À deux doigts de la catastrophe ? Un réexamen des crises nucléaires depuis 1945

Mis en ligne le 25 Juil 2017

Comme en écho au projet de traité sur l’interdiction des armes nucléaires, portés par les détracteurs de la dissuasion nucléaire et adopté à l’ONU en juillet dernier (voir à ce sujet l’article « A treaty banning nuclear weapons : diversion or breakthrough » en ligne sur le Kiosque de Geostrategia), l’analyse issue de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) réexamine avec objectivité et exhaustivité les crises nucléaires depuis 1945. L’article nous replonge ainsi dans les arcanes des crises ayant jalonné plus de six décennies d’histoire mondiale. Au-delà des postures, voire des clichés utilisés pour peser sur les discussions internationales, cet examen rigoureux et parfaitement étayée constitue une pièce essentielle à verser au débat sur la pertinence de la dissuasion nucléaire.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent pas le CSFRS.

Les références originales de ce texte sont: Bruno Tertrais, « À deux doigts de la catastrophe ? Un réexamen des crises nucléaires depuis 1945 « , FRS, recherches & documents, n°4/2017, juin 2017.

Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être visionnés sur le site de la FRS.

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À deux doigts de la catastrophe ? Un réexamen des crises nucléaires depuis 1945

 

L’un des arguments récurrents dans le débat nucléaire consiste à avancer que « depuis 1945, le monde est passé à plusieurs reprises à deux doigts de la catastrophe ». Ce récit est fondé sur une lecture pessimiste des crises et incidents majeurs intervenus au cours de l’âge nucléaire, fondée généralement sur l’idée que nous n’aurions échappé à la guerre nucléaire que par « chance »[1]. En France, un ancien ministre de la défense Paul Quilès disait récemment : « Faut-il rappeler que l’on est passé à plusieurs reprises au bord de la catastrophe nucléaire majeure ? (…) On peut dire que l’humanité doit son salut à la chance plutôt qu’à la responsabilité des politiques et des militaires »[2].

Ce récit a toutefois toutes les chances non seulement de perdurer, mais également d’être de plus en plus utilisé dans le débat international sur le désarmement ; la « campagne » humanitaire ayant largement fait long feu, il pourrait ainsi être au cœur du débat des prochaines années (comme en témoignent par exemple la publicité donnée aux documentaires récents The Man Who Saved The World et Command and Control)[3]. Il est en effet repris tel quel, sans distance critique, par certains responsables gouvernementaux en Europe, aux États-Unis et au sein du Mouvement des non-alignés.

Il est proposé de réexaminer les principaux événements recensés dans la littérature pour discuter de la réalité du risque. Il ne s’agit pas de démontrer que « les armes nucléaires ne sont pas dangereuses », mais de questionner la portée de l’argumentation consistant à dire « le désarmement est urgent car, au vu des soixante-dix dernières années, nous pouvons connaître une catastrophe nucléaire à tout moment, seule la chance nous a permis d’éviter le pire » (ainsi que les arguments dérivés sur le « de-alerting »). Il s’agit ainsi de contribuer au débat – parfaitement légitime – sur le rapport coût-bénéfices de la dissuasion nucléaire.

Il existe théoriquement cinq types d’explosions d’armes nucléaires : (a) accident, (b) essai, (c) emploi délibéré mais non approuvé par l’autorité politique ou militaire légitime (emploi « non autorisé »), (d) emploi délibéré par une autorité légitime mais par erreur (« fausse alerte »), (e) emploi délibéré sur la foi d’informations avérées.

L’analyse qui suit concerne essentiellement les quatrième et cinquième cas[4]. 37 épisodes, crises à dimension nucléaire (25) ou incidents techniques (12), qui auraient pu conduire à l’un ou l’autre, ont été sélectionnés[5].

 

Crises et incidents nucléaires de 1945 à 2015

 

Crise de l’Azerbaïdjan (1946) :

En 1946, l’Union soviétique refuse de se retirer totalement d’Iran (contrairement à son engagement pris en 1942) et les États-Unis craignent qu’elle n’encourage la sécession de la région de Tabriz, en vue d’une unification avec la république d’Azerbaïdjan.

Truman prétendra a posteriori qu’il avait donné un ultimatum à Moscou via l’ambassadeur soviétique à Washington, sommant Moscou de quitter l’Iran sous quarante-huit heures, faute de quoi les États-Unis auraient recours à l’arme nucléaire.

Il n’existe pourtant aucune trace d’un tel ultimatum dans les archives américaines. Tout indique qu’il s’agit d’un mythe[6].

 

Blocus de Berlin (1948-1949) :

Le blocus de Berlin voit le déploiement par Truman de 60 bombardiers à capacité nucléaire B29 en Europe. Ceux-ci n’étaient pas dotés d’armes nucléaires.

Il n’y eut aucune menace nucléaire explicite de part ou d’autre, mais les Américains se diront ultérieurement persuadés que leur « gesticulation » impressionna les Soviétiques.

 

Guerre de Corée (1950-1953) :

La présidence Truman

Dès l’ouverture des hostilités en juin 1950, Truman ordonne la préparation de plans d’attaque nucléaire au cas où l’Union soviétique prendrait part au conflit[7]. Dix bombardiers nucléaires B29 sont envoyés à Guam, avec les composants non-nucléaires de leurs armes.

En juillet, le général MacArthur demande l’autorisation d’employer une vingtaine d’armes ; les chefs d’état-major refusent sa requête, pour des motifs à la fois militaires (inutilité) et politiques (opinions)[8].

En novembre, l’offensive chinoise déclenche un nouveau débat sur l’opportunité de recourir aux armes atomiques. MacArthur renouvelle à deux reprises sa demande : 34 bombes pour frapper les forces d’invasion (dont 26 pour bloquer les voies de communication) et les bases chinoises. Les chefs d’état-major ne sont pas persuadés de leur efficacité sur le terrain face aux nombreuses petites unités mobiles chinoises, et doutent par ailleurs de leur nécessité. Le Département d’État, pour sa part, est inquiet des répercussions sur l’unité de la coalition et l’impact psychologique en Asie. « Truman et ses principaux conseillers n’ont jamais sérieusement envisagé de recourir aux armes nucléaires » en décembre 1950, conclut un expert[9].

En avril 1951, Truman décide d’envoyer de nouveau des bombardiers B29 à Guam et à Okinawa, cette fois avec neuf armes assemblées. Il s’agit d’être prêt à une éventuelle attaque soviétique massive contre les forces de l’ONU et d’être en mesure de frapper les forces de l’arrière. Le 26 juin, une étude du comité des chefs d’état-major est présentée au NSC : elle conclut à l’absence de « bons » objectifs pour les armes existantes[10].

 

La présidence Eisenhower

L’emploi de l’arme nucléaire est de nouveau débattu sous la présidence Eisenhower, entre février et mai 1953, tant à des fins tactiques que stratégiques[11].

En février, le sanctuaire ennemi de Kaesong est décrit par Eisenhower comme un bon objectif possible, pour la destruction duquel le recours aux armes nucléaires pouvait être « envisagé » – mais le chef d’état-major, le général Omar Bradley, ainsi que le Secrétaire d’État John Foster Dulles s’inquiètent de l’impact international qu’aurait une telle décision. Le mois suivant, Bradley évoque le manque d’objectifs appropriés[12].

