Panorama des attitudes européennes sur la question de la dissuasion nucléaire

Mis en ligne le 20 Juin 2019

Cet article aborde la question d’une autonomie stratégique nucléaire européenne. Les auteurs analysent cette question, avec pour trame de rapides évolutions du contexte international, des attitudes fortement contrastées, entre, comme au sein des états-membres, une réflexion stratégique européenne « délocalisée ». Dans ce contexte, une coopération franco-britannique renforcée sur le nucléaire pourrait-elle offrir une voie ? C’est la piste que les auteurs étudient et envisagent.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de cet article sont : RAPNOUIL LAFONT Manuel, VARMA Tara & WITNEY Nick, « Panorama des attitudes européennes sur la question de la dissuasion nucléaire », European Council on Foreign Relations (ECFR), 2018.

Vous pouvez consulter l’étude dans son intégralité en cliquant ici.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’ECFR.


Introduction

L’édition allemande du Welt am Sonntag du 29 juillet a fait l’effet d’une bombe dans les kiosques à journaux. L’arme en question, peinte aux couleurs du drapeau allemand, illustrait le titre en première page : « Avons-nous besoin de la bombe ?». Dans l’article lui-même, on pouvait lire : « Pour la première fois depuis 1949, la République fédérale d’Allemagne n’est plus couverte par le parapluie nucléaire américain.».

L’irruption de cette question sur le devant de la scène, dans une Allemagne pacifiste et anti-nucléaire, est certes remarquable. Mais il était grand temps. En 2018, l’ECFR a réalisé une étude très complète sur la position adoptée par les différents États membres de l’Union européenne sur les questions nucléaires. Cette étude a mis en évidence deux tendances. Premièrement, malgré l’insécurité internationale grandissante, les Européens refusent toujours d’admettre la nécessité accrue de réserver une place de choix à la dissuasion nucléaire dans leur réflexion stratégique. Deuxièmement, et en conséquence, les attitudes nationales sont pour l’essentiel restées inchangées depuis la fin de la Guerre froide, époque à laquelle la question de la dissuasion nucléaire est passée au second plan : en d’autres termes, les États membres affichent aujourd’hui des positions variées sur ce sujet, depuis ceux qui considèrent toujours la dissuasion nucléaire comme une composante fondamentale de la sécurité européenne, jusqu’aux partisans du désarmement nucléaire unilatéral.

Cette question est loin d’être la seule sur laquelle est observée une telle hétérogénéité de positions nationales, et sur laquelle les États membres semblent vouloir rester dans le déni. Pour reprendre les termes d’un responsable interrogé par les auteurs de l’article : « L’Europe a externalisé non seulement sa sécurité, mais également sa réflexion stratégique en la matière ». Mais au vu des évolutions radicales observées dans l’environnement international de sécurité, les conclusions de cette étude sont sans appel : les Européens doivent de toute urgence relancer une réflexion et un débat sur la question de la dissuasion nucléaire. Le projet d’une « bombe allemande » a peu de chances de susciter l’adhésion – à commencer par les Allemands eux-mêmes. Les Européens doivent plutôt se demander sérieusement si un « parapluie nucléaire » franco-britannique constituerait une stratégie réalisable et souhaitable pour compléter ou remplacer la garantie de sécurité nucléaire actuelle, mise en place par les Etats-Unis au bénéfice de l’Europe. Ce rapport indique, en conclusion, que cette question revêt une importance réelle et doit être replacée dans un ensemble plus large, mais de réflexions concernant les armes nucléaires, sur lequel un débat européen soit être ouvert.

Indépendamment de la viabilité d’un éventuel accord sur un « Saint-Malo nucléaire » (selon les termes employés par un membre de l’équipe de recherche paneuropéenne de l’ECFR), une chose est sûre : au vu de la situation actuelle, les Européens ne pourront donner vie à leur ambition affichée d’assurer leur « autonomie stratégique » qu’en prenant des mesures concrètes sur le volet nucléaire. Or, l’absence de force de dissuasion européenne pourrait bien mettre à mal cet objectif. Outre les capacités nucléaires, de nombreuses options s’offrent à l’Europe pour atteindre cet objectif d’autonomie stratégique. Mais faut d’action sur ce plan, de nombreux Européens, sceptiques quant à la crédibilité de la garantie nucléaire américaine, continueront de penser que la Russie aura toujours le dessus en cas de conflit armé avec l’Europe. Et pourtant, la plupart des États membres de l’Union européenne (UE) continuent de fermer les yeux sur la dimension nucléaire d’un environnement stratégique en mutation rapide.

De sombres perspectives

Bien sûr, les Européens sont conscients de la dégradation de l’environnement de sécurité dans lequel ils évoluent. Ils savent que le voisinage qu’ils voulaient transformer en cercle d’amis a plutôt tourné au cercle de feu. Ils savent aussi que la violence s’est insinuée sur le territoire européen par le biais du terrorisme. La Russie de Vladimir Poutine a aussi joué un rôle décisif dans les perceptions des Européens, comme en témoigne la hausse des budgets européens de la défense, observée simultanément à la guerre déclenchée dans l’est de l’Ukraine par l’annexion de la Crimée par la Russie. Et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche a fait surgir des doutes quant à la fermeté de l’engagement américain en faveur de la sécurité de l’Europe, notamment par l’intermédiaire de l’OTAN.

La stratégie globale de 2016 a placé l’autonomie stratégique en tête des objectifs de l’UE et de ses États membres. Bien que mal défini, ce concept signalait néanmoins, de la part des Européens, une prise de conscience de la nécessité d’être mieux préparés à assurer leur propre sécurité et, par conséquent, d’intensifier leurs efforts dans le domaine de la défense en se prenant en main et en réduisant leur dépendance vis-à-vis des États-Unis. Mais la vérité est que l’OTAN et, avec elle, la garantie de sécurité américaine étaient et demeurent aujourd’hui encore le cadre de sécurité de référence pour les Européens. Les progrès accomplis depuis 2016 sur la voie d’une Union de la défense européenne ne portent que sur les capacités conventionnelles et la base technologique et industrielle de la défense européenne. Les gouvernements européens ont pris soin d’ignorer presque totalement la question nucléaire lors de chacune de ces discussions et initiatives.

Et pourtant, la dimension nucléaire de cet environnement de sécurité saute aux yeux. Fruit d’une concertation diplomatique récente, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a été adopté par les Nations Unies en 2017. Cette initiative n’a toutefois été appuyée par aucun des États actuellement dotés de l’arme nucléaire – qu’il s’agisse de ceux reconnus par le Traité de non-prolifération (TNP) ou des autres. Au contraire, les armes nucléaires ont pris, depuis, une place plus importante dans la stratégie de défense russe ; les États-Unis ayant quant à eux opté pour une politique plus « souple » dans le cadre de leur Examen de la posture nucléaire de 2018, incluant des ogives de faible puissance.

