents de doter leur enfant dâun capital gĂ©nĂ©tique amĂ©liorĂ©, via les anthropotechniques, avec une attente de rĂ©sultat tant sur le plan physique que comportemental. On peut supposer que ces parents, qui auront investi, Ă tous les sens du terme, dans le capital gĂ©nĂ©tique de leur enfant, nâauront quâune crainte : quâil sâunisse avec quelquâun qui nâaurait pas bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun pareil enrichissement, lequel serait alors complĂštement perdu. Lee Silver propose de rĂ©soudre le problĂšme en suggĂ©rant quâon intervienne sur les molĂ©cules de liaison entre spermatozoĂŻdes et ovules, de tel sorte que tous les enfants qui auraient bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun enrichissement gĂ©nĂ©tique ne seraient plus interfĂ©conds avec ceux qui nâen auraient pas bĂ©nĂ©ficiĂ©. Le Wasp originaire de la cĂŽte Est et plutĂŽt fortunĂ© ne risquerait plus de connaĂźtre une union fĂ©conde avec une personne au gĂ©nome standard. La satisfaction de cette demande, rendue possible par la technologie disponible et le marchĂ© aboutirait Ă une altĂ©ration profonde de notre situation profonde et symbolique. Depuis la disparition de lâhomo sapiens neandertalensis, il existe en effet un genre humain avec une seule espĂšce humaine. Avec lâhypothĂšse envisagĂ©e, nous aboutirions, au bout de quelques gĂ©nĂ©rations, Ă lâexistence de deux espĂšces au sein du genre humain. Deux espĂšces dont on peut imaginer quâelles nâentretiendraient pas nĂ©cessairement des relations harmonieuses. Cet Ă©tat de choses nâaffecterait rien moins que lâidĂ©e que nous nous faisons de notre humanitĂ©. Elle nous paraĂźt en effet insĂ©parable de son caractĂšre indivisible et universel. Or, nous nous retrouverions avec deux espĂšces conçues en outre de façon hiĂ©rarchique. Nous sortirions du cercle constituĂ© par lâaffirmation de lâunitĂ© du genre humain, sur laquelle reposent les droits humains comme le principe de lâĂ©galitĂ© des citoyens devant la loi. Un hĂ©ritage que lâon peut considĂ©rer comme une forme symbolique et idĂ©elle du bien public. Pour autant ledit bien serait profondĂ©ment altĂ©rĂ©, il y aurait lĂ un dommage symbolique, touchant un concept clĂ© de notre Ă©difice social. On retrouve ici cette hubris moderne aux yeux de laquelle lâaltĂ©ration dâun bien public pour le bĂ©nĂ©fice dâun petit nombre ne semble mĂȘme pas problĂ©matique.
Quoi quâil en soit, lĂ encore, il nâest guĂšre loisible de parler de risque. Comme dans le cas de la biosphĂšre, on part dâune situation, lâautorisation dâopĂ©rations anthropotechniques qui conduisent Ă une altĂ©ration de notre idĂ©e mĂȘme dâhumanitĂ©, et Ă une situation lourde de violences possibles entre les deux espĂšces en question. Il nâest pas question dâalĂ©a, mais dâun dĂ©veloppement dâun Ă©tat de fait dont les consĂ©quences finissent par concerner la sociĂ©tĂ© dans sa globalitĂ©. Toute autre est la situation des oreilles dâĂ©lĂ©phant : on reste dans une situation individuelle, et le risque existe bel et bien pour lâindividu de ne plus supporter la modification de son apparence ardemment souhaitĂ©e antĂ©rieurement.
Nous avons parlĂ© dâun dommage symbolique, mais est-on fondĂ© Ă parler ici aussi dâun dommage transcendantal ? Non, pour deux raisons. La premiĂšre est quâun retour en arriĂšre est possible, il suffirait de rendre les individus du groupe ayant donnĂ© lieu Ă spĂ©ciation Ă nouveau interfĂ©conds par les mĂȘmes anthropotechniques. En outre, le bien public en question, dâorigine europĂ©enne, nâest pas universellement reconnu comme un bien public.