Eisenhower cherche aussi à faire pression sur la Chine : il fait savoir à Pékin qu’en l’absence d’un règlement politique, il aurait recours à l’arme nucléaire. Parmi les six options militaires préparées au printemps par le comité des chefs d’état-major, les deux plus importantes comprennent l’emploi « à grande échelle » d’armes nucléaires, à des fins tactiques et stratégiques[13]. Les chefs d’état-major n’y sont guère favorables, notamment parce qu’ils craignent les représailles soviétiques. Le 20 mai, le président approuve néanmoins – secrètement – le principe d’un recours massif aux armes nucléaires en cas de renouvellement des hostilités[14]. La décision (NSC Action 794) « ne constituait pas un engagement, mais se rapprochait autant qu’il est possible d’une décision finale, la dernière marche avant la décision d’exécution »[15].

Les historiens débattent encore de l’efficacité de la menace d’Eisenhower.

 

Conclusion

Tout au long de la gestion de la crise par l’administration Truman, « les facteurs politiques et normatifs semblent avoir joué un rôle clé et conduit à une inhibition chez Truman et ses conseillers quant à l’emploi d’armes atomiques »[16]. En particulier, « les préoccupations relatives à la réputation des États-Unis étaient plus importantes que les considérations tactiques »[17]. En tout état de cause, Truman « ne s’est jamais approché du seuil nucléaire [après Nagasaki], ne fût-ce que pour employer une seule arme »[18].

Eisenhower, pour sa part, écrira ultérieurement, à propos de l’emploi de l’arme nucléaire en Corée, qu’il était réticent à s’aliéner ses partenaires et alliés, et restait préoccupé par la possibilité d’une implication soviétique en cas de franchissement du seuil nucléaire[19].

Selon un analyste, « Washington n’a jamais été proche d’employer tactiquement la bombe atomique en Corée »[20]. Un autre ajoute : « la guerre de Corée se terminera, comme elle avait commencé, sans une seule arme nucléaire américaine déployée à distance utile du théâtre des hostilités »[21].

 

Siège de Dien-Bien-Phu (1954) :

En avril 1954, la situation désespérée des forces françaises à Dien-Bien-Phu amène Washington à envisager de se porter au secours de Paris (« Opération Vautour »)[22].

Eisenhower était apparemment disposé à envisager de franchir le seuil nucléaire, à condition que ce soit dans le cadre d’une intervention internationale. Plusieurs études sont réalisées par l’armée de Terre, prévoyant l’emploi d’une à six armes de 31 kilotonnes[23]. L’emploi d’une à trois armes est discuté au niveau politique, mais Eisenhower et Nixon ne sont pas convaincus : ils estiment que leur efficacité serait limitée, et que le même résultat pourrait être atteint avec des armes classiques (y compris incendiaires).

L’option de fournir des armes nucléaires aux Français est également débattue, et proposée par Dulles à Georges Bidault le 22 avril. Mais Eisenhower est dubitatif quant à la légalité d’une telle manœuvre[24]. De son côté, Bidault craignait, si ces armes étaient utilisées contre le Viêt-Minh, les effets collatéraux sur les forces françaises, et, si elles étaient employées contre les bases logistiques chinoises, l’entrée en guerre de Pékin, ainsi qu’une rétorsion sur l’Europe.

Aucune décision ne fut prise. « Eisenhower n’a jamais été proche d’approuver une action militaire pour sauver Dien-Bien-Phu », conclura un ancien conseiller présidentiel[25]. Les forces françaises se rendirent le 7 mai.

 

Première crise du détroit de Formose (1954-1955) :

À partir de septembre 1954, les tirs d’artillerie de Pékin contre les îles du détroit de Formose forcent les États-Unis à envisager la manière dont ils défendraient les îles. En mars 1955, l’emploi d’armes nucléaires est sérieusement envisagé par Eisenhower et Dulles en cas d’invasion ou de défaite nationaliste, notamment pour la destruction des positions d’artillerie sur le continent[26]. Mais la défense des îles devait d’abord se faire par des moyens classiques ; comme pour la Corée, la question des réactions alliées était posée. « Eisenhower était pleinement préparé à l’emploi d’armes nucléaires, mais n’avait pas d’appétence pour le faire », conclut un analyste.[27]

Il n’y eut toutefois ni invasion, ni défaite nationaliste : la question de l’emploi ne se posa donc pas.

 

Crise de Suez (1956) :

Le 5 novembre 1956, au cours de la crise de Suez, Moscou émet un avertissement à l’intention de Londres et de Paris.

Le texte de la lettre adressé par Boulganine au Royaume-Uni comprend ces mots : « Quelle serait la position de la Grande-Bretagne si elle avait été attaquée par des États plus puissants possédant toutes les armes destructives modernes ? Il y a des pays qui n’ont pas besoin d’envoyer une marine ou une armée de l’air vers les côtes britanniques, mais auraient pu employer d’autres moyens, tels que des fusées. Si des fusées avaient été utilisées contre la Grande-Bretagne et la France, ces pays auraient probablement parlé d’agression barbare. Mais en quoi l’attaque inhumaine des forces armées britanniques et françaises contre l’Égypte est-elle différente ? (…) Arrêtez cette agression, arrêtez le bain de sang. La guerre pourrait s’étendre à d’autres pays et devenir une troisième guerre mondiale »[28]

La lettre adressée à la France est rédigée sur le même ton, même si le contenu est légèrement différent : « Quelle serait la position de la France si elle était attaquée par d’autres États disposant de terribles moyens de destruction modernes ? Dans l’intérêt de la préservation de la paix nous en appelons à vous, au Parlement, au Parti socialiste, aux syndicats, au peuple français tout entier – mettez un terme à cette agression, arrêtez le bain de sang »[29].

Ces menaces voilées furent contrées par une élévation du niveau d’alerte des forces nucléaires américaines[30].

Si elles furent prises au sérieux par les Britanniques et les Français, il est difficile de les qualifier « d’ultimatums », comme on l’a souvent fait[31]. Les pressions américaines sur leurs alliés (notamment monétaires, sur Londres) furent déterminantes dans les décisions britannique et française de se retirer. Il n’y a « aucun élément convaincant pour dire que les signaux ambigus de l’une ou l’autre des superpuissances eut un impact significatif sur l’issue » de la crise[32].

 

Statut de Berlin (1958) :

Au cours des discussions sur le statut de Berlin à la fin des années 1950, les dirigeants américains et soviétiques feront plusieurs fois référence au risque de guerre nucléaire.

Fin 1958, Moscou annonce son intention de signer un traité séparé avec l’Allemagne de l’est sous six mois. Mais lorsque Khrouchtchev évoque cette option devant l’ambassadeur Harriman, celui-ci lui répond : « Cela voudrait dire un risque de guerre nucléaire et ça, vous n’en voulez pas ». Ce à quoi Khrouchtchev répond : « Vous avez raison »[33].

 

Intervention américaine au Liban (1958) :

En juillet 1958, l’envoi de forces américaines et britanniques au Liban suscite un avertissement de la part de Moscou : « L’Union soviétique ne saurait demeurer passive vis-à-vis d’événements qui créent une menace sérieuse dans une zone voisine de ses frontières et se réserve le droit de prendre les mesures nécessaires dictées par l’intérêt de préserver la paix et la sécurité »[34].