Parallèlement, les événements survenus en Asie de l’Est et au Moyen-Orient ont eu pour effet d’accroître les inquiétudes suscitées par l’augmentation du nombre d’États dotés d’armes nucléaires ; et le risque de crises de prolifération en Iran et en Corée du Nord a fait les gros titres à plusieurs reprises en 2018. La situation dans ces deux régions est, aujourd’hui encore, extrêmement imprévisible. Or, l’Europe est plus ou moins absente des efforts menés pour résoudre la situation en Asie de l’Est. Et, bien qu’elle joue un rôle central dans la tentative de maintien de l’accord sur le nucléaire iranien, elle est confrontée à un défi de taille : les États-Unis sont non seulement sortis de l’accord, mais ils tentent également d’empêcher l’Europe de mettre en œuvre sa propre stratégie de non-prolifération, en menaçant de sanctions les entreprises européennes. En Europe même, la crise ukrainienne a débouché sur une démonstration de force nucléaire de la part de la Russie – non seulement en paroles, mais également en actes, avec le déploiement de missiles à capacité nucléaire de courte portée dans l’enclave russe de Kaliningrad, frontalière de deux États membres de l’UE. Cela a affaibli davantage l’ordre de sécurité européen, lequel est en réalité façonné activement depuis près de vingt ans par les États-Unis et la Russie ; difficile, dans ce contexte, de brandir encore l’idée selon laquelle l’ordre de l’après-Guerre froide ne change pas. Les États-Unis ont mis fin unilatéralement au Traité sur la limitation des systèmes antimissiles balistiques en 2002 ; la Russie a quant à elle probablement violé le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en testant et en déployant le SSC-8, un nouveau missile à capacité nucléaire de portée intermédiaire couvert par l’interdiction. Les deux puissances ont annoncé de nouveaux programmes de 3 renforcement de leurs arsenaux stratégiques. Pourtant, bien que des déclarations de l’OTAN aient soulevé cette question, l’Europe n’a semblé véritablement réagie que lorsque les États-Unis ont annoncé leur intention de se retirer du traité FNI. Le déploiement par la Russie du nouveau missile SS20 pendant la Guerre froide avait eu pour conséquence la crise des euromissiles. À l’opposé, la réaction des Européens au déploiement du SSC-8 a été de détourner le regard. Bien que les Européens commencent seulement à en prendre conscience, Trump a montré ce qu’il entendait en affirmant que l’OTAN était une force obsolète. Mais même dans l’après-Trump, les États-Unis pourraient bien refermer leur parapluie nucléaire. Pour le moment, les gouvernements européens estiment- ou espèrent – toujours pouvoir continuer à bénéficier de la couverture confortable de l’après-Guerre froide. Cela tient en partie au fait qu’ils ont totalement perdu l’habitude d’évoquer ensemble, et à plus forte raison avec leurs citoyens, toute question relative aux armes nucléaires.

Bien entendu, le souvenir des manifestations suscitées par les euromissiles il y a 35 ans conduit certains gouvernements à fermer les yeux. D’autres, en revanche, perçoivent la Russie comme une menace. Certains gouvernements ont commencé à intégrer officiellement cette nouvelle donne; c’est le cas notamment du ministère français des Armées qui, dans sa Revue stratégique récente, soulignait l’émergence d’une « multipolarité nucléaire », les risques croissants associés à la « déconstruction de l’architecture de sécurité en Europe » et « l’imprévisibilité et l’ambiguïté » stratégiques qui en découlent. Mais la plupart des dirigeants européens craignent toujours d’ouvrir ce qu’ils considèrent être une véritable boîte de Pandore – en d’autres termes, d’initier une réflexion ouverte sur ces questions épineuses, avec le risque de devoir faire face à une opposition politique.

Silence en haut, ignorance en bas

Les attitudes européennes reflètent un patchwork d’opinions : le Royaume-Uni et la France sont des puissances nucléaires à part entière, avec l’adhésion plus ou moins appuyée de l’opinion publique. Pour des raisons liées à l’histoire, la Pologne et la République tchèque appuient quant à elle plus fermement le concept de dissuasion nucléaire. Dans certains pays tels que le Danemark, les Pays-Bas ou l’Allemagne, la société civile s’est opposée aux décisions du gouvernement concernant l’hébergement d’armes nucléaires. L’Irlande et l’Autriche militent activement en faveur de l’abolition de ces armes.

Malgré ces disparités, deux points communs unissent la plupart des États membres de l’UE sur la question nucléaire. Premièrement, presque tous partagent officiellement, voire de façon ostensible, un engagement en faveur de la réduction des armes nucléaires : les recherches effectuées à l’occasion de ce rapport ont révélé que seuls trois d’entre eux étaient réservés quant à l’objectif de désarmement nucléaire. Et ce, alors même que bon nombre de ces pays sont toujours membres de l’OTAN et peuvent bien sûr se reposer sur la possibilité d’une intervention appuyée par la force nucléaire à travers l’article 5. La tension potentielle entre cette position favorable au désarmement et le bénéfice du parapluie nucléaire américain ne s’est toutefois par encore pleinement matérialisée.

Deuxièmement, les armes nucléaires occupent aujourd’hui une place très secondaire dans l’imaginaire collectif. À la fin de la Guerre froide, lorsque les gouvernements européens étaient obligés de prendre des décisions difficiles concernant les armes nucléaires, celles-ci ont donné lieu à des controverses et suscité l’opposition de la part du grand public et de certains parlementaires. Mais après 1989 et la disparition de la menace soviétique, la question des armes nucléaires est apparue comme un sujet de réflexion et de débat ne justifiant plus des mêmes ferveur et rigueur de la part des gouvernements et des populations occidentaux. En Europe, la plupart ont accueilli à bras ouverts ce nouvel environnement international, plus léger et porteur d’espoirs, et ont écarté avec soulagement l’inquiétude nucléaire. Au lieu de la paix assurée par la dissuasion évoquée par de nombreux dirigeants de l’ère de la Guerre froide, les Européens ont goûté à la paix malgré la persistance des armes nucléaires. Celles-ci ont disparu du débat public. La fin de la Guerre froide a vu naître des initiatives visant à réduire le nombre total de têtes nucléaires dans le monde. L’essentiel de cet effort a été consenti par la Russie et les États-Unis, bien que ces deux pays possèdent toujours, à l’heure actuelle, des stocks d’armes beaucoup plus importants que ceux de la France et du Royaume-Uni, qui ont quant à eux accompli des progrès considérables vers la dissuasion minimale.

Aujourd’hui, le grand public est plutôt favorable au désarmement – ce qui pourrait expliquer en partie son relatif désintérêt après la réduction du nombre total d’armes dans le monde, à ceci près que les efforts de la Russie et des États-Unis n’ont guère été salués. L’éventuel regain d’intérêt actuel de l’opinion publique découle sans doute d’un activisme de haut niveau. Dans le contexte du TIAN, la décision de décerner le prix Nobel de la paix 2017 à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires laisse présager un nouvel élan abolitionniste. Cette position est également plus sensible dans la vie politique nationale : en 2017 en Allemagne, lors des élections fédérales, le candidat social-démocrate à la Chancellerie a promis le retrait des armes nucléaires américaines présentes dans le pays. Au Royaume-Uni, le parti travailliste est désormais dirigé par un partisan du désarmement unilatéral ; en Écosse, le Parti national écossais, actuellement au pouvoir, est fermement opposé aux armes nucléaires.

L’environnement international actuel, tendu et instable, ne suscite pas – encore – chez le grand public d’inquiétudes particulières sur les questions nucléaires, pas plus qu’il n’incite les gouvernements à prendre les devants en la matière. Le décalage entre les politiques des gouvernements et les aspirations des populations a peut-être incité les dirigeants à ne pas faire de vagues sur le dossier nucléaire. Si tel est le cas, cette stratégie semble avoir fonctionné. Mais il y a fort à parier que les ferments d’une opposition populaire aux déploiements nucléaires sont toujours présents en Europe.

Les familles nucléaires de l’Europe : des cousins et des rivaux

Pour mieux comprendre la situation, le réseau de l’ECFR, constitué de 28 chercheurs, a réalisé une série d’enquêtes afin d’identifier les positions recensées en Europe à l’égard des armes nucléaires. Ainsi, plus de 100 décideurs politiques et analystes ont été interrogés, et des travaux de recherche ont été menés sur les documents officiels, les travaux universitaires, les analyses proposées dans la presse et les sondages d’opinion. Pour chaque pays, les axes de recherche ont été les suivants : position à l’égard de la dissuasion nucléaire, menaces nucléaires identifiées (le cas échéant) pour la sécurité nationale et mesures préconisées pour s’en prémunir. Les données reflètent ce que les dirigeants et les experts estiment être la position de leur pays sur ces questions. Une analyse pays par pays est jointe à ce rapport.

