L’impasse nucléaire nord-coréenne : rationalité et continuité

Mis en ligne le 25 Juil 2017

Le 04 juillet dernier, le jour de la fête de l’indépendance des Etats-Unis, la Corée du nord « puissance nucléaire forte » annonçait avoir réussi le tir d’un missile intercontinental, capable de porter le feu nucléaire à « tout endroit du monde ». Cette annonce constitue la dernière péripétie en date illustrant l’impasse nucléaire nord-coréenne. Au-delà des capacités détenues (armes atomiques, lanceurs…), l’article issu d’Asia Centre propose de mieux comprendre les motivations stratégiques profondes à l’œuvre au sein du régime nord-coréen et de faire le point sur l’influence des actions menées par les puissances régionales et par les USA.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Antoine Bondaz, « L’impasse nucléaire nord-coréenne : rationalité et continuité », Asia Centre, Etude, juillet 2016.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site d’Asia Centre.

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L’impasse nucléaire nord-coréenne : rationalité et continuité

 

Alors que l’idée d’un monde sans armes nucléaires a été popularisée suite au discours du Président Obama à Prague en 2009[1], l’Asie prolifère. La région semble correspondre au second âge nucléaire que Paul Bracken caractérise par une instabilité croissante du fait d’un ordre nucléaire multipolaire, et non plus bipolaire[2]. La Corée du Nord continue notamment de s’enfoncer dans une impasse stratégique qui s’explique tant par la détermination nord-coréenne à se doter d’armes nucléaires que par l’échec de la communauté internationale à l’en dissuader. En effet, les stratégies visant un « démantèlement complet, vérifiable et irréversible » du programme nucléaire nord-coréen, qu’elles soient basées sur les incitations ou les sanctions, qu’elles soient unilatérales ou multilatérales comme les Pourparlers à six ayant existé de 2003 à 2009, ont toutes échoué.

La Corée du Nord s’est retirée du Traité de non-prolifération nucléaire en janvier 2003, a déclaré en février 2005 qu’elle avait fabriqué des armes nucléaires, a effectué deux essais nucléaires en octobre 2006 et mai 2009, a révélé la construction d’une installation d’enrichissement d’uranium en novembre 2010, a réalisé un troisième essai nucléaire en février 2013, et a annoncé en décembre 2015 posséder une bombe à hydrogène avant de réaliser un quatrième essai nucléaire en janvier 2016. Cependant, une menace repose tant sur les capacités d’un Etat que sur ses motivations. Comprendre les motivations stratégiques nord-coréennes est donc crucial afin de mieux appréhender la rationalité derrière le développement des capacités nucléaires du pays, et, in fine, lutter contre la prolifération nucléaire. Si la Corée du Nord est imprévisible, elle n’en est pas pour autant irrationnelle et sa nucléarisation semble s’inscrire dans une stratégie cohérente et à long terme.

Premièrement, nous revenons sur le paradoxe de la stabilité/ instabilité[3]portant sur la conséquence de la nucléarisation d’un Etat. En effet, selon Liddell Hart, la capacité destructive des armes nucléaires dissuade tout conflit au niveau stratégique mais a l’effet paradoxal d’accroitre le risque de conflit de faible intensité[4]. Nous affirmons cependant que la nucléarisation de la Corée du Nord n’a pas conduit à un changement fondamental de la politique étrangère du pays qui demeure la survie de son régime politique et le maintien du status quo. Deuxièmement, nous identifions quatre scénarii concernant les motivations stratégiques nord-coréennes pour développer des armes nucléaires – capacités offensives, outil de marchandage diplomatique, force de dissuasion et instrument de légitimation du régime. Notre argument est que ces armes semblent avant tout défensives et identitaires, ce qui rend d’autant plus difficile la dénucléarisation à court terme du pays. Troisièmement, nous étudions les réactions des voisins de la Corée du Nord (Corée du Sud, Japon, Russie et Chine). Notre argument est que la réponse des pays de la région ne change pas fondamentalement de leur réponse passée, le quatrième essai nucléaire nord-coréen n’étant pas un « game-changer » mais la confirmation d’une tendance de fond.