Eisenhower répond par l’accroissement du niveau d’alerte du Strategic Air Command. L’usage des armes nucléaires est envisagé au cas où les Soviétiques feraient mouvement vers la Turquie ou l’Iran, voire en cas d’invasion du Koweït[35]. Khrouchtchev déclare alors à Nasser : « Franchement, nous ne sommes pas prêts pour la Troisième guerre mondiale »[36].

 

Deuxième crise du détroit de Formose (1958) :

À l’été 1958, Pékin procède de nouveau à des tirs d’artillerie contre les îles de Quemoy et Matsu, et cette fois, la Chine procède à un blocus des îles. Le 25 août, l’état-major américain suggère que des frappes nucléaires sur le continent seraient nécessaires pour repousser rapidement et efficacement une attaque chinoise sur Quemoy[37]. Cette position est adoptée par Washington début septembre, mais les instructions données pour la planification précisent que la défense de l’île se ferait initialement par des moyens classiques. Eisenhower, qui s’inquiète de la réaction soviétique, insiste sur ce point et ordonne qu’aucune frappe nucléaire n’ait lieu sans un ordre de sa part. En dépit de ses affirmations publiques en ce sens, « le président n’acceptait pas l’affirmation selon laquelle les armes nucléaires étaient, comme les explosifs de forte puissance, des armes classiques »[38].

En septembre, Khrouchtchev avertit à deux reprises qu’une attaque contre la Chine serait considérée comme une attaque contre l’Union soviétique[39]. En octobre, Dulles fait part aux nationalistes taïwanais de ses préventions à l’égard de l’emploi d’armes nucléaires (retombées, risques d’entrée en guerre de Moscou…)[40].

Il n’y eut jamais d’invasion chinoise, y compris parce que Pékin se sentit abandonnée par Moscou.

 

Incident du lever de lune (1960) :

Le 5 octobre 1960, un radar d’alerte avancée au Groenland détecte la trajectoire de plusieurs dizaines de missiles soviétiques se dirigeant vers les États-Unis. Le NORAD se met en alerte. La présence de Nikita Krouchtchev à New York à ce moment suggère qu’il s’agit d’une erreur. Le coupable ? Le lever de lune[41].

 

Érection du Mur de Berlin (1961) :

Le 4 juin 1961, Moscou relance la question du statut de Berlin et menace de nouveau de signer un traité séparé avec l’Allemagne de l’est. Au cours de l’été 1961, les États-Unis réfléchirent à la manière dont ils pourraient « libérer » Berlin en cas d’épreuve de force, et l’option d’un emploi d’armes nucléaires fut évoquée à plusieurs reprises, lors de scénarisations d’une évolution de la crise – premières ébauches de la doctrine dite de « riposte graduée ». Il n’y eut toutefois aucune menace nucléaire au cours des tensions de l’été 1961. Ironiquement, c’est la construction du Mur qui mit un terme à la crise.

 

Incident de Black Forest (1961) :

Le 24 novembre 1961 au matin, le SAC découvre que la plupart de ses lignes de communication sont coupées. Aussitôt, son chef met les forces en alerte « Posture de réaction minimale », armes chargées et bombardiers sur les pistes d’envol. Quelques minutes plus tard, le SAC est informé par radio que toutes les installations fonctionnent normalement : l’origine de l’incident était le mauvais fonctionnement d’un émetteur hertzien[42].

 

Incident de la base de Duluth (1962) :

En 1962, sur la base de Duluth, un garde tire sur un intrus qui escalade la clôture (et qui s’avèrera être un ours noir). L’incident déclenche une alarme sur les bases avoisinantes. Sur celle de Volk Field, un problème électronique conduit à l’émission d’un signal d’alerte et à la mise en alerte des bombardiers présents[43].

 

Crise de Cuba (1962) :

L’engagement public de Kennedy, le 24 octobre, à exercer une « frappe de représailles » au cas où une arme nucléaire soviétique était tirée contre les États-Unis, menace accompagnée par une élévation du niveau d’alerte des forces à DEFCON-2, fut longtemps considéré comme l’élément nucléaire essentiel de la crise de Cuba.

Trois autres épisodes ont été mis au jour depuis le début des années 1990.

Le risque d’emploi d’une torpille nucléaire

Ce jour-là (24 octobre), dans la mer des Caraïbes, la tension est à son comble à bord du sous-marin soviétique B-29, dont l’équipage est épuisé par la chaleur et le manque d’eau. La Marine américaine tente de forcer le bâtiment à faire surface. (Kennedy a donné des instructions précises : ne pas s’en prendre directement aux bâtiments soviétiques). Incapable de joindre l’état-major, son commandant, Valentin Savitski, « totalement épuisé » et « furieux », aurait alors ordonné de mettre en condition opérationnelle la torpille nucléaire de 15 kilotonnes dont le bâtiment est doté. « Et maintenant nous allons les faire sauter ! Nous mourrons, mais nous les coulerons tous – nous ferons honneur à notre marine ! », aurait-il dit selon le témoignage de l’officier de communication du bâtiment, Vadim Orlov, rapporté par un journaliste soviétique (et précisé par des témoignages ultérieurs d’Orlov)[44].

Le récit traditionnel de cet événement veut que seule la présence fortuite à bord du commandant de la flotte locale, Vassili Arkhipov, ait alors évité le tir de la torpille. Celui-ci, arguant de son rang, aurait déclaré en effet : « vous avez besoin de l’accord de nous trois »[45].

Toutefois, cette version est discutable :

  • Les circonstances permettant d’avoir recours à la torpille n’étaient pas réunies. Certains ont fait état de la possibilité de le faire si le sous-marin était attaqué (ce que Kennedy avait d’ailleurs interdit). Mais cette version ne repose que sur un unique témoignage oral. Les règles d’engagement écrites précisaient que le commandant n’aurait pu engager la procédure de tir (et ouvrir le code contenu dans une enveloppe) que sur ordre de Moscou (et en présence des trois officiers au rang le plus élevé)[46].
  • La description de l’incident fait par le récit traditionnel est contestable. D’une part, l’ordre de mettre en condition la torpille (à supposer qu’il ait effectivement été émis) ne semble pas avoir été exécuté[47]. D’autre part, il ne semble pas y avoir eu de « vote » et encore moins de « majorité » en faveur de l’emploi. Le commandant « consulta » Arkhipov et son officier politique adjoint, Ivan Maslennikov, qui étaient tous deux opposés à l’ouverture du feu nucléaire, puis décida de faire surface[48]. Viktor Mikhailov, un autre officier présent à bord, témoigne : « Savitski ne s’est jamais emporté. Il a juste pris une décision »[49].
  • Au demeurant, les autres commandants de sous-marins soviétiques présents sur place, interrogés sur cet épisode, « ne pensent pas que Savitski aurait pu donner un tel ordre »[50].

On sait désormais que le commandant d’un autre sous-marin, le B-130, avait lui aussi ordonné la préparation de sa torpille nucléaire « pour impressionner son officier politique ». Mais son officier chargé de la procédure l’avait alors averti qu’il ne pouvait pas armer la torpille sans autorisation de Moscou. Le commandant affirmera qu’il n’avait jamais eu l’intention d’utiliser la torpille sans cette autorisation[51].