La conclusion la plus frappante de cette étude est sans doute l’immuabilité des positions européennes. La plupart – sinon l’ensemble – des pays européens considèrent que les événements récents confortent leur attitude traditionnelle. Ils en concluent que malgré l’évolution de l’environnement, leur position sur les questions nucléaires n’a pas besoin d’être réexaminée. Le confort de ce statu quo n’incite donc guère les gouvernements à briser le silence et à dissiper l’ignorance des populations.

Les positions des États membres de l’UE couvrent toujours l’intégralité du spectre, allant des puissances nucléaires engagées aux abolitionnistes convaincus – et permettent une répartition des pays en cinq groupes sur la question de la dissuasion nucléaire : Vrais croyants, Neutres, Tourmentés, Pragmatiques et Conformistes.

Les Vrais Croyants se trouvent à une extrémité du spectre : il s’agit de la France et du Royaume-Uni, ainsi que de la Pologne et de la Roumanie. Les deux premiers sont des États dotés, qui prévoient de le rester : même avec un fervent partisan du désarmement unilatéral à sa tête, la plupart des députés de l’opposition travailliste ont voté pour le renouvellement du programme Trident en 2016. Depuis la fin de la Guerre froide, la France et le Royaume-Uni ont modernisé leurs arsenaux nucléaires, tout en s’efforçant d’en réduire la taille, conformément à leurs doctrines de dissuasion minimale. Chacun a également resserré le déploiement de ses armes.

La Pologne et la Roumanie font également partie du camp des Vrais Croyants : profondément inquiets face à la Russie, ces deux pays recherchent auprès des États-Unis une réassurance et ont même accepté un renforcement de la présence physique des forces américaines sur leur territoire. Chacun de ces deux pays accueillent une brigade mobile et des composantes du système de défense antimissile de l’OTAN. La Pologne a récemment proposé de financer la création d’une nouvelle base américaine (« Fort Trump ») dans le cadre d’un accord bilatéral. L’action menée par ces pays en faveur de la dissuasion nucléaire n’implique cependant pas d’armes nucléaires américaines sur leur territoire.

Dans leurs évaluations stratégiques, les quatre pays de ce groupe considèrent les menaces nucléaires comme étant sérieuses ; ils estiment par ailleurs que la dissuasion nucléaire doit occuper une place centrale dans leurs stratégies de défense et de sécurité nationale. En outre, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays qui partagent cette position (Allemagne, notamment), l’action 5 du gouvernement est soutenue par l’opinion publique, de sorte que leur engagement en faveur de la dissuasion nucléaire n’est pas exposé à des pressions contraires.

Les Neutres se trouvent à l’autre extrémité du spectre : il s’agit de l’Irlande, de l’Autriche, de Malte, de Chypre et de la Finlande (tous sont des États membres de l’UE, non membres de l’OTAN). Les deux premiers sont fiers de leur tradition antinucléaire : ces dernières années, l’Irlande et l’Autriche ont activement contribué à promouvoir le TIAN à l’ONU et l’ont signé. L’un des cinq principaux axes de politique étrangère définis par l’Irlande est d’éliminer totalement les armes nucléaires dans le monde, tout en œuvrant au désarmement. L’Autriche est encore plus active sur ce front : elle a ratifié le TIAN en mai 2018 et défend avec force et inflexibilité la cause abolitionniste, estimant que seuls l’abandon et l’interdiction totale de ces armes permettront d’enrayer leur prolifération.

Traditionnellement, Malte et Chypre sont des pays nonalignés, et qui entretiennent des relations cordiales avec la Russie. Ces deux pays renoncent à la dissuasion nucléaire dans leur politique de défense et ont également voté en faveur du TIAN à l’ONU, bien qu’ils n’aient pas encore signé le Traité. Leur profil diffère toutefois de celui de l’Irlande et l’Autriche en raison de l’activisme observé dans ces derniers.

La Finlande, autre État non-aligné, s’est rapprochée de l’OTAN ces dernières années, mais la menace nucléaire n’est pas une priorité dans son évaluation stratégique de son environnement. Par conséquent, la dissuasion continue d’occuper toujours une place marginale dans la stratégie de défense de la Finlande. Elle adopte néanmoins une attitude plus modérée que les autres Neutres sur l’interdiction de l’arme nucléaire : la Finlande n’a pas pris part au vote sur le TIAN et a refusé de le signer – afin, semble-t-il ; d’éviter de se positionner sur toute question nucléaire autre que celle du soutien au TNP. Dans une certaine mesure, la Finlande pourrait, compte tenu de son extrême restreinte, constituer une famille en soi.

Autre membre de l’UE historiquement neutre, la Suède a voté en faveur du TIAN à l’ONU. Si dans cette typologie, les Neutres ont adopté leurs positions sans controverse intérieure excessive, il n’en va absolument pas de même pour la Suède – qui rejoint ainsi les Pays-Bas et l’Allemagne dans le groupe des Tourmentés.

Dans ces trois pays, la société civile est solidement organisée et fermement opposée aux armes nucléaires, les divisions lors des votes au Parlement national reflétant un clivage plus profond au sein de la population sur la question nucléaire. Dans le cas de la Suède, les inquiétudes croissantes suscitées par la Russie et l’intensification de la coopération avec les États-Unis et l’OTAN en matière de défense se heurtent à la tradition de paix chère aux Suédois. Cela s’est traduit par des divisions ouvertes au sein du gouvernement après la signature du TIAN et par l’instauration d’une commission spécialisée chargée d’examiner les arguments pour et contre l’adhésion au Traité.

Des tensions similaires peuvent être observées aux Pays-Bas : sous la pression du Parlement, le gouvernement néerlandais s’est désolidarisé de l’OTAN en prenant part aux négociations entourant le TIAN, pour finalement voter contre le Traité. Les Pays-Bas devront prochainement remplacer leur flotte de F16 (voir encadré), ce qui ne manquera pas de relancer les débats. En 2012, le Parlement des Pays-Bas avait souhaité que l’appareil appelé à remplacer le F16 ne soit pas à capacité nucléaire, remettant ainsi en question la perspective pour La Haye de rester partie aux accords de partage nucléaire de l’OTAN.

En Allemagne, bien que le grand public soit de longue date très majoritairement hostile à la politique nucléaire de l’OTAN, les gouvernements successifs lui ont toutefois traditionnellement apporté leur soutien. L’Allemagne devra prochainement prendre une décision au sujet du remplacement du Tornado, avion de combat à capacité duale ; bien que le hiatus entre l’opinion publique et les autorités ne soit pas nouveau, ce processus risque de se dérouler dans un climat de tensions. Et ce, d’autant plus que certains membres du gouvernement parmi les plus hauts placés, et notamment la Chancelière, remettent aujourd’hui en question la dépendance exclusive traditionnelle vis-à-vis du parapluie stratégique américain. Les 16 autres États membres de l’UE sont tous membres de l’OTAN. Ils adhèrent à la politique de dissuasion nucléaire de l’Alliance et ont tous suivi la ligne de l’OTAN concernant le TIAN, en refusant de signer le traité proposé au motif que celui-ci était irréaliste et susceptible de compromettre l’efficacité du TNP. Mais compte tenu des degrés de conviction variables observés entre ces États membres, nous avons choisi de les répartir grossièrement en deux autres groupes.

Le premier de ces deux groupes est celui des Pragmatiques. Il s’agit de l’Estonie, de la Lituanie, de la Lettonie, de la Bulgarie, de la République tchèque, de la Belgique et de l’Italie. Les cinq États d’Europe centrale et orientale de ce groupe ont en commun – quoiqu’à des degrés divers – d’accepter de fait l’importance de la composante nucléaire dans la stratégie de l’OTAN. Cette position découle, en grande partie, de leur méfiance vis-à-vis de la Russie (entre autres raisons). L’avenir de la Belgique en tant que partie à l’accord de partage nucléaire n’est pas remis en cause, même si le pays doit lui aussi se positionner sur la capacité duale de ses avions de combat – une décision qui s’annonce difficile pour des raisons liées à la politique et à l’industrie de défense. L’Italie restera également partie à l’accord de partage de la charge nucléaire, car elle a déjà opté pour le F35 : les avantages associés au statut d’allié fidèle des États-Unis l’emportent sur l’opinion largement répandue selon laquelle la Russie n’est pas nécessairement une menace dès lors que l’Europe adopte à son égard une stratégie appropriée.