 

Une radicalisation du programme nucléaire de la Corée du Nord et non de son comportement international

La littérature académique concernant la conséquence de la nucléarisation d’un Etat sur son comportement est moins riche que celle concernant la réaction potentielle des Etats voisins, ou le risque de conflit régional. Deux scénarii sont traditionnellement identifiés : l’arme nucléaire est un facteur d’instabilité ou un facteur de stabilité, différenciant ainsi les pessimistes des optimistes[5]. Le premier courant est le courant majoritaire[6]. Il associe une stabilité stratégique du fait de la possession d’armes nucléaires à une instabilité tactique au niveau conventionnel. Prenant le cas du Pakistan, Paul Kapur considère par exemple que les armes nucléaires incitent les Etats conventionnellement faibles et révisionnistes à adopter des politiques agressives et risquées[7]. Evoquant la Corée du Nord, Valérie Niquet affirme que « la capacité nucléaire a comme objectif d’accroître les marges de manœuvre et la capacité d’action des États les plus faibles, au risque d’une montée aux extrêmes »[8]. Le paradoxe de la stabilité/instabilité est cependant propre aux Etats dont les capacités nucléaires ont atteint une relative parité ce qui leur assurent une capacité de destruction mutuelle de type guerre froide, ce qui n’est à l’évidence pas le cas entre Washington et Pyongyang. Le second courant considère que la nucléarisation d’un Etat peut à l’inverse stabiliser une région. L’universitaire de premier plan Kenneth Waltz considèrait que « en termes d’armes nucléaires, plus pourrait signifier mieux »[9], et prenant le cas du Moyen-Orient, il avançait que la nucléarisation de l’Iran pourrait avoir un effet stabilisateur en rééquilibrant les puissances régionales. Dans le cas nord-coréen, il affirmait qu’un « Etat faible et en danger est moins susceptible d’adopter un comportement imprudent. La Corée du Nord a eu un comportement critiquable (ugly) mais pas imprudent. Le régime ne montre aucune inclination au suicide »[10]. La dualité inhérente des armes nucléaires et les nouveaux moyens qu’elles procurent peuvent donc avoir un impact ambigu sur les objectifs d’un Etat : maintenir le status quo (dissuasion/deterrence) ou à l’inverse changer le status quo (contrainte/compellence). Dans sa thèse de doctorat encore en cours au MIT, Mark Bell considère que les armes nucléaires réduisent les coûts inhérents à l’adoption d’un nouveau comportement[11]. Sa typologie regroupe cinq comportements qui ne sont pas exclusifs : enhardissement (emboldenment), agression de ses voisins (aggression), diversification de ses intérêts (expansion), renforcement des alliances (bolstering) et fermeté dans la défense du status quo (steadfastness). Dans le cas de la Corée du Nord, il est communément admis que la nucléarisation du pays lui a permis d’adopter un comportement plus agressif à même de déstabiliser la péninsule. Cette affirmation, bien que majoritaire, apparait cependant comme partiellement erronée. Non seulement la Corée du Nord ne semble pas provoquer son voisin sud-coréen plus que par le passé, mais le pays semble chercher avant tout à maintenir le status quo perdurant depuis plus de soixante ans, i.e. la survie du régime.

Premièrement, les provocations nord-coréennes sont une constante depuis la proclamation du régime le 9 septembre 1948, tout comme la rhétorique belliciste est une caractéristique intrinsèque du régime afin de maintenir la paranoïa et le sentiment d’assiégement du pays, une des garanties de sa légitimité. La nucléarisation du pays n’a pas résulté en un accroissement notable ni des provocations nord-coréennes, ni de leur nature. Si le naufrage de la corvette Cheonan et le bombardement de l’île de Yeonpyeong en 2010 ont été présentés comme des points de rupture dans l’agressivité du régime, il convient de relativiser ces provocations et de les replacer dans un contexte historique plus large[12].

Entre 1953 et 2011, la Corée du Nord a violé l’armistice à plus de deux cent reprises et aurait mené pas moins de 26 attaques militaires contre la Corée du Sud[13]. Parmi les nombreuses attaques sur la Corée du Sud, hormis bien évidemment l’offensive militaire du 25 juin 1950 ayant déclenché la guerre de Corée, on note de multiples tentatives d’assassinat contre le Chef de l’Etat voisin. Le 21 janvier 1968, un commando d’une trentaine de militaires nord-coréens s’infiltre jusque dans la Maison Bleue, siège de l’exécutif sud-coréen, afin d’y assassiner le président Park Chung-hee. Le 9 octobre 1983, un attentat vise la délégation présidentielle sud-coréenne, alors en visite dans la capitale de la Birmanie et fait plus de vingt morts dont le vice premier ministre, le ministre des affaires étrangère et le ministère du commerce sud-coréens. Ces attaques ont aussi visé des civils sud-coréens. En effet, si le bombardement de Yeonpyeong a causé la mort de deux civils en novembre 2010, l’attentat contre un avion de ligne reliant Bagdad à Séoul le 29 novembre 1987 avait causé la mort de 115 civils dont une majorité de sud-coréens.