Le risque d’emploi d’un missile air-air nucléaire

Un autre épisode, moins connu, mérite l’attention. Depuis le 24 octobre, les forces américaines sont en alerte maximale (DEFCON-2, situation inédite), ordre donné « en clair » pour que les Soviétiques puissent recevoir le message. Le 27, au plus fort de la crise, les radars américains en Alaska détectent deux Mig-19 qui tentent d’intercepter un avion de reconnaissance U2, qui se dirige vers la péninsule de Kola en raison d’une erreur de navigation. Au moment où il corrige sa trajectoire, deux F-102 décollent pour l’accompagner. Ils sont armés de missiles air-air nucléaires Falcon. À DEFCON-2, l’autorité de lancement était déléguée. Cependant, Khrouchtchev dira dans ses mémoires qu’il suspectait une erreur de navigation : il n’aurait donc probablement pas donné l’ordre d’intercepter l’U2 américain, encore moins avec des missiles nucléaires, dira-t-il[52].

Le risque d’emploi tactique à Cuba

Comme on le sait désormais, les forces soviétiques à Cuba étaient dotées de quelques armes nucléaires tactiques sol-sol, et les règles d’engagement qui leur avaient été données permettaient leur emploi en cas d’invasion si aucun contact avec Moscou n’était possible. (Castro lui-même était favorable à l’emploi de ces armes en cas d’invasion.) Toutefois, Khrouchtchev avait décidé, le 26 octobre, de modifier ces règles afin que l’ordre d’engagement ne puisse venir que du Kremlin[53].

Par ailleurs, un incident notable se produisit au milieu de la crise : un radar basé au New Jersey détecta le lancement d’un missile depuis Cuba. Il s’agissait en fait d’un satellite, mais une bande magnétique d’exercice (simulant un lancement depuis Cuba) était diffusée au même moment.

 

Incident d’Okinawa (1962) :

En mars 2015, l’agence de presse Kyodo News a fait état d’un incident inconnu jusque-là, qui serait intervenu le 28 octobre 1962, au plus fort de la crise de Cuba[54].

Le récit fait par John Bordne, à l’époque commandant d’un escadron de quatre missiles nucléaires Mace B à charge mégatonnique (32 étaient déployés à Okinawa), détaillé par une enquête publiée dans le Bulletin of Atomic Scientists, est le suivant[55]. Au matin du 28 octobre, un ordre de lancement parvient à l’escadron ; le code alphanumérique prévenant d’une instruction spéciale à venir est valide ; le second, pour la première fois, également, signalant ainsi que ce n’est pas un exercice ; le troisième, l’ordre de lancement lui-même, également. Mais le commandant de l’unité estime que deux éléments ne « collent » pas. D’une part, la procédure prévoit que le lancement s’effectue à DEFCON-1, alors que les États-Unis sont à DEFCON-2. D’autre part, seul l’un des quatre missiles est destiné à l’Union soviétique. La procédure est donc suspendue.

L’ambassadeur du Chili aux Nations Unies n’hésitera pas à qualifier l’événement « d’incident qui aurait pu altérer le cours de la civilisation pour l’éternité »[56].

Toutefois, une enquête approfondie de la revue Stars & Stripes n’a pu obtenir de confirmation de la véracité de cet épisode, aucun des six autres officiers présents ce jour-là sur les sites de lancement de missiles d’Okinawa n’en ayant le moindre souvenir. En outre, les historiens de l’US Air Force n’en auraient trouvé aucune trace[57].

 

Incident de Moorestown (1962) :

Le même jour (28 octobre 1962), le radar de Moorestown informe le NORAD d’une attaque nucléaire soviétique. L’alerte est levée lorsqu’aucune détonation n’est repérée. Il s’agissait d’une coïncidence de quatre événements : un exercice en cours à Moorestown ; l’apparition d’un satellite à l’horizon ; l’absence accidentelle d’information sur le passage de ce satellite ; l’absence d’autres radars opérationnels à ce moment[58].

 

Incident de la base d’Orange (1966) :

En 1966, sur la base d’Orange (France), un orage produit un court-circuit sur le tableau de téléaffichage. Celui-ci montre un ordre de « décollage de guerre ». Aussitôt, le Mirage-IV d’alerte décolle. On tente de le rappeler, mais de manière non protocolaire : il ne répond donc pas.

Mais il attendit en vain la confirmation de la mission et l’ordre d’engagement (à l’époque, une série de mots clés). Et finit donc par revenir, faute de carburant.

 

Incident de la tempête solaire (1967) :

En mai 1967, une tempête solaire provoque le brouillage des trois radars du système d’alerte avancée BMEWS. Le NORAD envisage la possibilité d’une attaque soviétique et le SAC accroît le nombre de bombardiers « prêts à être lancés ». L’erreur est rapidement détectée[59].

 

Guerre des Six-Jours (1967) :

À en croire certains témoignages crédibles, Israël, qui venait d’atteindre la capacité nucléaire, aurait envisagé, notamment si l’Égypte avait menacé les centres urbains du pays, de procéder à l’explosion d’un engin expérimental dans le Sinaï, à titre de « démonstration ». Un ou plusieurs engins auraient été assemblés, peut-être à l’initiative des responsables du programme et sans directive politique[60].

 

Crise de l’Oussouri (1969) :

En mars 1969, les forces chinoises attaquent les forces soviétiques sur l’île de Zhenbao/Damansky. Le bilan est de 31 morts. Moscou envisage de détruire les sites nucléaires chinois, mais, semble-t-il, par des moyens classiques.

Bien que l’on ait très probablement réfléchi, au Kremlin, à l’option nucléaire – il existe quelques témoignages en ce sens –, il n’y eut jamais de menace de cet ordre au cours de la crise, à l’exception de quelques-unes, voilées, émises par Radio-Moscou[61].

 

Guerre du Vietnam (1968-1969) :

En janvier 1968, le général Westmoreland et l’amiral Sharp, commandant en chef pour le Pacifique, examinent les options possibles pour la défense de Khe Sanh, où les forces américaines sont en difficulté. Westmoreland recommande l’emploi d’armes chimiques et nucléaires tactiques. Toutefois, cette option ne sera jamais portée au niveau politique, et la Maison Blanche de Johnson se dira publiquement opposée à un tel recours[62].

En juillet 1969, à la demande de Kissinger, le Pentagone élabore le plan de bombardement Duck Hook pour forcer Hanoï à un règlement négocié. Celui-ci semble avoir inclus l’option de recourir à une ou deux armes nucléaires, même si les archives et les témoignages ne sont pas clairs sur ce point[63]. Kissinger affirmera ultérieurement qu’il n’y a « jamais eu de situation dans laquelle nous avons été impliqués, dans laquelle nous ayons effectivement planifié l’emploi d’armes nucléaires »[64].

Dans des conversations privées, Nixon évoquait à l’époque sa disponibilité à recourir aux armes nucléaires, tout en laissant entendre qu’il voulait surtout que Moscou et Hanoi croient qu’il était en capable – persuadé qu’il était que seule la menace nucléaire avait contraint Pyongyang à l’armistice en 1953. « J’appelle cela la ‘Théorie du Fou’ (…). Je veux que les Nord-Vietnamiens croient que j’ai atteint le point où je pourrais faire n’importe quoi pour arrêter la guerre »[65]. Le plan Duck Hook fut abandonné en octobre 1969, mais Nixon ordonnera une élévation du niveau d’alerte des forces, sans doute à titre de « signal »[66]. Certains témoignages suggèrent que les Nord-Vietnamiens eurent le sentiment d’avoir été les destinataires d’un véritable ultimatum de la part de Kissinger[67].