Le dernier groupe, et le plus vaste, est celui des pays de l’OTAN qui sont moins préoccupés par les menaces nucléaires que certains autres pays européens, et considèrent la dissuasion comme d’importance mineure dans leur stratégie de défense. Pour eux, aller dans le sens de l’OTAN est la solution la plus facile et la plus avantageuse. Il s’agit du groupe des Conformistes : Croatie, Slovaquie, Slovénie, Hongrie, Grèce, Danemark, Luxembourg, Espagne et Portugal. Bien entendu, chacun de ces pays présente ses propres spécificités. À une extrémité du spectre, la Croatie est fondamentalement indifférente aux problèmes nucléaires, mais préoccupée par les agissements de la Russie dans les Balkans. Le Danemark, quant à lui, associe aversion pour le nucléaire – position traditionnelle des pays nordiques – et atlantisme inflexible. Mais tous se reconnaissent résolument dans le courant majoritaire en Europe, qui ne demande qu’à reconduire à l’infini les positions agréées dans le cadre de l’OTAN en matière de politique nucléaire.

Façonner la question nucléaire

Les recherches de l’ECFR mettent en lumière les problèmes qui alimentent la position d’ensemble de chaque pays sur la dissuasion nucléaire. Tous sont des sujets d’actualité qui façonnent activement l’opinion des gouvernements et du grand public : Russie ; crédibilité de la garantie de sécurité nucléaire américaine ; crises de prolifération ; désarmement nucléaire ; défense antimissile ; et OTAN.

Place de la Russie dans l’évaluation de la menace par les Européens

Les résultats de l’étude confirment que l’importance accordée à la menace russe explique, en grande partie, la position de la plupart des États de l’UE sur la question des armes nucléaires. Et, sans surprise, les États membres de l’UE sont divisés sur leur évaluation stratégique de la menace russe. En outre, à évaluation égale, les positions adoptées ne sont pas nécessairement les mêmes. Ceux qui considèrent la Russie comme une menace, indépendamment de son statut de puissance nucléaire, se trouvent généralement à l’extrémité la plus radicale du spectre : soit parmi les Vrais croyants, soit parmi les Pragmatiques. À l’autre extrémité, ceux qui ne perçoivent pas la Russie comme une menace occupent une place importante dans le vaste groupe des Conformistes. Et, en toute logique, les partisans de la cause abolitionniste font partie des Neutres. Il n’y a toutefois pas de lien clair entre la perception nationale de la Russie comme une menace et la possession d’armes nucléaires par la Russie ; et dans chacun des groupes, on trouve des pays qui s’accordent sur la réalité de la menace russe mais ne s’entendent sur la meilleure réponse à adopter.

L’analyse des principales menaces identifiées par les États membres souligne la diversité des positions et des perceptions européennes. L’arsenal nucléaire russe est la principale menace identifiée par 11 États membres, et une préoccupation majeure pour plusieurs autres. La plupart de ces États membres appartiennent au groupe des Vrais croyants ou des Pragmatiques. Ces mêmes États s’accordent par ailleurs à dire que le déséquilibre entre le nombre déclaré d’armes nucléaires non stratégiques des États-Unis (200) et celui de la Russie (2 000) constitue en lui-même une menace, tandis que la moitié des États membres ne partagent pas cet avis. Mais dans l’ensemble, la plupart des États membres ne considèrent pas la Russie comme leur premier sujet d’inquiétude en matière nucléaire. Leur préoccupation première est plutôt la prolifération des armes nucléaires.

 

 

Trois des quatre Vrais croyants (la France, la Pologne et le Royaume-Uni) considèrent les menaces nucléaires comme une priorité par rapport aux autres menaces – conventionnelles et non conventionnelles. Mais c’est également le cas d’autres pays : la Suède considère les menaces nucléaires comme un domaine d’action prioritaire, ce qui la rapproche des autres Tourmentés. L’Irlande et l’Autriche, membres du groupe des Neutres, rejoignent l’Estonie et la Lettonie – Pragmatiques – au sens où ces quatre pays s’accordent à dire que la Russie constitue une menace, à plus forte raison du fait de son arsenal nucléaire. La différence entre ces deux groupes est la suivante : l’Irlande et l’Autriche estiment que l’abolition des armes nucléaires est la réponse à apporter, tandis que l’Estonie et la Lettonie insistent pour que les plans de dissuasion de l’OTAN intègrent la possibilité que la Russie fasse usage de ses armes nucléaires tactiques. Les pays qui considèrent que les menaces nucléaires sont moins sérieuses que les autres types de menaces figurent en bonne place parmi les Pragmatiques et les Conformistes.

Ère Trump : pas de changement majeur en vue

L’arrivée à la Maison Blanche de D. Trump, premier Président à revendiquer haut et fort une « Amérique d’abord » depuis des décennies, et certainement depuis la création de l’OTAN pouvait accroitre le sentiment d’insécurité en Europe au point d’inciter les Européens à envisager d’assurer davantage leur propre défense – y compris sur le plan nucléaire. Çà et là, des voix se sont élevées pour promouvoir cette idée ; depuis l’élection de D. Trump, certains alliés clés des Américains se sont emparés publiquement de cette question. En 2017, en Pologne, Jaroslaw Kaczynski s’est déclaré favorable à l’idée d’une puissance nucléaire européenne, en suggérant que ce projet ne verrait hélas probablement jamais le jour. Le député allemand Roderich Kiesewetter avait quant à lui déclaré l’année précédente : « Si les États-Unis ne sont plus disposés à nous fournir cette garantie, l’Europe a néanmoins besoin d’une protection nucléaire à des fins de dissuasion ». Il avait également évoqué l’idée d’un parapluie nucléaire franco-britannique pour l’Europe, financé par un budget de défense commun à l’échelon européen. Le Bundestag a ensuite commandité une étude, qui a conclu que l’Allemagne pouvait légalement financer les programmes nucléaires britannique ou français et accepter ces armes sur son territoire en contrepartie d’une protection.

Sept États membres de l’UE, dont quatre membres de l’OTAN, estiment que la garantie de sécurité nucléaire américaine est moins crédible sous la présidence de Donald Trump. Il s’agit notamment de deux États du groupe des Tourmentés – la Suède et l’Allemagne – ainsi que de la France – sans surprise, sachant que la France n’a jamais accepté de s’en remettre intégralement au parapluie nucléaire américain et s’est dotée d’une politique de dissuasion nationale indépendante, sur la base de ces doutes. L’étude indique néanmoins que pas moins de 22 États membres de l’UE – tous également membres de l’OTAN – estiment que la garantie américaine reste crédible. Trois (l’Estonie, le Royaume-Uni et la Pologne) considèrent même que la garantie a gagné en crédibilité, estimant peut-être que l’imprévisibilité décisionnelle actuelle en renforce l’effet dissuasif.

La réalité de l’engagement américain envers l’Alliance a toujours suscité des doutes chez certains. Peut-être les Européens doivent-ils à présent se préparer à l’éventualité que les États-Unis n’honorent pas leurs obligations au titre de l’article 5 du Traité. Mais la présidence Trump n’a pas eu l’effet d’électrochoc escompté sur les Européens, qui peinent à engager une réflexion approfondie sur le nucléaire et d’autres questions stratégiques.

Crises de prolifération et autres inquiétudes nucléaires

La non-prolifération a toujours été un point sur lequel les États membres de l’UE sont parvenus à s’entendre et à coordonner leur action, comme en témoigne le rôle joué par le groupe E3 (France, Allemagne et Royaume-Uni), l’UE et les sanctions européennes dans la gestion de la crise entourant le programme nucléaire de l’Iran et dans la conclusion de l’accord de juillet 2015 avec le gouvernement iranien.