Au niveau de la ligne de démarcation septentrionale maritime (Northern Limit Line – NLL) et des cinq îles du Nord-Ouest administrées par la Corée du Sud, la Corée du Nord a officiellement cherché à modifier le status quo dès 1973, i.e. déplacer la ligne de démarcation à 12 miles de ses côtes contre 3 miles selon la ligne promulguée de façon unilatérale par le Commandement des Nations Unies, le 30 août 1953, sans toutefois jamais revendiquer l’administration des cinq îles. Si la NLL a été violée des centaines de fois par la Corée du Nord, le naufrage du Cheonan a été présenté comme une provocation sans précédent. Cependant, une escarmouche en juin 1999 impliquant entre autres la corvette Cheonan causait le naufrage d’au moins un navire et une trentaine de morts nord-coréens. En juin 2002, la veille de la finale de la Coupe du monde de football au Japon, une seconde escarmouche causait la mort de treize marins nord-coréens et de six marins sud-coréens.

Deuxièmement, la détention d’armes nucléaires permet à Pyongyang non pas de changer le status quo mais de s’assurer de son maintien et d’éviter ainsi une réunification de la péninsule allant à l’encontre des intérêts du régime. Le scénario d’une réunification par la force par la Corée du Nord est plus qu’improbable, si ce n’est utopique. La Corée du Nord n’est plus en mesure de gagner une guerre dans la péninsule et la possession d’armes nucléaires n’y change rien. Le contexte en 2016 est très différent de celui de 1950. Le rapport de forces s’est clairement inversé entre le Nord et le Sud, la Corée du Nord ne dispose plus d’un soutien international équivalent à celui de l’URSS et de la Chine maoïste, l’alliance américano-sud-coréenne est solide et claire sur ses intentions, et le scénario extrême d’une utilisation d’armes nucléaires pour attaquer Séoul n’aurait d’autre effet que de rendre inhabitable le cœur économique de la péninsule. A l’inverse, la Corée du Nord perçoit une menace venant de l’évolution de l’alliance lui faisant face. En effet, depuis 2009, l’unification des deux Corées n’est envisagée par l’alliance que sous le signe d’une Corée démocratique respectant l’économie de marché, un scénario entraînant nécessairement une absorption du Nord par le Sud, et donc la disparition du régime politique nord-coréen[14]. De plus, le gouvernement de Park Geun-hye tente d’inverser les perceptions de la population sud-coréenne quant à l’unification en insistant sur les coûts de la division et les bénéfices de l’unification tout en cherchant à obtenir le soutien théorique de ses partenaires diplomatique, autant de signes considérés en Corée du Nord comme une volonté de changer le status quo.

 

Des armes nucléaires sanctuarisant le régime et faisant désormais partie de son identité

Il convient donc de s’intéresser aux motivations stratégiques nord-coréennes pouvant expliquer le développement du programme nucléaire. Nous identifions quatre scénarii possibles – capacités offensives, outil de marchandage diplomatique, force de dissuasion et instrument de légitimation du régime – les deux derniers apparaissant comme les plus pertinents.

Le premier scénario d’armes offensives visant à attaquer la Corée du Sud ou ses alliés et à changer le status quo de façon unilatérale apparait peu crédible comme évoqué précédemment. Si la réunification de la péninsule demeure un objectif officiel du pays, l’objectif premier du régime, et ce depuis 1948, est sa propre survie. Or, une attaque nucléaire sur le Sud sur le modèle de 1950 équivaudrait à un suicide du régime. Si l’impact théorique de la détention d’armes nucléaires sur la psychologie des dirigeants a été étudié dans la littérature académique[15], les dirigeants nord-coréens sont imprévisibles mais non irrationnels. Les grandes doctrines nationales que sont le Juche, le Songun et le Byungjin ont toutes pour objectif d’assurer officiellement l’indépendance du pays, officieusement la survie du régime au point que Jonathan Pollack utilise le concept de « survivalisme » (survivalism)[16].