Nixon, visiblement frustré de l’évolution de la guerre, fera de nouveau référence à une option nucléaire lors de deux conversations privées avec Kissinger en avril 1972[68].

Le journaliste Seymour Hersh, l’un des critiques les plus virulents de l’administration de l’époque, admet qu’il ne trouva jamais aucune preuve de l’imminence de l’usage d’armes nucléaires[69]. Ultérieurement, Nixon fera savoir que l’option avait été rejetée en raison, notamment, du coût politique qu’elle aurait eu[70].

 

Troisième guerre indo-pakistanaise (1971) :

En décembre 1971, au milieu de la troisième guerre indo-pakistanaise, les États-Unis envoient un groupe aéronaval constitué autour du porte-avions USS Enterprise dans la baie du Bengale, à titre de signal envers l’Inde et l’Union soviétique. Il est armé de 75 bombardiers nucléaires. Il y restera jusqu’en janvier 1972. Mais sa présence ne fut pas apparemment détectée par l’Inde[71].

 

Guerre du Kippour (1973) I : Israël 

Le 8 octobre, les forces israéliennes se trouvent dans une situation désespérée. Selon un article du Time paru en 1976, et longtemps resté la principale source sur le sujet, 13 bombes nucléaires aéroportées auraient alors été assemblées[72]. Au fil des années, d’autres sources, y compris d’anciens responsables américains et israéliens, ont confirmé la mise en alerte de forces nucléaires israéliennes. Selon certaines analyses, il s’agissait de forcer la main aux États-Unis.

L’étude de loin la plus approfondie sur le sujet, publiée en 2013, aboutit à deux conclusions : (1) il est effectivement probable qu’Israël ait élevé le niveau d’alerte d’au moins une partie de ses forces nucléaires au début de la guerre, à titre de précaution ; (2) il est en revanche très peu probable que cette mise en alerte ait eu comme but d’envoyer délibérément un « signal » à l’une des parties en présence[73].

Il n’existe en tout cas aucun élément tendant à montrer qu’Israël ait envisagé de franchir le seuil nucléaire. Selon un proche conseiller de Golda Meir, interviewé en 2008 (et qui assista directement à la scène), le général Moshe Dayan aurait proposé le 7 octobre au Premier ministre d’ordonner les préparations nécessaires à une éventuelle « démonstration » de la capacité nucléaire du pays. Celle-ci aurait immédiatement répondu « N’y pensez pas »[74].

 

Guerre du Kippour (1973) II : États-Unis/URSS

Le 24 octobre 1973 au soir, les forces américaines sont placées à l’état d’alerte DEFCON-3 à la demande d’Henry Kissinger. Il s’agit d’envoyer un message clair à Moscou, Brejnev ayant averti : « Je dois dire très sérieusement que si une action commune était impossible [au Moyen-Orient], nous ferions face à la nécessité urgente d’envisager la question de mesures unilatérales appropriées ».[75] À ce moment, les États-Unis estiment que quelques 40 000 forces de combat soviétiques sont en alerte, et que Moscou est prête à intervenir en soutien de l’Égypte[76]. Le lendemain matin, la réponse américaine est : « Dans ces circonstances, nous nous devons de voir votre suggestion d’une action unilatérale comme une question extrêmement préoccupante, qui pourrait avoir des conséquences incalculables »[77].

Il est difficile d’y voir, de la part de Moscou ou de Washington, une disponibilité à employer l’arme nucléaire, et il n’est pas certain que l’élément nucléaire ait joué un rôle clé dans la crise[78]. En tout état de cause, les forces soviétiques n’interviendront pas.

 

Incident de la bande magnétique (1979) :

Le 9 novembre 1979, le conseiller à la sécurité nationale du président Carter, Zbigniew Brzezinski, est réveillé par son assistant militaire à 3 heures du matin[79]. Il l’informe que trente secondes auparavant, 200 missiles (ou 250 selon les sources) ont été lancés contre les États-Unis. Les procédures, dictées par le temps de vol des missiles, prévoient que le président doit prendre une décision dans les six minutes. Brzezinski demande : « Rappelez-moi lorsque vous aurez vérifié l’information. (…) Assurez-vous que le SAC ordonne le décollage »[80]. Quelques instants plus tard, Odom l’informe que 2 200 missiles ont maintenant été détectés. Il l’appelle une troisième fois juste avant l’expiration du délai maximal pour prévenir le président : « Annulé. Erreur de bande magnétique. Il n’y a jamais eu d’attaque »[81].

La cause de l’incident était le chargement par inadvertance d’une bande magnétique d’exercice et d’entraînement, simulant une attaque soviétique, dans un ordinateur du NORAD et dont les données, par erreur, furent diffusées sur les écrans de surveillance du SAC[82].

 

Fausse alerte américaine (1980) :

Le 15 mars 1980, l’Union soviétique procède à un exercice impliquant le lancement de quatre missiles MSBS. Un radar américain d’alerte avancée signale que l’un d’entre eux se dirigerait vers les États-Unis. Quelques minutes plus tard, l’évaluation est corrigée[83].

 

Incidents du circuit intégré (1980) :

Les 3 juin 1980, un circuit intégré défaillant dans un ordinateur du NORAD provoque une fausse alerte aux États-Unis : les messages d’état du système annoncent « 002 missiles lancés », puis « 200 missiles lancés »… Le SAC prend immédiatement une mesure de précaution : il élève le niveau d’alerte des forces. L’erreur est rapidement détectée.

Un incident analogue se produit le 6 juin[84].

 

Golfe persique (1980) :

En 1980, les États-Unis s’inquiètent d’une éventuelle « percée soviétique vers les mers chaudes ». Une étude du Pentagone envisage, en cas d’invasion de l’Iran, l’emploi d’armes nucléaires tactiques[85].

 

Guerre des Malouines (1982) :

La task force britannique envoyée dans l’Atlantique sud pour reprendre les Malouines emportait ses armes nucléaires. Il ne s’agissait toutefois pas d’un geste délibéré : Londres avait décidé que leur retrait ferait perdre du temps.

Un article du New Statesman basé sur des témoignages anonymes avait affirmé, en 1984, qu’un SNLE britannique avait été délibérément envoyé pendant la crise dans l’Atlantique sud[86]. Cette information a été formellement démentie par les meilleures sources[87].

Par ailleurs, un témoignage relativement anecdotique (l’ouvrage du psychanalyste Ali Magoudi) affirme que le 7 mai, Mme Thatcher aurait menacé d’employer l’arme nucléaire si François Mitterrand refusait de lui donner les « codes » (?) nécessaires pour parer les attaques de missiles tactiques français Exocet[88].

Ces sources n’auraient guère été prises au sérieux si l’ancien responsable du ministère de la Défense Michael Quinlan n’avait relaté en 2013 une conversation avec Mme Thatcher, au cours de laquelle, après la crise, le Premier ministre lui dit qu’elle aurait été prête à envisager l’emploi d’armes nucléaires si le conflit avait « mal tourné » pour Londres, par exemple si l’un des porte-avions britanniques avait été coulé par Buenos-Aires[89].

