Cet article dresse un bilan stratĂ©gique de la situation au Mali. Ce tableau intĂšgre les forces profondes et ruptures qui modĂšlent le paysage malien. Selon les auteurs, la question de la gouvernance est au cĆur de lâĂ©quation malienne, Ă©quation emblĂ©matique du rĂŽle que la France peut jouer sur le long terme en Afrique.
Les opinions exprimĂ©es dans cet article nâengagent pas le CSFRS.
Les rĂ©fĂ©rences originales de ce texte sont : Jean Dufourcq, Olivier Kempf, « Mali : l’entre deux », La Vigie, lettre bimensuelle sur abonnement, numĂ©ro 99
Ce texte, ainsi que dâautres publications peuvent ĂȘtre visionnĂ©s sur le site de La Vigie :
Mali : l’entre deux
Le premier tour de lâĂ©lection prĂ©sidentielle au Mali a ramenĂ© lâattention sur ce pays du Sahel, cĆur rĂ©gional dâune difficile tension sĂ©curitaire. Alors quâĂ lâissue de lâopĂ©ration Serval, chacun lui prĂ©disait un nouveau dĂ©part, les commentaires sont cinq ans plus tard beaucoup plus pessimistes. Le tableau nâest pourtant pas uniformĂ©ment sombre, mĂȘme si beaucoup de difficultĂ©s persistent et que dâautres se profilent. Lâapproche française est restĂ©e trĂšs sĂ©curitaire alors que le problĂšme est dâabord politique.
Du Sahara au Sahel
Une des premiĂšres difficultĂ©s rĂ©side dans la confusion entre Sahara et Sahel. La France ne cesse de parler de « Bande SahĂ©losaharienne » (BSS) comme si cet agglomĂ©rat recouvrait une mĂȘme rĂ©alitĂ© gĂ©ographique homogĂšne (LV 18). Il nâen est rien et cette confusion premiĂšre a entraĂźnĂ© une dĂ©gradation de la crise. Celle-ci Ă©tait localisĂ©e au nord du Mali (sa partie saharienne), voici dĂ©sormais quâelle sâĂ©tend au centre, le long de la boucle du Niger, ce qui constitue le Sahel Ă proprement parler. Une prise de conscience tardive semble sâinstaller puisque lâopĂ©ration Barkhane intervient surtout dans le Nord, tandis que la force G5 Sahel (LV 71), en cours de constitution, agira plutĂŽt dans la bande sahĂ©lienne. Son QG est dâailleurs Ă SĂ©varĂ©, non loin de Mopti, au centre du Mali.
Terroristes ou irrédentistes ?
Une autre confusion tient aux objectifs poursuivis par les uns et les autres. Les Français sont obsĂ©dĂ©s par la lutte antiterroriste, selon le vocable lancĂ© par les AmĂ©ricains du temps de Georges W. Bush et maladroitement repris par les autoritĂ©s françaises. Sâil faut dĂ©signer par lĂ des djihadistes militants, notamment ceux regroupĂ©s autour dâIyad Ag Ghali ou de Benmokhtar (LV 64 et LV 80), il ne faut pas ignorer la diversitĂ© ethnique des diffĂ©rentes factions sahariennes : clans touareg divers, bien sĂ»r, mais aussi arabes et maures. Or, les accords dâAlger, signĂ©s en mai 2015, ont donnĂ© une place significative aux mouvements armĂ©s, les lĂ©gitimant de fait. Cela a entraĂźnĂ©, paradoxalement, la multiplication de ces mĂȘmes mouvements, chaque faction comprenant quâelle devait avoir des armes pour exister politiquement. Or, vu de Bamako, tous ces mouvements ne sont pas dâabord djihadistes ou islamistes mais bien des irrĂ©dentistes. Câest dâailleurs le principal Ă©chec des djihadistes que de ne pas avoir rĂ©ussi Ă fĂ©dĂ©rer les tribus dans un mĂȘme projet politique ; ils ont dĂ» au contraire Ă©pouser les moindres disparitĂ©s locales (ES n° 5). Il faut ici rappeler que le Mali est majoritairement musulman et que le gros de la population ne voit pas lâislam radical comme une menace. Cela provoque donc un diffĂ©rend stratĂ©gique entre la France et le Mali. Il faut ici pointer que la lutte contre le djihadisme nâest pas la façon la plus adĂ©quate de favoriser le dĂ©veloppement politique et Ă©conomique du pays en gĂ©nĂ©ral, du nord saharien en particulier. De mĂȘme, le rĂŽle dĂ©volu Ă lâAlgĂ©rie lui a permis une politique saharienne ambiguĂ«, qui doit plus Ă des considĂ©rations intĂ©rieures quâĂ une vision rĂ©gionale.