Poursuivons la rĂ©flexion sur lâintĂ©rĂȘt et les consĂ©quences dâune amĂ©lioration des ĂȘtres humains via les anthropotechniques, en interrogeant quelques-unes des affirmations charriĂ©es par le discours transhumaniste. Ă des fins problĂ©matiques, je partirai de la diffĂ©rence entre condition et nature humaines, ce qui devrait nous permettre dâaborder Ă nouveau la question du transcendantal et dâĂ©valuer certaines des prĂ©tentions du transhumanisme et une amĂ©lioration de la condition humaine.
La prĂ©tention cardinale de ce courant de pensĂ©e est celle Ă une forme non dâimmortalitĂ©, mais dâamoralitĂ©, avec un allongement de nos durĂ©es de vie plus ou moins important. Un allongement significatif de lâespĂ©rance de vie moyenne (mais attention les transhumanistes raisonnent en termes dâintervention technique, et donc sur des individus) nous ferait sortir de la nature humaine en ce sens que tous les ĂȘtres humains, mĂȘme dans les conditions optimales, ne sauraient dĂ©passer une certaine durĂ©e de vie, situĂ©e entre un siĂšcle et un siĂšcle et demi. Plus gĂ©nĂ©ralement le vieillissement et la mort constituent un trait commun Ă toutes espĂšces, un trait systĂ©mique, dĂ©pendant donc dâune grande multiplicitĂ© de facteurs, quâon ne saurait surmonter en bricolant quelques gĂšnes. Sans quoi, lâĂ©volution aurait dĂ©jĂ produit quelques mutants immortels (Swynghedauw et Toussaint, 2010). Imaginons toutefois que nous soyons parvenus Ă allonger notre durĂ©e dâexistence de façon significative, aurions-nous pour autant transformĂ© et mĂȘme amĂ©liorĂ© la condition humaine ? Non et pour de multiples raisons. En premier lieu, le trait le plus prĂ©gnant de la condition humaine est notre finitude, laquelle commence par le fait dâĂȘtre né ; nous pourrions ne pas ĂȘtre nĂ©s, ou ĂȘtre nĂ©s autrement. Ce par rapport Ă quoi nos techniques nâont aucune prise. Un autre trait de la finitude qui nous Ă©choit est de devoir choisir, et donc de devoir renoncer Ă ceux des choix que nous nâavons pas retenus. Compte tenu du coĂ»t des anthropotechniques, nous ne saurions Ă sept milliards tous en bĂ©nĂ©ficier. Choisir de prolonger la vie de quelques-uns, trĂšs certainement les plus riches, câest encore accroĂźtre leur degrĂ© de prĂ©lĂšvement sur les ressources et les capacitĂ©s de charge du systĂšme biosphĂšre. Un autre trait de notre finitude est la saveur des premiĂšres fois et la lassitude que finit par susciter Ă lâimpossibilitĂ© oĂč il se trouve de mourir. Nous pourrions lutter contre lâennui et annulant techniquement notre mĂ©moire, ce qui serait alors une façon de mourir, de mourir en tant que moi insĂ©parable dâun vĂ©cu et dâune mĂ©moire. Force est de constater primo que nous ne saurions sortir de la condition humaine comme nous pourrions Ă©ventuellement nous affranchir de tel aspect particulier de notre cahier des charges physiologique ; secundo, il nây aurait pas dâamĂ©lioration gĂ©nĂ©rale de la condition humaine, mais au mieux et de façon discutable, une amĂ©lioration partielle de la condition de certains individus, au dĂ©triment de celle dâautres individus.
Certes la diffĂ©rence que nous faisons entre condition et nature humaines est contestable. La diffĂ©rence des sexes est par exemple Ă la fois une donnĂ©e biologique structurante et un trait tout aussi essentiel Ă la condition humaine. Il semble bien toutefois que nous approchions avec la condition humaine dâun plan transcendantal auquel, Ă la diffĂ©rence de celle de la biosphĂšre, il ne nous est pas mĂȘme possible de porter atteinte.