Il est difficile d’y voir, toutefois, un risque majeur d’emploi de l’arme nucléaire.

 

Fausse alerte soviétique (1983) :

Le 26 septembre 1983 à 00h15, l’alarme retentit au PC de commandement nucléaire soviétique[90]. Le lancement d’un missile américain depuis la côte ouest a été repéré (en infrarouge) par un satellite. Le lieutenant-colonel Petrov, l’officier d’alerte, suppose qu’il s’agit d’une fausse alarme (en raison, peut-être, de la modernisation récente à l’époque du système de détection des lancements). Il demande une confirmation visuelle. Mais la base supposée du lancement est à ce moment sur le terminateur (jonction jour/nuit). Deux minutes plus tard (00h17), une deuxième alarme retentit, puis une troisième (00h18), une quatrième (00h19), et une cinquième (00h20). Il n’y a toujours aucune confirmation visuelle ; Petrov estime qu’une attaque surprise de cinq missiles est un scénario très improbable. Il décide alors d’attendre l’information attendue (prévue huit minutes plus tard) du repérage de la séparation et de la descente des têtes par les radars. Celle-ci ne viendra jamais. Le programme informatique chargé d’interpréter les signaux du satellite avait confondu la réflexion du Soleil sur les nuages avec un lancement de missile[91].

À en croire le documentaire The Man Who Saved The World, « des millions de vie tenaient par un fil », et « une étincelle aurait pu provoquer la fin de notre civilisation »[92].

 

Exercice Able Archer (1983) :[93]

En mai 1981, l’Union soviétique lance une opération massive de renseignement (RYAN), destinée à collecter toutes les informations possibles sur les capacités et les intentions nucléaires américaines, notamment les préparations à une éventuelle guerre nucléaire[94]. La crise polonaise (1981), celle du Boeing sud-coréen (1983, qualifiée de « massacre » et de « crime contre l’humanité » par Reagan), ainsi que l’exercice Global Shield du SAC (1983), plus important qu’à l’accoutumée, sont vues comme autant de « signes » possibles.

Quelques semaines plus tard, l’OTAN procède à un exercice intitulé Autumn Forge-83, dont la phase finale est Able Archer-83, un exercice de gestion des procédures nucléaires. Celui-ci, qui commence le 2 novembre, est d’ampleur plus importante qu’à l’accoutumée (nombre de postes de commandement impliqués) et inaugure un nouveau format de messages[95]. En outre, l’état d’alerte des forces américaines vient d’être élevé (en raison des attaques terroristes de Beyrouth), les communications entre M. Reagan et Mme Thatcher sont, à ce moment, particulièrement intenses (en raison de l’invasion de la Grenade), et la date coïncide avec l’anniversaire de la révolution d’Octobre, période de permissions[96].

Certains à Moscou interprètent ainsi Able Archer-83 comme une couverture possible pour une attaque surprise. De fait, le 6 novembre, les renseignements soviétiques croient à une mise en alerte des forces nucléaires américaines. Le 8, l’OTAN simule l’emploi d’armes nucléaires sur des objectifs fixes[97]. Les forces soviétiques mettent alors en alerte une dizaine de bombardiers stationnés en Europe de l’Est. Le 11, la frappe simulée n’ayant pas eu l’effet politique espéré, l’Alliance procède à une nouvelle « attaque », qui clôt l’exercice[98].

Contrairement à l’évaluation initiale qui avait été faite par la communauté américaine du renseignement en 1984, un rapport du President’s Foreign Intelligence Advisory Board conclura en 1990 que les États-Unis avaient eu tort de dédaigner la possibilité d’une réelle conviction, à Moscou, qu’une attaque nucléaire se préparait[99]. De même, un documentaire britannique diffusé en 2008 suggère-t-il que le monde est passé tout près de la catastrophe[100].

Ce récit dramatisant est toutefois contestable :

  • Rien dans les témoignages soviétiques – y compris celui d’Oleg Gordievski, chef adjoint de la cellule du KGB à Londres et agent double – ne vient attester d’une forte inquiétude soviétique à l’époque. « Nous savions que l’OTAN procédait à un exercice » même si « nous ne pouvions pas totalement éliminer la possibilité » de la préparation d’une attaque réelle, selon le général Ivan Yesin, commandant des forces stratégiques à ce moment[101]. C’est aussi ce que pensaient la plupart des autres responsables soviétiques[102].
  • On notera que les Pershing-II, les missiles qui auraient été les mieux « adaptés » à une frappe surprise de l’OTAN, n’étaient pas encore déployés en Allemagne (ils ne le seront que le 23)… ce que les Soviétiques savaient parfaitement.
  • Le « modèle » utilisé par les services soviétiques de renseignement – et dont les indicateurs passèrent, au cours de l’exercice de l’OTAN, quasiment tous au rouge, n’était qu’une aide à la décision parmi d’autres. Les Soviétiques « n’entendaient pas laisser un modèle décider de leur destin »[103].

Les conclusions de deux experts ayant eu à connaître en profondeur de ce sujet sont sans appel. Gordon Barrass écrit que le 11 novembre, les Soviétiques « ne bougèrent pas, car ils savaient qu’ils observaient un exercice »[104]. (Selon lui, le rapport du PFIAB est une « mascarade ».)[105] Fritz E. Ermarth, l’officier de renseignement en charge de l’Union soviétique, auteur principal du rapport de 1984, maintient lui aussi que l’Union soviétique ne craignait pas réellement une attaque alliée ; le comportement de Moscou au cours de la crise n’était en effet, selon lui, pas cohérent avec ce que les Américains connaissaient des mesures de précaution que les Soviétiques prévoyaient de prendre en temps de crise grave[106].

 

Crise du Cachemire (1990) :

Le déroulement de la crise de 1990 au Cachemire a fait l’objet d’une enquête du journaliste américain Seymour Hersh, qui est restée pendant plusieurs années la principale source sur la possible dimension nucléaire de la crise[107].

Toutefois, une table ronde organisée en 1994 par le Stimson Center, avec la participation de témoins clés de l’époque, a apporté une conclusion beaucoup plus nuancée : « l’Inde et le Pakistan n’étaient pas ‘au bord du précipice nucléaire’ durant cette crise »[108]. La seule source qui ait confirmé l’existence d’une alerte nucléaire à cette époque est l’ancien chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Mirza Aslam Beg ; mais il se réfère au mois de janvier et aux informations alors prétendument reçues par Islamabad quant à une éventuelle action préventive indo-israélienne[109].