Le second scénario présentant les armes nucléaires nord-coréennes comme des armes diplomatiques afin d’obtenir des concessions de la communauté internationale semble également faible. Cet argument a avant tout été bénéfique à la Corée du Nord en lui faisant gagner du temps afin de poursuivre le développement de son programme nucléaire tout en assurant une certaine forme d’auto-optimisme chez les occidentaux. Premièrement, depuis 2009, la Corée du Nord n’a obtenu aucune concession internationale. Si l’aide américaine au pays a atteint plus d’1,3 milliard de dollars (nourriture et pétrole confondus) entre 1995 et 2008, celle-ci s’est arrêtée suite à l’arrivée au pouvoir du Président Obama et la mise en œuvre de la politique dite de « patience stratégique ». La seule concession potentielle, relativement faible car ne concernant que 240 000 tonnes « d’assistance nutritionnelle », a été celle du Leap Day Deal Agreement du 29 février 2012, un accord mort-né. L’aide humanitaire en provenance de Corée du Sud s’est également considérablement réduite depuis le retour au pouvoir des conservateurs en 2008, passant de 400 milliards de won en 2007 à moins de 15 milliards de won en 2012, sans ré-augmenter sensiblement sous la présidence Park. Même l’aide onusienne, théoriquement indépendante des provocations nord-coréennes car à des fins humanitaires, reste insuffisante et les financements de la mission du Programme alimentaire mondiale dans le pays ne couvrent qu’à peine 50% de ses besoins.

Deuxièmement, la Corée du Nord n’a tenu aucun de ses engagements et ne donne plus aucun signe clair d’une volonté de se dénucléariser. Non seulement la Corée du Nord refuse les prérequis américains pour reprendre les Pourparlers à Six, mais le pays considère qu’ils sont désormais inadéquats, une position officielle rappelée par la vice-directrice pour les affaires américaines Choe Son-hui, à Pékin, fin juin[17]. La signature par les Etats-Unis de l’accord américano-nord-coréen de 2012 a décrédibilisé les Pourparlers à Six, la Corée du Nord ayant réussi pour la première fois depuis 2003 et leur initiation par la Chine, à obtenir un accord bilatéral et non multilatéral portant sur le nucléaire, court-circuitant de facto les Pourparlers à Six.

Le troisième scénario considérant les armes nucléaires comme des armes de dissuasion visant à réduire le complexe d’insécurité du régime nord-coréen semble à l’inverse plus pertinent. D’un point de vue nord-coréen, le bénéfice sécuritaire du développement de ces armes surpasse le coût économique tant direct qu’indirect ce qui relativise d’autant l’impact actuel et futur des sanctions internationales. Cette dissuasion est avant tout une « dissuasion par punition » (deterrence by punishment) en faisant porter un coût inacceptable à l’alliance américano- sud-coréenne en cas d’attaque, qu’une « dissuasion par déni » (deterrence by denial) visant à empêcher une victoire de l’alliance.

Premièrement, ce complexe d’insécurité, qu’il soit sur-exagéré ou non par le régime, est bien réel. La Corée du Nord est l’un des rares Etats à avoir vécu face à la menace nucléaire depuis les années 1950. Alors que plus de 70 000 coréens sont morts dans les bombardements américains d’Hiroshima et Nagasaki, bombardements qui ont permis de forcer l’Empire nippon à la capitulation et donc de libérer la péninsule, le pays a été confronté durant plus de quarante ans au déploiement d’armes tactiques américaines en Corée du Sud, sans jamais avoir d’armes tactiques soviétiques ou chinoises déployées en Corée du Nord. Plus marquant que l’invasion en soit de l’Iraq en 2003 est également la théorisation aux Etats- Unis, à la même époque, de la doctrine des frappes préemptives. En effet, la frontière apparait comme fine entre des frappes préemptives et une guerre préventive,

i.e. une autodéfense par anticipation. Les tentatives américaines de rassurer la Corée du Nord depuis une dizaine d’années sont vaines, d’autant que la “Tailored Deterrence Strategy” de l’alliance présentée en octobre 2013 intègre la possibilité de frappes préemptives pour neutraliser les sites nucléaires et chimiques.

