Quelles réponses européennes à l’extraterritorialité américaine ?

Mis en ligne le 14 Fév 2019

Cet article met en exergue les conséquences pour l’économie européenne de l’application de sanctions américaines (contre l’Iran en particulier), sanctions à portée extraterritoriale. L’auteur propose diverses pistes d’action pour l’UE, s’inscrivant dans une ambition de long terme d’une « Europe qui protège ».

Philippe Bonnecarrère

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: « Quelles réponses européennes à l’extraterritorialité américaine? » par Philippe Bonnecarrère.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la Fondation Robert Schuman.

Quelles réponses européennes à l’extraterritorialité américaine ?

Partons à la recherche de l’Europe qui protège. Les sanctions économiques américaines à l’égard de l’Iran ont-elles un effet dit extraterritorial et mettent-elles en cause la souveraineté européenne ? Oui. L’Europe a–t-elle l’obligation d’y répondre ? Oui. Et en a-t-elle les moyens ? Probablement et elle vient de faire un premier pas en ce sens.

Une atteinte à la souveraineté européenne

Les États-Unis ont développé un ensemble de règles qui forment une politique coordonnée, cohérente, efficace dont l’impact sur notre pays et sur nos entreprises est majeur. Elles concernent la lutte contre la corruption (FCPA[1]), la fiscalité (le FATCA[2] avec la question des   » américains dits accidentels « ), le contrôle des investissements (CFIUS[3]), les exportations d’armes (ITAR[4] et ITAR free) ou le numérique (Cloud act[5]). Ces dispositifs sont interprétés et appliqués de manière discrétionnaire par les États-Unis. Tout laisse à penser qu’Airbus sera l’un des prochains points d’affrontement, le communiqué de l’avionneur européen suivant lequel  » Airbus coopère pleinement  » n’étant pas de nature à rassurer.

A ces dispositifs généraux sont venues s’ajouter les sanctions. Elles concernent, par exemple, des nationaux ou des sociétés russes. L’entreprise Rusal, premier producteur mondial d’aluminium, hors Chine, est un partenaire incontournable des entreprises occidentales. Cette société a été frappée de sanctions depuis 2000.

La perspective de la perte d’une licence lui permettant d’exercer ses activités aux États-Unis vient de conduire l’entreprise à modifier son actionnariat, à provoquer la démission de son PDG français avec la nomination probable à venir d’administrateurs … américains.

L’exemple le plus criant de l’utilisation de l’extraterritorialité des sanctions américaines au service de la seule politique des États-Unis est celui de l’Iran : le 8 mai 2018, le Président américain a décidé de mettre un terme à la participation des États-Unis à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA[6]). L’administration américaine a réimposé, depuis lors, toutes les sanctions secondaires qui avaient été levées en janvier 2016.

Ces sanctions sont dites primaires à l’égard des entreprises américaines, secondaires lorsqu’elles s’appliquent aux opérateurs non-américains opérant hors du territoire des Etats-Unis. Le rétablissement d’interdictions concerne les transports, l’énergie, les services financiers et d’assurances, l’automobile (au 4 novembre 2018), mais aussi des mesures individuelles contre des entités et nationaux iraniens et l’abrogation de licences délivrées antérieurement par l’administration américaine à l’exemple de l’aéronautique civil.

Toutes les entreprises européennes ayant des intérêts économiques et commerciaux aux États-Unis ont choisi de se retirer d’Iran. Le principe de réalité s’impose à nous : soit par leur décision propre, soit par impossibilité de trouver une banque européenne acceptant d’exécuter leurs opérations, les entreprises européennes se retirent du marché iranien, y compris celles dont les marchandises ne sont pas sous sanctions !

C’est bien là l’effet extraterritorial des sanctions économiques et commerciales américaines, mais aussi le défi diplomatique lancé à l’indépendance de l’Union européenne et de ses États membres. Etendre la politique étrangère des États-Unis à d’autres pays oblige des pays souverains à mettre en œuvre la politique américaine y compris dans le but d’obtenir, comme Washington le réclame désormais publiquement, un changement de régime en Iran.

L’accord nucléaire a été conclu entre, d’une part, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, la Russie, la Chine et les États-Unis et, d’autre part, l’Iran. Son objectif était et est le gel du programme nucléaire militaire iranien. Sa mise en œuvre suppose que chaque partie s’acquitte loyalement de ses engagements. Le retrait unilatéral des États-Unis relève de leur responsabilité mais ne peut pas valoir pour les autres pays.

Quels moyens d’action pour l’Union européenne ?

Disposons-nous d’un remède à ce diagnostic déjà formulé[7] et inédit dans la relation transatlantique ? L’Union européenne a réagi avec unité et fermeté.