La non-prolifération reste un sujet de préoccupation et un point de consensus. À l’heure où l’ECFR menait ses travaux de recherche (avant que Trump n’annonce le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien), plusieurs pays, appartenant aux cinq groupes – du Portugal à l’Irlande en passant par l’Allemagne – déclaraient être préoccupés avant tout, en matière nucléaire, par l’évolution de la situation dans la péninsule coréenne. En revanche, la situation au Moyen-Orient suscitait moins d’inquiétudes chez la plupart des Européens : aucun État membre ne l’a en effet citée comme étant sa priorité absolue.

Cet engagement en faveur de la non-prolifération permet de mieux comprendre pourquoi les États membres considèrent que les avantages associés aux armes nucléaires dans le contexte de la sécurité européenne ne s’appliquent pas aux autres régions du monde. Les deux tiers des pays de l’UE estiment que la dissuasion nucléaire améliore, voire « améliore nettement », la sécurité de l’Europe, et près de la moitié pensent que cela profite au reste du monde. Mais, cette logique ne semble pas s’appliquer aux autres régions : plusieurs États membres craignent que la dissuasion nucléaire rende le Moyen-Orient et l’Asie moins, voire nettement moins sûrs. En conséquence, la plupart des États membres estiment que l’UE doit poursuivre ses efforts en vue de régler les grandes crises de prolifération – y compris dans la péninsule coréenne, où l’Europe n’a joué jusqu’à présent qu’un rôle limité. Une infime minorité pense que la seule position utile que les Européens puissent adopter est de soutenir les États-Unis.

Il convient toutefois de noter que les crises de prolifération ne sont pas la seule source d’inquiétude en Europe. Outre la Russie, le terrorisme nucléaire et radiologique constitue aux yeux de nombreux pays Européens une autre menace de premier plan pour la sécurité. C’est le cas en particulier des Conformistes (Portugal, Slovénie, Slovaquie et Espagne) et des Neutres (Autriche et Chypre). Le risque de lancement accidentel d’armes nucléaires suscite également certaines inquiétudes parmi les Neutres (Malte et Finlande). De rares pays ont cité, comme préoccupations majeures, la situation au Moyen-Orient, les tensions en Asie du Sud ou le développement du programme nucléaire militaire de la Chine.

Positions sur la question du désarmement nucléaire

Contrairement à la non-prolifération, le désarmement est depuis longtemps un sujet plus problématique pour les Européens – en raison notamment de l’ambiguïté du terme. S’agit-il d’une simple réduction des stocks ou d’une abolition totale ? Avec la résurgence des initiatives abolitionnistes dans le contexte du TIAN, cette incertitude s’est aujourd’hui muée en un point de forte divergence entre les États membres.

L’enquête confirme qu’une nette majorité des États membres sont favorables au désarmement nucléaire, du moins en principe. Ces États incluent les puissances nucléaires que sont le Royaume-Uni et la France. L’absence de consensus est visible sur la question des prochaines mesures à prendre sur la voie du désarmement : parmi les diverses mesures citées figurent notamment l’entrée en vigueur du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), qui bénéficie du soutien des deux tiers des États membres. La moitié des États membres privilégient la négociation d’un Traité interdisant la production de matières fissiles (TIPMF), objectif avalisé par les positions communes de l’UE. Bien que de façon générale, les États soient favorables au désarmement, il n’existe aucun consensus sur ce que devrait être la prochaine étape en ce sens. C’est sans doute la conséquence de la rareté des débats sur la question ; mais cela suggère également l’existence d’un obstacle à de réels progrès sur ce front.

Fait quelque peu surprenant, les pays de l’UE hésitent à renvoyer la responsabilité exclusive aux États-Unis et à la Russie : le soutien à de nouvelles mesures de réduction des armements stratégiques et non-stratégiques reste en retrait par rapport aux autres options envisagées telles que le TICE et le TIPMF, et aux mesures de réduction impliquant toutes les puissances nucléaires. Parmi les deux États dotés d’armes nucléaires, le Royaume-Uni en particulier est favorable à cette dernière solution, préférant sans doute le désarmement multilatéral au désarmement unilatéral, tandis que la France s’associe à la majorité pour promouvoir des mesures encadrées par des règles (telles que les traités) plutôt qu’une réduction de l’arsenal.

Des réserves commencent à apparaître et des divisions, à naître, sur la question de savoir si l’environnement de sécurité mondial actuel permet d’envisager un désarmement total et/ou unilatéral. C’est ce qu’illustre de façon étincelante le débat houleux entourant le TIAN – question qui, en matière nucléaire, suscite actuellement le plus de clivages au sein de l’UE. Le problème n’est pas tant la division des États membres : seules l’Autriche, l’Irlande, Malte, Chypre et la Suède ont voté à l’ONU en faveur du Traité (la Finlande s’est abstenue), tandis que seules l’Autriche et l’Irlande l’ont signé, et que seule l’Autriche l’a ratifié. Mais cette question a polarisé le débat au point que les discussions sur le désarmement au niveau de l’UE sont actuellement au point mort. Alors que les membres de l’OTAN sont en désaccord avec les Neutres sur la question, la réaction officielle de l’Alliance au Traité a été la suivante : le désarmement nucléaire doit se dérouler « par étapes, et d’une manière vérifiable » et « sur la base de la réciprocité ». Au lieu de créer « les conditions d’un monde sans armes nucléaires », le Traité risque de saper le régime de non-prolifération actuel, selon l’OTAN.

Défense antimissile

L’engagement des États-Unis aux côtés de l’Europe s’est en réalité renforcé sur un point : à travers la construction – déjà en cours – d’une infrastructure de défense antimissile. Lorsque Barack Obama, alors président en exercice, a décidé de réduire les dépenses américaines en faveur de ce programme, la controverse a été plus limitée que ce que l’on aurait pu attendre. Mais la tendance s’est inversée sous Trump et le programme bat aujourd’hui son plein en Pologne et en Roumanie.

Malgré l’ambivalence traditionnelle des Européens sur cette question, l’étude indique qu’une majorité d’États membres est favorable au déploiement des systèmes américains de défense antimissile en Europe. Seules Malte et l’Irlande pointent du doigt l’effet stratégiquement déstabilisant de ce déploiement et le risque que celui-ci ne soit perçu comme une provocation par la Russie. Et, malgré le risque de voir leur force de dissuasion finalement compromise par une défense antimissile stratégique efficace, le Royaume-Uni et la France elle-même se sont rangés du côté des partisans du programme.

L’analyse des raisons de ce soutien met là encore en évidence le manque de cohésion stratégique des Européens sur ces questions. Plusieurs États membres s’en tiennent à la logique officielle de l’OTAN, selon laquelle la présence de ces systèmes de défense est nécessaire pour contrer les menaces régionales potentielles. Un nombre équivalent de pays (Pragmatiques et Conformistes) admet toutefois que l’intérêt de ces systèmes de défense antimissile tient en premier lieu au fait qu’ils impliquent les États-Unis dans la défense de l’Europe. Et un nombre légèrement plus réduit d’entre eux considèrent la défense antimissile comme un moyen de faire face aux tentatives d’intimidation de la Russie. Il s’agit notamment de la Pologne et de la Roumanie, deux Vrais croyants qui jouent un rôle-clé dans le déploiement du nouveau système.

OTAN

La grande majorité des États membres conviennent que la dissuasion nucléaire est essentielle pour l’OTAN ; dix États membres estiment même qu’elle revêt une importance accrue compte tenu du climat actuel. Les États membres qui considèrent la dimension nucléaire « problématique » appartiennent tous au groupe des Neutres.