Deuxièmement, alors que les capacités conventionnelles nord-coréennes sont bien plus faibles que celles de l’alliance américano-sud-coréennes, ces armes apparaissent comme de « puissantes armes égalisatrices » (great equalizers) pour paraphraser Henri Kissinger[18], ou encore comme des « outils qui minent la hiérarchie du pouvoir international dans la mesure où leurs coûts relativement faibles permettent à des Etats encore plus faibles de se défendre efficacement contre de très puissants rivaux »[19]. Elles constituent pour les pays qui les détiennent, y compris la France[20], une forme de dissuasion ultime et il en est de même en Corée du Nord où ses armes protègent non pas tant le pays que le régime politique en le sanctuarisant.

Troisièmement, les armes nucléaires apparaissent comme des armes « bon marché » alors que la modernisation des forces conventionnelles nord-coréennes afin d’en faire une force de dissuasion crédible apparait comme trop couteuse. Comme le souligne Edward Luttwak, « la menace nucléaire remplace de nombreuses divisions blindées »[21].

Le quatrième scénario, également pertinent, est celui d’armes identitaires faisant désormais partie de l’ADN du régime et permettant de le légitimer auprès de la population nord-coréen, rendant d’autant plus difficile voire impossible sa dénucléarisation à court terme. Premièrement, la Corée du Nord a institutionnalisé la détention d’armes nucléaires et cherche à être reconnue de facto comme une puissance nucléaire. Le statut de puissance nucléaire a été inscrit dans la Constitution en avril 2012 – « un Etat doté d’armes nucléaires et d’une puissance militaire indomptable » – et la doctrine officielle mise en avant par Kim Jong-un depuis mars 2013, la ligne Byungjin, vise à assurer le développement simultanée des capacités militaires, dont nucléaires, et de l’économie du pays. Cette ligne, reprenant une doctrine de Kim il-sung datant de 1962, a été martelée lors du VIème Congrès du Parti en mai dernier. De plus, le régime entend se présenter à l’étranger comme une puissance nucléaire « normale et responsable », négociant d’égale à égale avec les autres puissances nucléaires non plus sa propre dénucléarisation mais la dénucléarisation de l’ensemble des grandes puissances nucléaires. Cette stratégie de « normalisation » a été exprimée dès octobre 2009 par un proche du régime, Jin Mingzhe[22], mais également lors du dernier Congrès avec la présentation de la doctrine nucléaire du régime, une doctrine officiellement défensive et de non emploi en premier.

Deuxièmement, la détention d’armes nucléaires accroît la légitimité du régime. L’atome est présenté dans le pays comme « l’héritage de la Grande révolution» que Kim Jong-il a transmis à son fils Kim Jong-un. Le jeune dirigeant est donc tenu de perpétuer les efforts de son père afin de « protéger » la nation nord-coréenne et se pose en garant de son indépendance[23]. Cela permet au dirigeant de renforcer le caractère héréditaire du régime et de légitimer son autorité. La « personnalisation » du programme nucléaire et balistique accroit également le leadership du jeune dirigeant, désormais « Chairman » du Parti, permettant in fine d’accompagner le transfert partiel de pouvoir de l’Armée vers le Parti et de normaliser la vie institutionnelle du pays. Enfin, la possession d’armes nucléaires « légitiment » les sacrifices imposés à la population nord-coréenne depuis le début des années 1990 en faisant porter la responsabilité des difficultés économiques rencontrées non pas sur les erreurs de gouvernance des dirigeants mais sur la menace que représente l’étranger, perpétuant ainsi le sentiment d’assiégement et de victimisation de la population.

 

L’aveu d’échec des puissances régionales

La question de la réaction des voisins de la Corée du Nord à sa nucléarisation se pose dans des termes concrets depuis la première crise nucléaire de 1994 et encore davantage depuis le premier essai nucléaire, il y a dix ans. A chaque essai, la question refait l’actualité, notamment quant à un hypothétique changement de la politique nord-coréenne de la Chine. Cependant, c’est bel et bien le premier essai nucléaire de 2006 et non le quatrième essai de 2016 qui a constitué une rupture géopolitique. La nucléarisation du pays est désormais une tendance de fond, ancienne, et la réaction des pays voisins s’inscrit dans la continuité plus que dans le changement.