Quelle représentation politique ?
La diffĂ©rence dâapproche et la confusion gĂ©ographique suscitent une relation malaisĂ©e avec les territoires et donc les populations. La rĂ©alitĂ© humaine du Mali est celle dâun pays ethniquement divers. Or, en accentuant la diffĂ©rentiation ethnique dans le nord, on suscite logiquement le mĂȘme phĂ©nomĂšne dans le centre. Ainsi observe-ton depuis trois ans lâapparition de tensions entre Bambaras, Dogons, Peuls, SonghaĂŻs. Ainsi les oppositions traditionnelles entre pasteurs et cultivateurs ou entre ethnies se sont aggravĂ©es et criminalisĂ©es. La pression dĂ©mographique ou le retard Ă©conomique en sont des causes premiĂšres : elles ont pourtant Ă©tĂ© accentuĂ©es par le « mal-Ătat » venu de la capitale. Celle-ci en effet a du mal Ă diriger une administration rĂ©guliĂšre, une justice convenable et une sĂ©curitĂ© efficace. Les forces de souverainetĂ© ne rĂ©pondent pas aux attentes : mal commandĂ©es, minĂ©es par la corruption ou les rivalitĂ©s ethniques, elles dĂ©lĂšguent bien souvent leurs fonctions Ă des milices paramilitaires. Surtout, les Bambaras, majoritaires dans le sud du Mali, font plutĂŽt confiance Ă leurs affidĂ©s, minoritaires dans le centre du pays. DĂšs lors, les autres groupes ethniques perdent confiance. Le monopole de la violence perd sa lĂ©gitimitĂ©. LâĂtat non impartial se dilue. Croire que lâĂ©lection va tout rĂ©gler est probablement une illusion. LâĂ©lection est efficace quand les rivalitĂ©s ethniques ont Ă©tĂ© levĂ©es et quâune administration rĂ©glĂ©e favorise les conditions de la vie commune. Alors, elle procure une base de lĂ©gitimitĂ© politique. Dans les circonstances inverses, celles qui prĂ©valent aujourdâhui au Mali, elles accĂ©lĂšrent au contraire la dilution sociale et les tensions internes. DĂ©sormais, il y a un « nouveau front sĂ©curitaire au centre », comme nous le signalions dĂšs 2016 (LV 52). Les clivages du nord se sont accentuĂ©s et diffusĂ©s au centre. Les groupes djihadistes interviennent lĂ -dessus, mettant du sel sur les plaies. Mais il ne faut pas sây tromper : dans le centre, ils ne sont pas la cause mais la consĂ©quence des dĂ©sordres quâils accentuent.
DĂ©centralisation et organisation de lâĂtat
Tout ceci pose la question de lâorganisation de lâĂtat. Celui-ci doit faire face Ă un gradient gĂ©ographique prononcĂ©, accru par une grande diversitĂ© dĂ©mographique et ethnique. Toute la question est donc celle de son organisation et des rapports entre le centre (ici, au sud) et les pĂ©riphĂ©ries. Constatons que pour un Ătat encore rĂ©cent, cette question de la maĂźtrise du territoire demeure cruciale voire existentielle. On peut bien sĂ»r Ă©voquer la dĂ©centralisation. Constatons que notre expĂ©rience française nâest pas forcĂ©ment un modĂšle Ă suivre. En effet, notre dĂ©centralisation intervint aprĂšs un long processus de centralisation administrative, lancĂ©e principalement Ă partir de la RĂ©volution française et accentuĂ©e nettement au cours de la IIIe RĂ©publique. Autrement dit, il fallut deux siĂšcles dâhistoire avant quâon se mette Ă inverser la tendance, sans dâailleurs que lâorganisation actuelle ne donne pleinement satisfaction, si on Ă©coute les rĂ©criminations sur le millefeuilles territorial français. Aussi, venir proposer notre « modĂšle » nâest-il pas forcĂ©ment trĂšs pertinent.