Dans le cas des membres de l’OTAN, les positions nationales découlent principalement des discussions et décisions intervenant dans le cadre de l’Alliance (donc de l’influence américaine), plutôt que d’une concertation entre partenaires européens. Les difficultés rencontrées pour faire émerger des positions européennes communes accentuent ce schéma. Par exemple, comme évoqué plus haut, l’OTAN a eu une influence décisive en incitant ses membres appartenant à l’UE à s’opposer au principe même d’un traité visant à interdire les armes nucléaires.

Au-delà de ce point, la coordination entre les États membres de l’UE est rare, bien qu’elle s’opère de manière formelle et informelle entre voisins ou entre États membres clés, tels que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. La coopération bilatérale entre la France et le Royaume-Uni fait de toute évidence exception à cette règle. Cette coopération – qui se traduit par des engagements politiques et juridiques, et une collaboration technologique dans le cadre d’initiatives telles que la simulation d’essais d’armes nucléaires – devrait se poursuivre malgré le Brexit.

***

Les résultats de cette enquête indiquent que la plupart des États membres de l’UE se sentent légitimes dans leurs positions traditionnelles, qu’il s’agisse de justifier une force de dissuasion nationale, de promouvoir l’abolition des armes nucléaires ou de souligner l’importance du parapluie transatlantique. Les Tourmentés, qui s’efforcent de concilier leurs points de vue traditionnels avec les problèmes immédiats auxquels ils sont confrontés, font exception à cette règle. En Suède, les débats au sein du gouvernement font rage sur les opportunités et les conséquences de la ratification du TIAN. Le gouvernement suédois s’efforce d’assurer la cohérence entre sa position traditionnelle anti-nucléaire et la tentative de renforcement des liens de défense avec les États-Unis opérée en réponse aux craintes suscitées par son environnement de sécurité immédiat. Mais même les positions des Tourmentés sont peu ou prou restées inchangées. Récemment, en Allemagne, l’idée d’une force de dissuasion nationale a donné lieu à un débat sans précédent ; celui-ci a néanmoins tourné court, l’opinion s’étant rangée à sa position traditionnelle.

Le tableau qui ressort des résultats de l’enquête de l’ECFR et de l’histoire est : celui d’un continent qui rechigne à consacrer au sujet hautement polémique des armes nucléaires l’énergie intellectuelle que celui-ci requiert. L’UE n’a pas adapté sa réflexion sur les questions nucléaires aux réalités de l’après-Guerre froide, et à plus forte raison aux menaces inhérentes à l’esprit de revanche de la Russie et aux risques de prolifération régionale.

Vers une force de dissuasion nucléaire européenne ?

En Allemagne, cette année, V. Poutine et D. Trump ont suscité un regain d’intérêt pour une idée ancienne, à savoir celle d’une dissuasion nucléaire européenne. Ce concept recouvre en réalité diverses options, allant du transfert, par la France et le Royaume-Uni, du pouvoir décisionnel final sur leurs forces de dissuasion, à des déclarations unilatérales (existantes) selon lesquelles les forces nucléaires nationales assurent en pratique une protection s’étendant au-delà des territoires nationaux. L’option communément envisagée est celle dans laquelle la France et le Royaume-Uni mettraient un parapluie nucléaire à disposition de leurs partenaires et de leurs protégés non dotés de l’arme nucléaire, qui s’efforceraient, en contrepartie, de partager la charge associée – sur les plans politique, financier, et éventuellement opérationnel.

Le concept de dissuasion nucléaire européenne existe depuis des décennies. À plusieurs reprises au XXe siècle, la France et l’Allemagne ont évoqué cette possibilité à demi-mots. La  12 discussion a parfois été engagée à l’initiative de l’Allemagne : celle lancée par Konrad Adenauer, par exemple, a avorté après l’élection de Charles De Gaulle en 1958. Plus tard, Helmut Schmidt a suggéré que la France étende son parapluie nucléaire à l’Allemagne, en contrepartie d’un soutien financier au programme nucléaire français. En 1975, l’Allemagne a même nuancé sa ratification du TNP avec la réserve explicite « qu’aucune disposition du Traité ne peut être interprétée comme étant de nature à faire obstacle à la poursuite de l’unification européenne, et notamment à l’instauration d’une Union européenne dotée des capacités requises ». Plus récemment, la France a lancé l’idée d’une « dissuasion concertée », qui semble n’avoir trouvé que peu d’écho auprès de l’Allemagne ou des autres intéressés.

Aussi retentissante qu’ait été la résurgence de la question de l’arme nucléaire en Allemagne, elle est pour l’essentiel restée sans suite. Les dirigeants allemands ne lui ont manifesté aucun intérêt. Paris et Londres sont restés silencieuses. Même R. Kiesewetter a déclaré qu’il « espérait inciter M. Trump à dissiper les doutes quant à la réalité de l’engagement américain en faveur de la sécurité européenne, ce qui rendrait inutile tout Plan B nucléaire. » Comme le confirme l’étude, il ne s’agit ni plus ni moins d’un autre dossier nucléaire de plus que la plupart des Européens préféreraient largement ignorer.

L’absence de relais politique sur la question de la dissuasion européenne n’est guère surprenante. Pourquoi contrarier D. Trump ? Et courir le risque que le Kremlin ne prenne la garantie nucléaire américaine moins au sérieux ? Après tout, le concept de force de dissuasion européenne – en d’autres termes, l’extension du parapluie nucléaire britannique et français aux partenaires et alliés européens – est loin d’être immédiatement crédible. Les discussions entourant la question de la dissuasion européenne ont généralement pour effet de susciter de nouvelles questions : Londres et Paris seraient-elles disposées à consentir une telle garantie ? Si oui, disposent-elles de capacités suffisantes ? Sont-elles dignes de confiance ? Qu’attendraient-elles en retour ? Mais surtout, à ce stade de l’histoire : comment concilier un tel dispositif avec la décision du Royaume-Uni de sortir de l’UE ?

Si la dissuasion européenne devait passer du statut de « pavé dans la mare » médiatique à celui d’option politique sérieuse, il incomberait moins aux bénéficiaires supposés de réclamer cette protection étendue qu’aux deux puissances nucléaires de faire connaître à présent sérieusement leur volonté et leur capacité en ce sens.

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd’hui, le Brexit ne porterait pas nécessairement un coup fatal à ce projet. L’idée que le Royaume-Uni garantisse la sécurité de ceux-là mêmes auxquels il a tourné le dos en décidant de quitter l’UE peut certes paraître improbable ; et la conclusion amère des négociations sur le Brexit pourrait faire disparaître cette idée pendant plusieurs décennies. S’ajoute à cela le fait que le chef de l’opposition travailliste est partisan de longue date du désarmement unilatéral, dérogeant en cela à la position de son propre parti, favorable à la dissuasion nucléaire. Pourtant, au-delà de la première impression, il semble que paradoxalement, depuis le référendum sur le Brexit, le gouvernement britannique soit plus enclin à entretenir une « relation profonde et spéciale » avec l’UE des 27 en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense. « Nous quittons l’Union européenne, mais nous ne quittons pas l’Europe », martèlent les Britanniques ; et la Première ministre de réaffirmer « l’engagement inconditionnel » du Royaume-Uni en faveur de la sécurité de l’Europe. Historiquement, les Britanniques sont par ailleurs profondément attachés à l’idée de conserver leurs armes nucléaires non seulement pour leur propre usage, mais également pour venir en aide à leurs alliés. C’est précisément pour appuyer cette thèse qu’ils ont inventé la doctrine du « second centre de décision nucléaire au sein de l’Alliance ». Les forces britanniques concernées ont toujours été impliquées étroitement dans les activités de l’OTAN. Du point de vue du Royaume-Uni, l’extension de la dissuasion ne date pas d’hier.

