Mali : l’entre deux

Mis en ligne le 23 Août 2018

Cet article dresse un bilan stratĂ©gique de la situation au Mali. Ce tableau intĂšgre les forces profondes et ruptures qui modĂšlent le paysage malien. Selon les auteurs, la question de la gouvernance est au cƓur de l’équation malienne, Ă©quation emblĂ©matique du rĂŽle que la France peut jouer sur le long terme en Afrique.

 


Les opinions exprimĂ©es dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : Jean Dufourcq, Olivier Kempf, « Mali : l’entre deux », La Vigie, lettre bimensuelle sur abonnement, numĂ©ro 99

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Mali : l’entre deux

Le premier tour de l’élection prĂ©sidentielle au Mali a ramenĂ© l’attention sur ce pays du Sahel, cƓur rĂ©gional d’une difficile tension sĂ©curitaire. Alors qu’à l’issue de l’opĂ©ration Serval, chacun lui prĂ©disait un nouveau dĂ©part, les commentaires sont cinq ans plus tard beaucoup plus pessimistes. Le tableau n’est pourtant pas uniformĂ©ment sombre, mĂȘme si beaucoup de difficultĂ©s persistent et que d’autres se profilent. L’approche française est restĂ©e trĂšs sĂ©curitaire alors que le problĂšme est d’abord politique.

Du Sahara au Sahel

Une des premiĂšres difficultĂ©s rĂ©side dans la confusion entre Sahara et Sahel. La France ne cesse de parler de « Bande SahĂ©losaharienne » (BSS) comme si cet agglomĂ©rat recouvrait une mĂȘme rĂ©alitĂ© gĂ©ographique homogĂšne (LV 18). Il n’en est rien et cette confusion premiĂšre a entraĂźnĂ© une dĂ©gradation de la crise. Celle-ci Ă©tait localisĂ©e au nord du Mali (sa partie saharienne), voici dĂ©sormais qu’elle s’étend au centre, le long de la boucle du Niger, ce qui constitue le Sahel Ă  proprement parler. Une prise de conscience tardive semble s’installer puisque l’opĂ©ration Barkhane intervient surtout dans le Nord, tandis que la force G5 Sahel (LV 71), en cours de constitution, agira plutĂŽt dans la bande sahĂ©lienne. Son QG est d’ailleurs Ă  SĂ©varĂ©, non loin de Mopti, au centre du Mali.

Terroristes ou irrédentistes ?

Une autre confusion tient aux objectifs poursuivis par les uns et les autres. Les Français sont obsĂ©dĂ©s par la lutte antiterroriste, selon le vocable lancĂ© par les AmĂ©ricains du temps de Georges W. Bush et maladroitement repris par les autoritĂ©s françaises. S’il faut dĂ©signer par lĂ  des djihadistes militants, notamment ceux regroupĂ©s autour d’Iyad Ag Ghali ou de Benmokhtar (LV 64 et LV 80), il ne faut pas ignorer la diversitĂ© ethnique des diffĂ©rentes factions sahariennes : clans touareg divers, bien sĂ»r, mais aussi arabes et maures. Or, les accords d’Alger, signĂ©s en mai 2015, ont donnĂ© une place significative aux mouvements armĂ©s, les lĂ©gitimant de fait. Cela a entraĂźnĂ©, paradoxalement, la multiplication de ces mĂȘmes mouvements, chaque faction comprenant qu’elle devait avoir des armes pour exister politiquement. Or, vu de Bamako, tous ces mouvements ne sont pas d’abord djihadistes ou islamistes mais bien des irrĂ©dentistes. C’est d’ailleurs le principal Ă©chec des djihadistes que de ne pas avoir rĂ©ussi Ă  fĂ©dĂ©rer les tribus dans un mĂȘme projet politique ; ils ont dĂ» au contraire Ă©pouser les moindres disparitĂ©s locales (ES n° 5). Il faut ici rappeler que le Mali est majoritairement musulman et que le gros de la population ne voit pas l’islam radical comme une menace. Cela provoque donc un diffĂ©rend stratĂ©gique entre la France et le Mali. Il faut ici pointer que la lutte contre le djihadisme n’est pas la façon la plus adĂ©quate de favoriser le dĂ©veloppement politique et Ă©conomique du pays en gĂ©nĂ©ral, du nord saharien en particulier. De mĂȘme, le rĂŽle dĂ©volu Ă  l’AlgĂ©rie lui a permis une politique saharienne ambiguĂ«, qui doit plus Ă  des considĂ©rations intĂ©rieures qu’à une vision rĂ©gionale.