Cela ne signifie pas pour autant quâil faille raidir la centralisation : simplement relativiser lâinstinct Ă©tatique de Bamako qui se sait un Ătat fragile et se mĂ©fie justement de tout transfert de compĂ©tences que la capitale a dĂ©jĂ tant de mal Ă exercer.
Il faut au contraire poursuivre lâaide Ă la construction Ă©tatique. La communautĂ© internationale sâest beaucoup concentrĂ©e sur les forces de souverainetĂ© : ce fut par facilitĂ©. En effet, on sâappuya les forces françaises, premiĂšres entrĂ©es. Or si elles donnĂšrent un coup dâarrĂȘt Ă la guerre (et ce fut la remarquable dĂ©monstration de Serval), elles sont aujourdâhui dans lâimpossibilitĂ© de gagner la paix qui passe par une stratĂ©gie de dĂ©veloppement
politique et Ă©conomique. Force est de reconnaĂźtre que lâon a suivi les voies habituelles qui ont rarement donnĂ© satisfaction. Si elles ont correctement assurĂ© lâentrĂ©e en premier, elles ne peuvent pas assurer lâaction en second (LV 80).
Quelques facteurs dâoptimisme
Tout nâest pourtant pas perdu. En effet, le Sud paraĂźt assez solide et la capitale Bamako montre des frĂ©missements positifs quâil faut aussi mentionner. De ce point de vue, observons que la situation Ă©conomique nâest pas si mauvaise. La croissance Ă©conomique tient un rythme annuel de 5%, lâinflation est basse, la stabilitĂ© budgĂ©taire rĂ©elle et la production de coton a repris. Ce bilan positif doit ĂȘtre corrigĂ© de la persistance de la corruption qui touche tous les rouages de lâEtat. Celle-ci demeure le principal moyen dâenrichissement et est connectĂ©e Ă tous les trafics criminels qui polarisent la rĂ©gion (LV 18). On a comme lâimpression dâune course de vitesse entre le dĂ©veloppement Ă©conomique du sud, qui pourrait devenir le pĂŽle de solidification du Mali, et les fragmentations politiques du nord, avec le risque dâun Ă©clatement du pays.
Et la France ?
La France est condamnĂ©e Ă rester, ne seraitce que parce que le dĂ©veloppement de lâAfrique constitue la seule stratĂ©gie durable qui permettra dâendiguer le dĂ©bordement dĂ©mographique qui sâannonce et qui a dĂ©jĂ commencĂ©. Voici un objectif stratĂ©gique de long terme, qui lui permettra de surcroit de maintenir ses multiples relais dâinfluence et donc de peser politiquement, dĂ©mographiquement, culturellement, Ă©conomiquement et stratĂ©giquement au cours du XXIe siĂšcle.
Il lui faudra probablement maintenir lâopĂ©ration Barkhane et continuer dâassurer seule (ou presque) le soutien de la force G5 Sahel. Celle-ci est une Ă©tape dans la bonne direction mais ne nous y trompons pas : il faudra dix ans pour quâelle donne son plein effet. Il sera sĂ©curitaire mais surtout politique, permettant une approche partagĂ©e des pays sahĂ©liens et, Ă terme, des riverains du Sahara. Il lui faudra aussi faire Ă©voluer son logiciel politique, abandonner les mantras de la « lutte contre le terrorisme » ou de la dĂ©centralisation pour Ă©pauler et orienter les efforts. RĂŽle malaisĂ© et dĂ©licat oĂč elle sera seule mais dont elle tirera seule les bĂ©nĂ©fices.
Par : Olivier KEMPF, Jean DUFOURCQ
Source : La Vigie
Mots-clefs : Armée Française, Mali, Terrorisme