Bien que principal promoteur de l’autonomie stratégique européenne, la France est plus ambivalente sur ce sujet. D’une part, elle a toujours insisté sur le fait que sa force de dissuasion était essentiellement nationale et indépendante. Même après avoir rejoint le commandement militaire de l’OTAN en 2009, la France a refusé d’engager ses forces nucléaires dans l’Alliance, en décidant notamment de ne pas participer au Groupe des plans nucléaires de l’OTAN. La dissuasion française n’a en revanche jamais été conçue d’une façon qui confonde les intérêts vitaux de la France avec les frontières du territoire français; et, par ses prises de position officielles, la France a à maintes reprises indiqué que sa force de dissuasion constituait en pratique une protection européenne. Bien que la France ait toujours considéré qu’une extension de la dissuasion par une autre puissance ne lui offrait pas une garantie de sécurité crédible, le fait est, comme l’a fait remarquer un observateur, qu’elle « a paradoxalement intérêt à ce que les autres y croient pour eux-mêmes : les États bénéficiaires, pour ne pas être tentés de développer leurs propres capacités nucléaires ; et les adversaires potentiels, pour être dissuadés d’attaquer ».

C’est la raison pour laquelle en 1995, Alain Juppé, alors Premier ministre, a lancé le concept de «dissuasion concertée», soulignant la nécessité d’un dialogue entre la France et l’Allemagne, plutôt que d’une simple « extension » du parapluie nucléaire français. Depuis, ce concept a été cité à maintes reprises comme référence dans la doctrine nucléaire des autorités françaises. La réflexion s’est toutefois essoufflée sous l’effet conjugué du manque d’intérêt et du mauvais accueil reçu d’autres pays européens, au premier rang desquels l’Allemagne – à laquelle cette proposition était dans une large mesure destinée.

Néanmoins, depuis la fin de la Guerre froide, la France et le Royaume-Uni maintiennent un dialogue qui s’est développé lentement mais de manière constante, sur les questions nucléaires ; dans le cadre de ces efforts conjoints, les deux pays ont tout d’abord instauré une Commission nucléaire bilatérale visant à appuyer la compréhension mutuelle de leurs doctrines et programmes respectifs, avant de signer en 2010 le Traité de Lancaster House sur la coopération nucléaire. Point remarquable, le préambule du Traité indique notamment : « Notant qu’il ne peut y avoir de situation dans laquelle les intérêts vitaux d’une Partie seraient menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre ne le soient aussi ». Les « intérêts vitaux » désignent, dans ce contexte, « ce auquel chacun attache une importance telle que toute attaque qui y serait portée aurait nécessairement pour effet d’exposer son auteur à des représailles nucléaires ». En d’autres termes, le Royaume-Uni et la France ont déjà mis en place entre eux une sorte de garantie nucléaire mutuelle oblique et ce, via un traité.

Pourquoi cette garantie nucléaire mutuelle ne pourrait-elle pas évoluer vers une garantie donnée aux partenaires et alliés européens non dotés de l’arme nucléaire ? De toute évidence, Emmanuel Macron a le goût des orientations politiques audacieuses et est fermement convaincu de la nécessité, pour les Européens, de s’assumer seuls : en septembre 2017, dans son désormais célèbre Discours de la Sorbonne, le Président évoquait le « désengagement progressif et inéluctable » des États-Unis vis-à-vis de l’Europe. Le passage de la nouvelle Revue stratégique française consacré aux questions nucléaires réaffirme quant à lui que « la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale, parce que la France ne conçoit pas sa stratégie de défense de manière isolée, même dans le domaine nucléaire » et qu’ « au-delà de ces engagements, cette réalité politique implique qu’une agression extérieure contre l’intégrité ou la cohésion européenne affecterait gravement nos intérêts. »3 Flirter avec une définition plus large, comme le fait la Revue stratégique, n’est pas anodin, compte tenu notamment de l’historique de coopération étroite observé dans ce domaine entre la France et le Royaume-Uni depuis la fin de la Guerre froide. Cependant, la France n’est pas allée jusqu’à étendre explicitement son parapluie nucléaire aux « intérêts vitaux » de l’ensemble ni même de certains de ses partenaires européens.

Et ensuite ? À en juger par l’histoire des initiatives de défense européennes menées jusqu’à présent, l’on serait tenté de répondre « pas grand-chose ». Plus que toute autre, la question des armes nucléaires est sensible ; et l’enquête de l’ECFR le confirme : actuellement, les Européens n’ont aucune envie d’inscrire la dissuasion européenne à l’ordre du jour. La solution la plus confortable, pour eux, sera de continuer à croire, en dépit des vents contraires, que la garantie nucléaire américaine est solide, et le restera indéfiniment – et de continuer à évoquer la nécessité d’assurer leur autonomie stratégique, tout en niant l’évidence fatale de son absence de fondement nucléaire.

Mais croiser les doigts ne suffira pas. Pour les raisons évoquées ci-dessus, aucune initiative visant à déclarer l’autonomie nucléaire stratégique de l’Europe n’est réalisable, souhaitable, ni même concevable dans l’immédiat – mais il est certainement possible, pour les Européens, de définir une stratégie pour se prémunir des aléas de l’avenir. Sous toutes réserves (compte tenu des évolutions futures, et notamment du Brexit), le Royaume-Uni et la France pourraient élever l’idée d’une force de dissuasion européenne du rang de simple idée à celui de proposition crédible, en renforçant leur coopération nucléaire bilatérale et en indiquant clairement qu’ils sont disposés à offrir une protection à leurs partenaires et alliés.

Le Traité de Lancaster House n’est pas le dernier mot sur la coopération nucléaire bilatérale. Différentes possibilités s’offrent au Royaume-Uni et à la France pour approfondir cette coopération – l’on pense notamment à la propulsion nucléaire ou à la définition de cibles communes. Ce dernier volet pourrait être un moyen particulièrement utile d’indiquer que « tout agresseur » – en l’occurrence, la Russie – enclin à ignorer la menace de représailles posée par les forces de dissuasion minimale et les capacités de riposte individuelles du Royaume-Uni ou de la France devra évaluer les dommages (dévastateurs, à vrai dire) que ces deux puissances pourraient causer ensemble.

Les deux pays pourraient ajouter à une coopération bilatérale plus étroite et discrètement médiatisée, un changement de niveau de leur politique déclaratoire, et indiquer ainsi explicitement qu’ils considèreront toute agression armée contre leurs partenaires de l’UE comme une menace pour leurs propres « intérêts vitaux ». Ils donneraient ainsi l’impression d’une dissuasion étendue de fait : « Nous nous couvrons l’un l’autre, et vous couvrons aussi, même si vous n’avez pas encore conscience que cette protection est souhaitable ou nécessaire ».

Bien entendu, il est inconcevable que la France et le Royaume-Uni s’engagent dans cette voie sans avoir la certitude que d’autres pays européens soutiendraient activement, ou du moins toléreraient, cette nouvelle orientation. Là où la question posée comme un coup de poing en première page du Welt am Sonntag portait sur une éventuelle arme nucléaire pour l’Allemagne, la question serait davantage de savoir si le pays doit héberger les armes nucléaires d’un autre. L’on peut cependant difficilement imaginer qu’un accord intergouvernemental suffise, compte tenu de la réaction potentielle de la population allemande.

En France, la question émerge de savoir si E. Macron doit s’engager à défendre les « intérêts vitaux » de l’Allemagne, sur le modèle des engagements réciproques mis en place entre la France et le Royaume-Uni depuis 1995. En effet, plutôt que le développement d’une arme nucléaire allemande – qui constituerait une violation des engagements pris par l’Allemagne dans le cadre du TNP et du Traité Deux plus quatre (qui a conduit à la réunification de l’Allemagne) – l’européanisation de la force de dissuasion française est un sujet actuellement en discussion à Berlin. Au fil du temps, les deux puissances nucléaires européennes pourraient espérer inviter les partenaires européens relativement réceptifs à prendre part aux discussions sur le nucléaire, en consolidant celles-ci sous forme de concertation nucléaire (plutôt que par une simple extension unilatérale du parapluie nucléaire) et de convention de partage du fardeau.