Rapports de droit ou rapports de force ? Unilatéralisme ou multilatéralisme ? Ce débat est politique avant d’être juridique. Le défi est de taille puisque l’extraterritorialité du droit américain est finalement fondée sur une notion de compétence universelle.

Plusieurs initiatives ont été lancées. Certaines sont mort-nées à l’exemple des demandes de dérogations refusées pour l’essentiel par les États-Unis, de l’idée d’un recours à l’OMC qui risquerait d’être le dernier clou enfoncé sur son cercueil et se heurterait en toutes hypothèses à  l’exception de sécurité prévue à l’article XXI du GATT. L’OMC n’a pas, à ce jour, donné de définition de l’exception de sécurité nationale, un contentieux étant toujours en cours entre le Qatar et les Émirats Arabes Unis sur ce point. Il est admis qu’une réforme de l’organisme d’appel de l’OMC serait pertinente.

Des recours judiciaires aux États-Unis sont peu envisageables, malgré l’opinion de certains auteurs et l’analyse qui a pu être faite d’une décision rendue le 24 août 2018 par la Cour d’Appel du Second Circuit siégeant à New York. Cette décision ne concernait que les dispositions en matière de corruption et une hypothèse particulière d’extension à travers une interprétation que la Cour a jugé trop large de  » bande organisée  » (conspiracy). De même, le contentieux devant la Cour Internationale de Justice initié par l’Iran dans le cadre du traité bilatéral de 1955 avec les États-Unis restera sans effet prévisible.

Recourir à la Banque Européenne d’Investissement (BEI) ou à un compartiment dédié de la BPI, se heurte aux financements de ces deux grands établissements sur le marché international des capitaux. A été évoquée l’hypothèse d’une  » législation miroir  » permettant aux Européens de sanctionner des entreprises américaines. Cette hypothèse est inopérante puisque, par définition, ce ne sont pas les entreprises américaines qui sont susceptibles de prendre le relais des entreprises européennes frappées par les sanctions secondaires. Et puisque les premières peuvent encore moins travailler avec l’Iran en application des sanctions dites primaires.
D’autres options sont crédibles.

Premièrement, le règlement dit de blocage (à ne pas confondre avec la loi française de blocage du 26 juillet 1968 expressément écartée par la Cour suprême américaine dans son arrêt du 15 juin 1987 concernant l’aérospatiale). Il avait donné de bons résultats à l’occasion de l’embargo contre Cuba. Son annexe a été mise à jour et il est entré en vigueur le 7 août 2018 pour viser les sanctions américaines à l’égard de l’Iran.

Ce règlement possède le grand mérite d’avoir été une réponse politique quasi-immédiate de l’Union européenne. Il neutralise les conséquences des sanctions américaines qui seraient infligées à des opérateurs de l’Union européenne pour avoir continué leurs opérations avec l’Iran. Ces sanctions ne sont pas reconnues par les autorités nationales des États membres et ne peuvent faire l’objet d’une mise en application (l’exequatur) au sein de l’Union européenne. Le règlement protège les opérateurs européens, sauf pour les actifs détenus aux États-Unis.

Le règlement interdit aussi à un opérateur européen de se conformer aux sanctions américaines et en France, le Code des douanes prévoit une sanction pénale en cas d’infraction à la législation nationale ou européenne en matière de relations financières avec l’étranger. Le  » bouclier  » est limité à ceux qui n’ont pas d’activités ou d’actifs aux États-Unis et a l’inconvénient d’une double peine (la sanction américaine et la sanction européenne !).

Le règlement ouvre certes aux personnes ayant subi un dommage un droit à réparation devant les tribunaux des États membres, mais l’État fédéral bénéficie d’une immunité de juridiction. Le règlement doit être amélioré en termes d’efficacité sur ce point.

Admettons cependant que la tâche européenne n’est pas simple quand les grandes banques françaises BNP et Société Générale ont renoncé à opposer le règlement de blocage et accepté pour cette dernière (la sanction la plus récente) de payer 1,34 milliard $ pour une violation de la loi Helms Burton[8] (embargo sur Cuba) pourtant expressément visée par le règlement européen dit de blocage.

Pour être complet, les deux grandes banques françaises pourraient opposer que l’Europe avait expressément mentionné le blocage de la partie III de la loi Helms Burton, mais pas de la partie I. A certains moments, le juridique est bien faible face au politique.

Deuxièmement, plusieurs États membres ont travaillé à sécuriser des canaux financiers.

Le Trésor américain avait jusqu’au 4 novembre 2018 pour confirmer ou non s’il demandait à Swift de déconnecter de son réseau la Banque centrale d’Iran et les banques iraniennes, les empêchant de continuer des opérations sécurisées avec les opérateurs européens. L’enjeu aurait été d’obtenir des États-Unis (l’OFAC[9]) une exemption humanitaire. Les produits pharmaceutiques, agricoles ou agroalimentaires ne font pas l’objet des sanctions secondaires américaines. A ce jour, il n’a pas été possible d’obtenir cette exemption humanitaire qui pouvait d’ailleurs être dans l’intérêt même des États-Unis pour ne pas se voir reprocher, par exemple, une crise sanitaire en Iran en l’absence des produits de traitement correspondants.