Quelle représentation politique ?

La diffĂ©rence d’approche et la confusion gĂ©ographique suscitent une relation malaisĂ©e avec les territoires et donc les populations. La rĂ©alitĂ© humaine du Mali est celle d’un pays ethniquement divers. Or, en accentuant la diffĂ©rentiation ethnique dans le nord, on suscite logiquement le mĂȘme phĂ©nomĂšne dans le centre. Ainsi observe-ton depuis trois ans l’apparition de tensions entre Bambaras, Dogons, Peuls, SonghaĂŻs. Ainsi les oppositions traditionnelles entre pasteurs et cultivateurs ou entre ethnies se sont aggravĂ©es et criminalisĂ©es. La pression dĂ©mographique ou le retard Ă©conomique en sont des causes premiĂšres : elles ont pourtant Ă©tĂ© accentuĂ©es par le « mal-État » venu de la capitale. Celle-ci en effet a du mal Ă  diriger une administration rĂ©guliĂšre, une justice convenable et une sĂ©curitĂ© efficace. Les forces de souverainetĂ© ne rĂ©pondent pas aux attentes : mal commandĂ©es, minĂ©es par la corruption ou les rivalitĂ©s ethniques, elles dĂ©lĂšguent bien souvent leurs fonctions Ă  des milices paramilitaires. Surtout, les Bambaras, majoritaires dans le sud du Mali, font plutĂŽt confiance Ă  leurs affidĂ©s, minoritaires dans le centre du pays. DĂšs lors, les autres groupes ethniques perdent confiance. Le monopole de la violence perd sa lĂ©gitimitĂ©. L’État non impartial se dilue. Croire que l’élection va tout rĂ©gler est probablement une illusion. L’élection est efficace quand les rivalitĂ©s ethniques ont Ă©tĂ© levĂ©es et qu’une administration rĂ©glĂ©e favorise les conditions de la vie commune. Alors, elle procure une base de lĂ©gitimitĂ© politique. Dans les circonstances inverses, celles qui prĂ©valent aujourd’hui au Mali, elles accĂ©lĂšrent au contraire la dilution sociale et les tensions internes. DĂ©sormais, il y a un « nouveau front sĂ©curitaire au centre », comme nous le signalions dĂšs 2016 (LV 52). Les clivages du nord se sont accentuĂ©s et diffusĂ©s au centre. Les groupes djihadistes interviennent lĂ -dessus, mettant du sel sur les plaies. Mais il ne faut pas s’y tromper : dans le centre, ils ne sont pas la cause mais la consĂ©quence des dĂ©sordres qu’ils accentuent.