Le développement et l’acceptation de cette « vocation européenne » des forces de dissuasion nucléaire britannique et française nécessiteraient au minimum dix ans de travail. Et dans cet intervalle, les événements internationaux pourraient faire boule de neige et rendre vain ce processus. Compte tenu de l’imprévisibilité de l’environnement du XXIe siècle et de leur attachement apparent à l’autonomie stratégique, il serait sage que les États européens entament dès à présent ce virage.

CONCLUSION

La principale conclusion de l’enquête de l’ECFR est la suivante : quel que soit l’effort de réflexion engagé par les Européens sur leurs intérêts et leurs politiques stratégiques (et l’on est en droit de considérer qu’il est limité), la réflexion consacrée à la dimension nucléaire de la sécurité européenne est à ce jour quasi-inexistante. C’était déjà le cas sous la présidence Obama, lorsque le « pivot vers l’Asie », qui suscitait pourtant une certaine inquiétude, n’a débouché en pratique sur aucune réaction concrète. C’est toujours le cas sous la présidence Trump, placée sous la bannière de « l’Amérique d’abord » et empreinte d’un mépris affiché pour l’OTAN, considérée comme « obsolète ». Les Tourmentés ne sont que l’illustration la plus évidente du fait que les positions d’hier ne sont plus viables aujourd’hui. Les questions récurrentes sur la dissuasion nucléaire s’imposent peu à peu à d’autres, tandis que le fossé grandissant entre l’environnement nucléaire de l’Europe et la fiabilité de la garantie de sécurité américaine pourrait aiguiser encore la pertinence de ces questions pour tous les Européens.

Il faut se rendre à l’évidence et se préparer à l’éventualité d’un découplage, ou du moins d’une prise de distance de la part des États-Unis – qui faisait trembler l’Europe pendant la Guerre froide. Dans ses récents commentaires sur la nécessité, pour l’Europe, d’assurer son autonomie en matière de sécurité, Angela Merkel semblait faire écho aux déclarations d’E. Macron ; la position de l’Allemagne à l’égard des questions de défense a de toute évidence évolué ces dernières années. Les Européens doivent se pencher sérieusement sur la question nucléaire, avant de faire les frais d’un éventuel alignement politique, voire stratégique, entre les États-Unis et la Russie.

La deuxième conclusion centrale de l’étude est la suivante : la conquête de l’autonomie stratégique implique bien d’autres dimensions que le seul volet nucléaire. De toute évidence, l’Allemagne ne surmontera pas de sitôt le tabou entourant le nucléaire : la controverse récente autour de la bombe allemande n’a vu émerger aucun enthousiasme pour ce projet. L’Allemagne est encore loin d’atteindre ne serait-ce que l’objectif de 2 % du PIB fixé par l’OTAN pour ses dépenses de défense. Néanmoins, poursuivre avec la défense conventionnelle, en se gardant de toute décision, et a fortiori de toute discussion sur les questions nucléaires, ne constitue pas une approche durable. Les Européens doivent notamment être capables de peser plus directement et avec plus de force sur le développement de l’ordre de sécurité européen, dont le nucléaire fait incontestablement partie intégrante. La conjonction de la défense antimissile, du déploiement d’armes non stratégiques, du TIAN et de l’évolution des doctrines nucléaires américaine et russe devrait amener les Européens à traiter ces questions sans détour.

La troisième conclusion de l’étude est la suivante : les pays de l’UE doivent reconnaître l’évaporation quasi-totale de l’investissement intellectuel consacré au cours du siècle passé à la compréhension de la dissuasion nucléaire et à la réflexion stratégique dans ce domaine. L’acceptation de ces armes – en tant que garantes de la paix et de la stabilité – s’est faite en grande partie par défaut. Le fait est que sans le rôle de chef de file joué par les États-Unis (et sans les arguments exposés dans la déclaration de l’OTAN), les pays européens auraient sans doute été plus nombreux à prendre part à l’initiative de l’ONU visant à « interdire » les armes nucléaires. Cela indique clairement que l’essentiel de la réflexion stratégique sur les questions nucléaires est piloté par les États-Unis, à l’heure où un élan européen en la matière semble essentiel.

L’environnement international évolue rapidement. Les Européens en ont conscience, comme en témoignent les inquiétudes suscitées par l’imprévisibilité accrue de l’alliance nucléaire avec les Américains et par les gros titres sur la situation au Moyen-Orient ou dans la péninsule coréenne. Mais tout se passe comme si les États européens étaient tétanisés à la vue de ces changements, là où la réaction attendue serait de s’y confronter. Et pourtant, d’autres facteurs viendront aggraver cette confusion. Les pays qui hésitent encore à se positionner sur le TIAN ou le remplacement de leur flotte d’avions de combat à capacité duale vont être bousculés par toutes sortes d’exigences s’ils ne prennent pas le temps de clarifier leurs positions stratégiques.

Dans ce contexte, il est difficile de surmonter la contradiction entre soutien idéaliste à un ambitieux programme de désarmement et évaluation réaliste d’un monde dangereux. C’est encore plus difficile qu’en 2009, époque à laquelle l’administration Obama appelait à un « monde sans armes nucléaires » alors même qu’elle préparait une modernisation majeure de l’arsenal américain. D’autres pays que les Tourmentés sont confrontés au défi croissant que représente la question des armes nucléaires. Il faut s’attendre à ce qu’un jour les divergences croissantes – entre l’opinion publique et les gouvernements, entre les parlements et les gouvernements, mais aussi au sein des gouvernements européens et entre eux – éclatent au grand jour. L’impact ne se limitera pas aux pays dans lesquels les clivages politiques les plus nets sur les questions nucléaires sont observés.

La quatrième conclusion de l’étude est la suivante : on assite actuellement à l’émergence d’un débat sur une force de dissuasion européenne – quelle qu’en soit la forme. Mais ce débat doit de toute urgence être élargi et approfondi. À moins de gagner en ampleur et en sophistication, il risque de déboucher sur un statu quo par défaut – ce qui serait le scénario le plus défavorable. C’est une chose de reconnaître qu’en Europe la prolifération nucléaire n’est pas une option ; cependant, refuser d’envisager l’européanisation de la force de dissuasion britannique ou française, ou des deux, aurait pour seule conséquence de placer l’Europe dans une impasse stratégiquement dangereuse. La dépendance de l’Europe vis-à-vis d’une garantie de sécurité américaine vacillante expose le continent à diverses menaces.

L’enjeu dépasse celui des relations entre les États membres et les États-Unis. Il s’agit avant tout de la responsabilité collective des Européens envers eux-mêmes et – bien que la perspective d’évoquer le dossier nucléaire suscite quelques réserves – de la responsabilité des gouvernements envers leurs peuples. La France et le Royaume-Uni doivent approfondir leur coopérationen matière nucléaire et étoffer leur politique déclaratoire ; ces deux pays doivent également se préparer en vue de proposer conjointement à leurs partenaires européens la mise à disposition de cette capacité à l’heure où cette proposition sera à la fois crédible et bienvenue.

En un mot, les Européens doivent surmonter leurs réticences profondes et repenser les questions nucléaires. Ils doivent ouvrir les yeux et examiner sérieusement les implications de l’autonomie stratégique qu’ils appellent de leurs vœux. Avec gravité, avec sérieux et avec une certaine détermination, les Européens doivent se demander s’ils pourront un jour accéder à cette autonomie sans se doter de leur propre capacité de dissuasion.

Pour atteindre cet objectif, il leur faudra analyser avec précision la nature des menaces identifiées, les intérêts de l’Europe en matière de sécurité et la stratégie à mettre en œuvre pour faire face à l’environnement international actuel et futur. De ce point de vue, la dimension nucléaire n’est pas le seul indicateur à prendre en compte, mais elle est révélatrice, mettant en évidence à la fois la nécessité d’aller de l’avant et le pas à franchir pour les Européens qui le souhaitent.


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