Il n’est d’ailleurs pas du tout certain que le Pakistan possédait à l’époque des bombes aéroportées opérationnelles. L’assemblage d’un engin semble attesté par un témoignage de Paul Wolfowitz, à l’époque Sous-secrétaire à la défense, « Nous savions que le Pakistan avait assemblé une arme » au mois de mai[110]. Mais il semble que les activités repérées pendant la crise, si elles ont existé, aient été relatives au redémarrage de certaines activités nucléaires militaires, qui était intervenu au même moment[111]. L’ancien responsable de la conception des armes pakistanaises affirme que le pays n’a disposé d’une formule fiable d’engin militarisé qu’en 1995[112]. L’ambassadeur américain William Clark renchérit : « Pendant la crise, personne n’était en train de monter des armes, et je ne suis d’ailleurs pas convaincu qu’ils aient eu à cette époque des engins militarisés ».[113]

Guerre du Golfe (1990-1991) :

En octobre 1990, à la demande du Secrétaire à la défense Dick Cheney, le chef d’état-major des armées, le général Powell, fait réaliser une étude sur l’efficacité d’un emploi tactique de l’arme nucléaire sur les forces irakiennes. M. Cheney dit aujourd’hui qu’il n’avait pas sérieusement l’intention d’envisager le recours à de tels moyens mais qu’il voulait être « exhaustif », et agissait également « par curiosité ». Le 20 octobre, Colin Powell montra les résultats à Cheney puis fit détruire l’étude. Celle-ci « avait fait disparaître les derniers doutes que je pouvais encore avoir sur la faisabilité de l’emploi d’armes nucléaires tactiques sur le champ de bataille »[114]. L’étude jugeait qu’il fallait 17 bombes pour mettre hors de combat une seule division irakienne.[115]

L’emploi d’armes chimiques ou biologiques préoccupait gravement l’administration Bush, et c’est pour cette raison qu’elle eut recours, à plusieurs reprises, à des avertissements ou menaces voilées, délibérément ambigües, évoquant une « riposte dévastatrice » contre l’Irak en cas d’emploi de telles armes. Bush n’avait toutefois nullement l’intention – il s’en est expliqué par la suite – de recourir à l’arme nucléaire.

 

Incident de la fusée Black Brant XII (1995) :

Le 25 janvier, la Norvège lance une fusée-sonde météorologique Black Brant XII. La procédure de notification habituelle est suivie (notification le 21 décembre 1994), mais l’information ne parvient pas à l’état-major soviétique. Or Black Brant XII est un modèle nouveau, imposant (vingt mètres, soit la hauteur d’un missile) et avec un azimut en haute altitude. Le lancement est détecté par les radars soviétiques.

À 09h23 (heure de Moscou), la détection est faite par le radar d’Olenogorsk et assimilée, potentiellement, à celle d’un missile mer-sol balistique stratégique américain. L’information est transmise à l’état-major. Le centre de fusion du renseignement stratégique Krokus répercute l’information via le système de communications Kazbek sur le réseau destiné aux hautes autorités (Kavkaz) et sur les trois terminaux portables dont elles sont détentrices (« Cheget »). L’officier possédant la Cheget présidentielle informe le président Eltsine. À ce moment, la fusée est encore en phase d’ascension, et son azimut – et donc sa trajectoire finale – sont incertains. Une partie de l’état-major suspecte un tir destiné à l’exploitation de l’impulsion électromagnétique en haute altitude. Eltsine envisage d’intercepter la fusée. Quelques minutes plus tard, la trajectoire de la fusée s’éloigne de la direction de Moscou. « Lorsque la trajectoire de la fusée devint balistique, la direction du vol devint claire, et nous pouvions voir qu’elle ne toucherait nullement le territoire russe, mais la région du Spitzberg – nous nous sommes calmés et nous n’avons pris aucune mesure sérieuse (…) », dira un général russe[116]. La fusée s’abîme en mer près du Spitzberg à 09h48, huit minutes après l’alerte.

L’expert Bruce Blair affirme que la détection conduisit automatiquement à une élévation du niveau d’alerte des forces stratégiques.[117] Ce n’est pourtant pas ce que disent le général Vladimir Dvorkine, ancien des forces stratégiques russes (« aucune mesure préparatoire à une riposte ne fut prise »[118] et le général Eugene Habiger, qui devint l’année suivante commandant des forces stratégiques. Tous deux contestent, d’ailleurs, que l’incident ait eu un quelconque caractère de gravité[119]

 

Crise de Kargil (1999) :

Bien que des deux côtés, des menaces nucléaires voilées aient été prononcées au cours de la crise (ou guerre) de Kargil, il existe peu de témoignages d’une mise en alerte des forces.[120]

Une enquête journalistique indienne indique que New Delhi aurait placé ses forces au niveau d’alerte « 3 » (réduction du délai nécessaire pour doter les missiles et les avions en armes)[121]. Cette source semble corroborée par le témoignage du général indien V. P. Malik, à l’époque Directeur général des opérations militaires, qui affirme que, bien que New Delhi n’ait pas eu, à l’époque, d’informations quant à une mise en alerte des forces pakistanaises, « certains des missiles [indiens] furent dispersés et déplacés » par prudence[122]. Le conseiller à la sécurité nationale de l’époque, Brajesh Mishra, affirmera plus tard à un journaliste indien : « Franchir la Ligne de contrôle n’était pas exclu, pas plus que l’emploi d’armes nucléaires »[123]. Toutefois, le ministre des Affaires étrangères Jaswant Singh niera qu’il y ait eu une quelconque dimension nucléaire dans la crise.

Il n’existe pas de témoignage du côté pakistanais attestant d’une nucléarisation de la crise. Selon Bruce Riedel, le conseiller de Bill Clinton pour l’Asie du sud, les services de renseignement américains avaient repéré des signes du montage d’armes pakistanaises sur des missiles à portée intermédiaire[124]. Toutefois, le responsable des armes nucléaires pakistanaises, le général Khalid Kidwai, était fin juin, au plus fort de la crise… en Suisse. « Serais-je tranquillement en Suisse si des armes nucléaires étaient en train d’être mises en condition pour être déployées ? », dira-t-il à l’un de ses collaborateurs, présent avec lui à ce moment[125]. Selon les responsables pakistanais, les États-Unis avaient probablement repéré des activités non-nucléaires sur des bases aériennes.

 

Crise des pics jumeaux (2002) :

La crise des « pics jumeaux », ainsi nommée en raison des deux pics de tension de janvier 2002 et mai 2002, voit la mobilisation d’un million d’hommes de part et d’autre de la frontière indo-pakistanaise. À plusieurs reprises au cours des cinq premiers mois de l’année 2002, les responsables indiens et pakistanais font état de leurs capacités (essais de missiles), de leur doctrine nucléaire et de leur détermination à se défendre.

Il n’existe pourtant aucune indication de leur disponibilité à envisager l’emploi de l’arme nucléaire pendant la crise. L’ambassadeur américain Robert Blackwill dira d’ailleurs plus tard : « dans mes conversations privées [avec les responsables indiens], il n’était jamais question d’une épreuve de force nucléaire (nuclear brinkmanship) »[126]. De son côté, un ancien officiel des forces nucléaires pakistanaises a affirmé qu’aucune élévation du niveau d’alerte des forces n’a eu lieu au cours de la crise[127].

 

Crise ukrainienne (2014) :

Trois types de messages nucléaires ont été envoyés par la Russie lors de la crise ukrainienne.

D’abord, Moscou a voulu signifier que la Crimée était, après son annexion, un territoire pleinement russe, et donc pouvait accueillir des armes nucléaires comme n’importe quelle autre partie du territoire russe[128].

Ensuite, la Crimée semble désormais être jugée comme un « intérêt vital » de la Russie. M. Poutine a déclaré un an après l’opération qu’il aurait été prêt à mettre ses forces nucléaires en alerte si nécessaire : « Nous étions prêts à le faire. (…) Historiquement, ce territoire est à nous. Des Russes vivent là. Ils étaient en danger »[129]. Par ailleurs, selon un témoignage, Moscou aurait indirectement averti Washington qu’une tentative de prendre la Crimée par la force serait considérée comme une attaque contre la Russie et « serait vigoureusement combattue, y compris par l’usage de la force nucléaire. (…) Dans un tel scénario, les États-Unis devraient comprendre qu’eux-mêmes seraient menacés[130]

Enfin, à titre d’intimidation, des forces à capacité nucléaire ont frôlé ou pénétré à plusieurs reprises les espaces aériens et maritimes européens ; par ailleurs, des bombardiers Tu-22 ont été déployés temporairement en Crimée, tandis que des missiles Iskander ont été déployés à Kaliningrad.