Depuis 1948, les relations intercoréennes ont alterné entre périodes de fortes tensions et périodes de rapprochement. La politique intercoréenne de la Corée du Sud a également alterné entre incitations et sanctions toujours dans l’espoir d’influencer le comportement de son voisin. La réaction de la Corée du Sud au quatrième essai nucléaire de son voisin, mais surtout aux multiples essais balistiques réussis, apparait avant tout un aveu d’échec du gouvernement sud-coréen, incapable de pousser son voisin à se dénucléariser, plus qu’un changement radical de la stratégie de Séoul.

Premièrement, la fermeture du complexe industriel intercoréen de Kaesong qui vise entre autres à rassurer la population sud-coréenne et à légitimer, à court terme, la Présidente Park, apparait comme inattendue et surprenante. Inattendue car les activités du complexe n’avaient jusqu’à présent été temporairement suspendues que par la Corée du Nord, et car la Présidente Park s’était engagée pour la réouverture du complexe en 2013. Surprenante car elle met fin au dernier projet de coopération intercoréenne et à un apparent consensus bipartisan qui consistait à ne pas fermer Kaesong.

Deuxièmement, la récente décision de déployer le système de défense anti-missile américain THAAD, soutenu par 74% de la population[24], s’inscrit dans la même stratégie du gouvernement sud-coréen mais fait courir le risque d’une détérioration forte des relations sino-sud-coréennes alors même que l’amélioration de la relation bilatérale avait été une priorité des deux exécutifs à partir de 2012/2013. Cette décision qui n’accroit que très partiellement la sécurité de la Corée du Sud[25] a un impact symbolique bien plus important en ancrant la Corée du Sud dans ce que la Chine perçoit comme un encerclement militaire américain – on pense notamment au THAAD déployé dans l’archipel nippon.

Cependant, non seulement ces deux décisions n’auront quasi aucun impact sur le programme nucléaire et balistique nord-coréen, mais elles seront très certainement remises en cause par le prochain exécutif sud-coréen élu en 2017, de nombreux conservateurs proches de Park Geun-hye s’élevant même contre la décision de déployer un système de défense américain. La réaction sud-coréenne apparait donc comme avant tout marquée par des objectifs de politique intérieure et non la volonté de réellement mettre un terme au programme nucléaire nord-coréen, un objectif ne pouvant malheureusement être atteint qu’avec une politique coordonnée et cohérente de l’ensemble des acteurs régionaux.

Plusieurs questions se posent toutefois à court et moyen terme. Premièrement, ce quatrième essai a-t-il un réel impact sur le débat national concernant la nucléarisation du pays ? Depuis la seconde crise nucléaire de 2002-2003, et suite à chaque essai nucléaire nord-coréen, la question se pose soit de la possible réintroduction sur le territoire sud-coréen d’armes tactiques américaines, soit du développement d’un programme nucléaire domestique[26]. L’essai de 2016 ne fait pas exception cependant, malgré le soutien populaire de deux tiers de la population, la position du gouvernement est claire – aucune nucléarisation, sous aucune forme. Une position fortement soutenue par les Etats-Unis dont la priorité reste la non-prolifération, et qui à travers leur dissuasion élargie entendent rassurer leur allié. Deuxièmement, reste-t-il à la Corée du Sud une marge de manœuvre face à son voisin ? Le gouvernement sud-coréen n’ayant plus de levier direct, la coopération intercoréenne étant au point mort, il semblerait que le scénario privilégié soit désormais de chercher à isoler internationalement la Corée du Nord. Un exemple récent a été la demande expresse de la Présidente Park lors de sa visite en Ouganda à ce que le pays cesse toute coopération dans le domaine de la sécurité et renvoie les observateurs et conseillers nord-coréens présents sur le territoire. Cette stratégie n’est pas sans rappeler celle de la Chine populaire vis-à-vis de Taiwan depuis les années 1970 mais comporte cependant une différence de taille, Séoul et Pyongyang étant tous deux membres de l’ONU, aucune incompatibilité légale existe pour reconnaitre les deux Etats. Troisièmement, le dernier essai favorise- t-il la coopération trilatérale Séoul-Tokyo-Washington, et plus spécifiquement, une amélioration indirecte des relations nippo-sud-coréennes ? Une analyse rapide des dix dernières années montre que l’état de la relation entre Séoul et Tokyo est indépendant des provocations nord-coréennes et répond avant tout à des questions de politique intérieure. Ainsi, malgré le troisième essai nucléaire nord-coréen de 2013 et la demande expresse des Etats- Unis, les relations étaient au plus bas. Le rapprochement actuel répond à un schéma récurrent en Corée du Sud d’une évolution rapide de la relation bilatérale entre un début de mandat où les relations sont au plus bas avant de se réchauffer (Roh Moo-hyun puis Park Geun-hye), où l’inverse (Lee Myung-back).