Mais une modalité intermédiaire a été retenue puisque plusieurs banques iraniennes sont restées connectées. A la date de publication de cet article, au moins une banque française, volontaire, a pu passer les opérations financières avec des banques iraniennes via Swift et une compensation sur la plateforme Target. Rien n’interdirait, pour citer un exemple très médiatisé,  une reprise des exportations de bovins par nos éleveurs

Troisièmement, l’Union européenne avait annoncé que plusieurs États membres envisageaient d’instaurer une  » entité légale « , un SPV[10] permettant aux entreprises européennes de continuer à commercer avec l’Iran. Il s’agirait en pratique d’une plateforme autonome permettant de comptabiliser les produits d’échanges commerciaux entre l’Iran ou d’autres pays sous sanctions américaines d’une part, et les pays parties à cette plateforme d’autre part, sans recourir au dollar ou au système financier américain.

Cette plateforme enregistrerait des plus et des moins (un droit à acheter des biens) avec des plus au bénéfice de l’Iran au prorata de ses ventes de pétrole en euros, probablement vers la Chine ou l’Inde dont les comptes seraient débités au profit d’entreprises européennes qui fourniraient à l’Iran des biens en contrepartie. Ce mécanisme d’enregistrement d’écritures, il ne s’agit pas d’une banque, s’effectuerait sans mouvement physique à son niveau avec une échéance de compensation à déterminer.

Ce mécanisme qui prendra la nature d’un fonds spécial de créances est enfin officialisé. Il a été présenté par une déclaration commune des ministères des Affaires étrangères français, allemand et britannique le 31 janvier dernier. Baptisé INSTEX, il sera enregistré en France, dirigé par un Allemand avec comme actionnaires la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni soit les 3 pays européens signataires de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien.

La place d’autres pays, en particulier de l’Espagne et de l’Italie, reste, semble-t-il, à déterminer pour des motifs plus de susceptibilité que de fond. L’initiative est importante et très attendue par la partie iranienne ou, du moins, par la partie qui souhaite rester dans l’accord. Le travail conjoint de l’Union européenne et des équipes comme des gouvernements est à saluer. C’est un premier pas.

L’objectif, important dans la symbolique politique, est cependant plus modeste que le projet initial puisque centré sur les échanges de produits, hors sanctions, à l’exemple des produits alimentaires et des médicaments.

Nous sommes devant une chambre de compensation qui va mettre en œuvre le canal humanitaire et offrir une respiration à l’économie iranienne, modeste, à partir du moment où cette chambre de compensation ne traiterait pas des transactions concernant le pétrole iranien. Ce dernier problème reste entier surtout à l’approche de la fin des dérogations accordées par les États-Unis à un certain nombre de pays.

Les trois pays moteurs et partenaires du JPCOA ont pris soin de rappeler dans leur déclaration commune l’enjeu pour l’Iran de ratifier les textes intégrant les règles du GAFI  (lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme). Le consensus européen autour de ce dispositif est d’autant plus possible qu’il peut fonctionner à propos de l’Iran, mais aussi pour d’autres pays sous seules sanctions américaines. Rien n’interdit d’utiliser une telle plateforme si demain le régime des sanctions américaines à l’égard de la Russie divergeait des décisions européennes.

Espérons que d’autres pays européens, mais peut être aussi non-européens, rejoignent INSTEX.

Une ambition de long terme pour l’Europe qui protège 

Ces trois solutions ne dispensent pas l’Union européenne de travailler à plus longue échéance au renforcement du rôle international de l’euro comme à une centralisation des expertises autorisant une réponse coordonnée des sanctions entre Etats membres de l’Union. Cette  » voix unique  » de l’Union pourrait gagner à avoir une organisation un peu comparable à celle de l’OFAC américaine.

L’idée d’un Code européen des affaires avancée par le traité d’Aix la Chapelle du 22 janvier dernier a aussi du sens si l’on veut éviter l’universalité du droit américain par le biais des règles de « compliance  »  ou  » d’overcompliance « .

Enfin, le caractère politique du rapport de force engagé par les États-Unis justifierait l’action politique de l’Union européenne et de ses États membres dans les forums que constituent le G7 ou le G20 ou encore dans le cadre d’éventuelles négociations commerciales bilatérales.

La souveraineté française ne pourra s’exercer avec toute l’efficacité nécessaire que si elle prend appui sur les moyens d’action de l’Europe dans une forme de souveraineté partagée. Ce jour-là, les banques européennes pourront cesser d’être les agents bénévoles de l’administration américaine.

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