DĂ©centralisation et organisation de l’État

Tout ceci pose la question de l’organisation de l’État. Celui-ci doit faire face Ă  un gradient gĂ©ographique prononcĂ©, accru par une grande diversitĂ© dĂ©mographique et ethnique. Toute la question est donc celle de son organisation et des rapports entre le centre (ici, au sud) et les pĂ©riphĂ©ries. Constatons que pour un État encore rĂ©cent, cette question de la maĂźtrise du territoire demeure cruciale voire existentielle. On peut bien sĂ»r Ă©voquer la dĂ©centralisation. Constatons que notre expĂ©rience française n’est pas forcĂ©ment un modĂšle Ă  suivre. En effet, notre dĂ©centralisation intervint aprĂšs un long processus de centralisation administrative, lancĂ©e principalement Ă  partir de la RĂ©volution française et accentuĂ©e nettement au cours de la IIIe RĂ©publique. Autrement dit, il fallut deux siĂšcles d’histoire avant qu’on se mette Ă  inverser la tendance, sans d’ailleurs que l’organisation actuelle ne donne pleinement satisfaction, si on Ă©coute les rĂ©criminations sur le millefeuilles territorial français. Aussi, venir proposer notre « modĂšle » n’est-il pas forcĂ©ment trĂšs pertinent.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille raidir la centralisation : simplement relativiser l’instinct Ă©tatique de Bamako qui se sait un État fragile et se mĂ©fie justement de tout transfert de compĂ©tences que la capitale a dĂ©jĂ  tant de mal Ă  exercer.
Il faut au contraire poursuivre l’aide Ă  la construction Ă©tatique. La communautĂ© internationale s’est beaucoup concentrĂ©e sur les forces de souverainetĂ© : ce fut par facilitĂ©. En effet, on s’appuya les forces françaises, premiĂšres entrĂ©es. Or si elles donnĂšrent un coup d’arrĂȘt Ă  la guerre (et ce fut la remarquable dĂ©monstration de Serval), elles sont aujourd’hui dans l’impossibilitĂ© de gagner la paix qui passe par une stratĂ©gie de dĂ©veloppement
politique et Ă©conomique. Force est de reconnaĂźtre que l’on a suivi les voies habituelles qui ont rarement donnĂ© satisfaction. Si elles ont correctement assurĂ© l’entrĂ©e en premier, elles ne peuvent pas assurer l’action en second (LV 80).

Quelques facteurs d’optimisme

Tout n’est pourtant pas perdu. En effet, le Sud paraĂźt assez solide et la capitale Bamako montre des frĂ©missements positifs qu’il faut aussi mentionner. De ce point de vue, observons que la situation Ă©conomique n’est pas si mauvaise. La croissance Ă©conomique tient un rythme annuel de 5%, l’inflation est basse, la stabilitĂ© budgĂ©taire rĂ©elle et la production de coton a repris. Ce bilan positif doit ĂȘtre corrigĂ© de la persistance de la corruption qui touche tous les rouages de l’Etat. Celle-ci demeure le principal moyen d’enrichissement et est connectĂ©e Ă  tous les trafics criminels qui polarisent la rĂ©gion (LV 18). On a comme l’impression d’une course de vitesse entre le dĂ©veloppement Ă©conomique du sud, qui pourrait devenir le pĂŽle de solidification du Mali, et les fragmentations politiques du nord, avec le risque d’un Ă©clatement du pays.

Et la France ?

La France est condamnĂ©e Ă  rester, ne seraitce que parce que le dĂ©veloppement de l’Afrique constitue la seule stratĂ©gie durable qui permettra d’endiguer le dĂ©bordement dĂ©mographique qui s’annonce et qui a dĂ©jĂ  commencĂ©. Voici un objectif stratĂ©gique de long terme, qui lui permettra de surcroit de maintenir ses multiples relais d’influence et donc de peser politiquement, dĂ©mographiquement, culturellement, Ă©conomiquement et stratĂ©giquement au cours du XXIe siĂšcle.
Il lui faudra probablement maintenir l’opĂ©ration Barkhane et continuer d’assurer seule (ou presque) le soutien de la force G5 Sahel. Celle-ci est une Ă©tape dans la bonne direction mais ne nous y trompons pas : il faudra dix ans pour qu’elle donne son plein effet. Il sera sĂ©curitaire mais surtout politique, permettant une approche partagĂ©e des pays sahĂ©liens et, Ă  terme, des riverains du Sahara. Il lui faudra aussi faire Ă©voluer son logiciel politique, abandonner les mantras de la « lutte contre le terrorisme » ou de la dĂ©centralisation pour Ă©pauler et orienter les efforts. RĂŽle malaisĂ© et dĂ©licat oĂč elle sera seule mais dont elle tirera seule les bĂ©nĂ©fices.

 

 


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