La réaction du Japon est également à prendre en compte mais son évolution ne devrait pas être surestimée. Premièrement, la question des kidnappés demeure la priorité pour l’opinion publique. A titre symbolique, le site internet du ministère des affaires étrangères japonais la place devant les questions de sécurité. La politique nord-coréenne du Japon semble également avant tout opportuniste et partiellement déconnectée des progrès du programme nucléaire nord-coréen. De multiples discussions, officielles ou non, ont eu lieu entre mai 2013 et mai 2015 sous l’impulsion du nouveau Premier ministre Abe qui avait fait de la résolution de la question des kidnappés une de ses priorités, et ont débouché en juillet 2014 sur la levée d’une partie des sanctions japonaises. Leur remise en cause a eu lieu dès le second semestre de 2015, et non au premier semestre de 2016. Deuxièmement, le Japon vit avec la menace balistique nord-coréenne depuis le premier test de Nodong dans la mer du Japon en 1993 et le premier test de missile balistique Taepodong-2 en 2006 qui avait entrainé l’imposition d’un blocus commercial vis-à-vis de la Corée du Nord. Cependant, le « driver » de l’évolution de la posture de défense japonaise est non pas la Corée du Nord, mais la Chine[27]. Les priorités de défense listées entre les livres blancs de la défense de 2006 et 2011 sont frappantes : « répondre à une attaque balistique » est passé la 1ère place en 2006 à la 5ème en 2011, à l’inverse, « garantir la sécurité dans l’espace maritime et aérien du Japon » est passé de la 4ème à la 1ère place, et « répondre à une invasion dans les îles du grand large » de la 3ème à la 2ème place. Troisièmement, les leviers japonais restants vis- à-vis du voisin nord-coréen, sont tout comme les leviers sud-coréens, quasiment inexistants.

A partir de 2014, la Russie a semblé adopter une nouvelle posture vis-à-vis de son voisin nord-coréen en s’en rapprochant et en multipliant les annonces dont le projet de gazoduc russo-intercoréen, la rénovation du chemin de fer de 54 kilomètres reliant la ville russe de Khasan à la ville portuaire nord-coréenne de Rason, ou encore l’annulation de 90% de la dette du pays vis-à-vis de l’ancienne URSS. Premièrement, la mise en scène de ces annonces et leur surmédiatisation est à relativiser. En effet, elles n’étaient que la suite logique de décisions prises lors de la visite de Kim Jong-il en Russie en août 2011 mais dont les décrets d’application n’ont été pris que début 2014, après avoir attendu quelques mois suite aux multiples provocations nord-coréennes à partir d’avril 2012. Deuxièmement, la priorité russe n’est pas au rapprochement avec la Corée du Nord mais au développement d’une véritable coopération économique trilatérale, le voisin nord-coréen étant in fine considéré comme un corridor de transit pour les matières premières russes vers le marché sud-coréen. Malgré les annonces, le commerce bilatéral a chuté de 15% passant de 92 millions de dollars en 2014 à 82 millions de dollars en 2015. De plus, les nouvelles sanctions sud-coréennes, et non onusiennes, semblent prohiber tout commerce russo-sud-coréen transitant par la Corée du Nord ce qui pourrait réduire encore un peu plus le faible intérêt porté par la Russie au pays.

La Chine demeure l’allié, le premier partenaire commercial et la garantie de survie de la Corée du Nord[28]. Cette relation ne repose en aucun cas sur l’idéologie mais sur des intérêts réciproques. Le soutien continu de la Chine à son voisin n’est pas remis en cause par la poursuite du programme nucléaire nord-coréen qui ne change pas l’intérêt national du pays. Chine et Corée du Nord demeurent des otages mutuels : la Chine a besoin que la Corée du Nord ne s’effondre pas, la Corée du Nord a besoin de la Chine pour ne pas s’effondrer.