MĂȘme si les anthropotechniques connaissent un nouvel essor, le problĂšme gĂ©nĂ©ral quâelles posent nâa rien de nouveau, Ă savoir lâaccroissement des inĂ©galitĂ©s. Les anthropotechniques ne devraient pas en effet dĂ©roger Ă la rĂšgle que semble prĂ©valoir depuis quâune partie de lâhumanitĂ© est parvenue Ă exploiter technologiquement et significativement les Ă©nergies fossiles : une quĂȘte de la puissance qui ne cesse dâaccroĂźtre lâĂ©cart entre les plus nantis et les plus dĂ©munis. Comparativement Ă une hache, par exemple, une tronçonneuse augmente la productivitĂ© du travail dâun facteur allant de 100 Ă 1000. Ce qui nous permet de comprendre quâavant les annĂ©es 1820, les Ă©carts de richesse matĂ©rielle entre les nations nâaient probablement pas dĂ©passĂ©, ou alors de peu, un rapport de 1 Ă 2 (Bairoch, 1997). Le PIB par habitant atteint au Qatar 85 600$, 79 600$ au Luxembourg et 46 300$ aux USA pour 200$ au Zimbabwe et 400$ au Liberia. Le Qatar est ainsi en moyenne 428 fois plus riche que le Zimbabwe, alors quâĂ la fin du XVIIIe siĂšcle, avant lâenvolĂ©e de la rĂ©volution industrielle, il aurait Ă©tĂ© impossible de trouver une nation deux fois plus riche quâune autre. Le prĂ©sent et plus encore lâavenir proche, semblent aux antipodes de lâespĂ©rance des modernes, de Bacon Ă Hegel aussi bien que Marx : la maĂźtresse technique de la nature leur paraissait receler la promesse dâune reconnaissance universelle des hommes dans leur Ă©gale dignitĂ©. La dialectique hĂ©gĂ©lienne du maĂźtre et de lâesclave, celui-ci finissant par lâemporter grĂące Ă son travail, cristallisa un temps cette espĂ©rance. Or, cette dynamique est visiblement inopĂ©rante Ă lâĂ©chelle de la planĂšte. Au lieu de la reconnaissance de lâĂ©gale dignitĂ© de tous rĂȘvĂ©e par Hegel, lâinĂ©galitĂ© du monde nous conduit Ă une minoritĂ© de plus en plus performante et riche, dominant une masse peu productive durablement pauvre. On ne voit ni comment ni pourquoi les anthropotechniques Ă©chapperaient Ă cette dynamique. Et lĂ encore, il ne sâagit pas Ă proprement parler dâun risque, mais de lâeffet quasi assurĂ© dâune tendance gĂ©nĂ©rale et impĂ©rieuse, qui seule une rĂ©gulation publique extrĂȘmement forte pourrait contrecarrer.
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Au fondement tant des dĂ©gradations de la biosphĂšre que de la volontĂ© de bouleverser la condition humaine, se trouve la croyance occidentale et moderne en la puissance sans limites de nos technologies. Dans le premier cas, elle nous conduit Ă parier les conditions naturelles dâexistence et mĂȘme la survie du genre humain, et dans le second derechef, pour autant que le transhumanisme contribue Ă nous dĂ©tourner du souci de notre survie collective.
Dâautres, notamment Jean-Baptiste Fressoz et Dominique Pestre, ont cherchĂ© Ă montrer que la sociĂ©tĂ© du risque ne pouvait caractĂ©riser une seconde modernitĂ© rĂ©flexive, pour autant que la modernitĂ© libĂ©rale et industrielle avait, dĂšs ses origines, cherchĂ© Ă acculturer les populations Ă une prise de risques croissante dont elle Ă©tait parfaitement consciente. La vague nĂ©olibĂ©rale, Ă laquelle ressortit Ă mes yeux lâinflation de la notion du risque, tend dĂ©sormais Ă nous faire croire que notre mise en danger absolue nâest quâun risque, Ă lâimage de ceux que tout bon capitaine dâindustrie doit prendre.
NB : Pour les rĂ©fĂ©rences de lâarticle se rĂ©fĂ©rer Ă lâouvrage p124-126
Par : Dominique BOURG
Source : Université de Technologie de Troyes