Premièrement, le principal problème pour la Chine n’est pas tant la nucléarisation de la Corée du Nord qui permet in fine de garantir la survie du régime, et donc de ne pas ouvrir la boite de Pandore, une période de fortes incertitudes stratégiques provoqué par son effondrement qui nuirait aux intérêts chinois, que l’affichage par le pays de sa nucléarisation avec ses essais nucléaires et balistiques, et sa rhétorique belliciste. Trois arguments parfois mentionnés par les experts chinois, sans vraiment y croire, sont à relativiser. Le risque d’un effet domino provoquant la nucléarisation du Japon et de la Corée du Sud n’est que peu crédible du fait de l’intérêt américain de limiter toute prolifération et de l’influence américaine vis-à-vis de ses voisins. Le programme nucléaire nord-coréen est également considéré non pas comme la raison principale mais comme un prétexte du renforcement du bouclier anti-missile américain dans la région, la Chine demeurant la première source d’inquiétudes. Enfin, le risque de la vente d’armes nucléaires à des terroristes apparait comme un fantasme selon de nombreux experts[29] et même selon le Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale de 2013, « l’acquisition par des acteurs non-étatiques d’armes nucléaires reste très improbable ». La crainte chinoise fondée et pouvant porter un coup à la crédibilité du Parti Communiste chinois serait un accident nucléaire nord-coréen contaminant une partie des provinces chinoises frontalières.

Deuxièmement, suite à chaque essai nucléaire, le changement de la politique nord-coréenne de la Chine est surestimé. Il existe en effet une grande différence entre les débats universitaires, qui depuis 2006 sont étroitement contrôlés par le pouvoir politique et ne franchissent pas la ligne rouge de l’abandon de la Corée du Nord, et l’évolution de la politique du pays. Ainsi, ce n’est pas tant le changement de leadership en Chine suite au XVIIIème Congrès de 2012 ou le troisième essai nucléaire nord-coréen de 2013 qui explique l’évolution partielle de la politique nord-coréenne de la Chine, le pays s’affichant comme plus distant mais le soutien au régime perdurant, que la stabilisation du régime nord-coréen grâce au soutien chinois durant la transition/succession de 2009 à 2012.

Troisièmement, le commerce bilatéral, désormais vital pour la Corée du Nord, semble se maintenir malgré les sanctions onusiennes partiellement appliquées par la Chine. La baisse des échanges en 2015 s’explique en partie par la baisse des prix des matières premières et la disparition dans les statistiques des douanes chinoises des exportations pétrolières vers la Corée du Nord, et non par des sanctions chinoises. Ainsi, les importations chinoises de charbon nord-coréen ne se sont pas non plus arrêtées en avril 2016 et la Chine utilise à plein les exceptions à l’importation prévues par la résolution 2270. La Corée du Nord quant à elle parvient à limiter l’impact des sanctions au prix d’une dépendance accrue vis-à-vis de la Chine, la part du voisin dans le commerce international de Pyongyang étant passée de 30% en 2000 à plus de 90% cette année, tout commerce intercoréen étant désormais suspendu.

Enfin, la principale inconnue demeure la politique nord-coréenne des Etats-Unis suite à l’élection présidentielle de l’automne 2016. Si Hillary Clinton a été une des artisans de la politique américaine de « patience stratégique » à partir de 2009, elle ne montre pour l’instant aucune autre volonté de dialogue et poursuivrait vraisemblablement la politique actuelle tant que la Corée du Nord ne prolifère pas horizontalement vers d’autres pays. L’élection de Donald Trump aurait à l’inverse des conséquences potentiellement bien plus importantes tant vis-à-vis de la Corée du Nord avec laquelle le candidat républicain s’est dit ouvert au dialogue, que vis-à-vis de ses voisins qui pourraient craindre une fragilisation de l’alliance ou du moins la nécessité de financer d’avantage l’alliance. Le 9e Special Measures Agreement (SMA), portant sur le partage des dépenses relatives à la présence militaire américaine en Corée du Sud pour cinq années, ayant été signé en 2014, un nouvel accord devra être négocié en 2019, ce qui pourrait attiser les tensions entre Séoul et Washington. Le candidat républicain ne devrait toutefois pas revenir sur la dissuasion élargie de ses alliés ce qui aurait théoriquement des conséquences bien plus grandes, dont une possible course à l’armement, y compris nucléaire, tant à Séoul qu’à Tokyo.

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