Si la crise s’est déroulée, et continue de se dérouler, « à l’ombre » de la capacité nucléaire russe, il n’existe pas d’indication selon laquelle Moscou aurait pu envisager de franchir le seuil nucléaire à cette occasion.

 

Enseignements pour la dissuasion

Le récit communément admis dans la sphère anti-nucléaire veut qu’au vu de ces 37 épisodes, seule la « chance » permette d’expliquer que le seuil nucléaire n’ait pas été franchi une seule fois depuis 1945.

Il existe toutefois au moins une autre explication possible : tout simplement la prudence des responsables politiques et militaires. Non pas tant à l’égard de la manipulation de la menace nucléaire, parfois faite avec une prise de risques importante, qu’à l’égard de l’idée de franchir le seuil lui-même[131]. À la différence de la première, elle peut, au moins dans certains cas, être démontrée.

Constatons tout d’abord qu’il y a eu, en fait, peu d’épisodes réellement inquiétants. On peut distinguer quatre types de crises ou d’incidents – avec les réserves d’usage sur la classification des principaux épisodes concernés :

  • Élévation du niveau d’alerte : Berlin 1948, Asie du sud 1971, Kippour 1973 (États-Unis), Kippour 1973 (Israël), Able Archer 1983, Cachemire 1990, Kargil 1999 (crises) ; Lever de lune 1960, Black Forest 1961, Duluth 1962, Moorestown 1962, Orange 1966, Tempête solaire 1967, SAC 1979, SAC 1980 (incidents) ;
  • « Signaux », mais pas d’emploi sérieusement envisagé : Suez 1956, Berlin 1958, Liban 1958, Asie du sud 2002, Ukraine 2014 (crises) ;
  • Planification de circonstance, mais pas d’emploi sérieusement envisagé : Dien- Bien-Phu 1954, Vietnam 1969, Golfe 1980, Golfe 1991 (crises) ;
  • Emploi sérieusement envisagé : Corée 1950-1953, Formose 1954-1955, Formose 1958, Cuba 1962 (crises).

S’agissant des incidents, on peut dire que « le système a fonctionné ». Concernant les crises, il est possible d’affirmer que la tradition de non-emploi s’est imposée très tôt.

 

Les incidents : le système a fonctionné

Les mécanismes permettant de garantir que les armes nucléaires ne seront pas employées « par erreur » en raison d’une fausse alerte sont de plusieurs types : redondance des systèmes d’alerte ; exigence de confirmation de l’attaque par au moins deux moyens différents (dual phenomenology : satellites et radars) ; procédures de fail- safe (fin d’alerte par défaut)… A l’occasion de la projection du documentaire The Man Who Saved The World (2014) à New York, la mission russe aux Nations Unies précisera dans un communiqué : « En aucune circonstance une décision d’avoir recours aux armes nucléaires ne pourrait intervenir ou même être envisagée en Union soviétique (en Russie) ou aux États-Unis sur la base de données ne provenant que d’une seule source ou d’un seul système. Pour que cela puisse se produire, une confirmation est nécessaire par plusieurs systèmes : radars basés au sol, satellites d’alerte avancée, rapports de renseignement, etc. »[132]. Dans tous les incidents précités, ces mécanismes ont fonctionné, même dans les années 1960 alors qu’ils étaient souvent encore rudimentaires.

Il se pourrait bien que depuis 1945, les dizaines de milliers d’hommes et de femmes ayant eu la responsabilité politique ou physique des arsenaux nucléaires aient « pris un soin bien plus grand à le faire que ce n’est le cas dans toute autre situation impliquant des agents humains et des systèmes mécaniques complexes »[133].

Par ailleurs, est-il réellement crédible d’imaginer qu’un chef d’État ou de gouvernement ordonnerait une frappe nucléaire sans être certain qu’une attaque militaire majeure est en cours ? Comme le dit le général Dvorkine, « aucun président, quel qu’il soit, ne prendra jamais la décision de lancer sur la foi d’une alerte, dès lors que celle-ci ne concernerait qu’une fusée ou missile, ou même deux ou trois missiles »[134]. L’expert américain Jeffrey Lewis renchérit : « Je ne peux pas imaginer un Bush, un Clinton, un Barack Obama engager des représailles alors qu’il y aurait encore l’ombre d’un doute sur la réalité de l’attaque. À mon avis, il ou elle prendrait le risque d’attendre, pour être sûr qu’une attaque est en cours, que l’on vérifie qu’il ne s’agit pas d’une fausse alarme ou d’une cyberattaque, plutôt que de choisir hâtivement l’holocauste nucléaire. Étant donné ce que l’on sait de l’esprit humain et des biais de confirmation, le lancement sur attaque est probablement moins dangereux qu’inutile »[135].

Sur le strict plan de l’analyse des systèmes complexes, il est théoriquement possible que se produise un jour une combinaison inédite d’incidents qui aboutisse à la faillite de tous les systèmes de sécurité destinés à prévenir un emploi accidentel ou par erreur. C’est la thèse incarnée par l’ouvrage majeur de Scott D. Sagan The Limits of Safety[136]. Ce ne serait peut-être qu’une « question de temps » et de probabilités cumulatives[137].

Pour l’instant, toutefois, l’expérience a contredit le pessimisme de cette thèse. On peut imaginer que sur la durée, la probabilité d’un incident majeur est logiquement déclinante dès lors que les systèmes se perfectionnent (sans nécessairement devenir plus complexes) et que les enseignements des incidents précédents sont tirés. Scott Sagan donne à titre de contre-exemple la crise d’octobre 1973 et les incidents de novembre 1979 et juin 1980, qui montreraient selon lui que les organisations complexes (en l’espèce, le système américain) ne tirent pas toujours correctement les leçons du passé. Pourtant, les faits sont là : le nombre d’incidents connus a considérablement décliné depuis la fin des années 1970. Nous ne connaissons depuis 1983 qu’un seul exemple d’incident grave : celui de 1995. Charles Perrow, pourtant le père de la théorie des « accidents normaux » (ceux qui résultent de la complexité et de l’interconnexion des systèmes), écrit : « en ce qui concerne le scénario d’un lancement en raison d’une fausse alerte, nous sommes arrivés à une conclusion surprenante, à laquelle je n’étais pas préparé : en raison de la nature des systèmes de sécurité mis en œuvre dans une hypothèse de lancement sous attaque, il est quasiment impossible que l’on aboutisse à une attaque accidentelle par la simple succession d’actions bien intentionnées »[138].

 

Les crises : la tradition de non-emploi s’est imposée

Au cours des crises, dans la plupart des cas, si les armes nucléaires n’ont pas été employées, c’est tout simplement parce que les protagonistes se sont gardés de mettre en cause les intérêts vitaux (ou l’équivalent) de leurs adversaires. Soit parce qu’ils ne l’ont jamais envisagé, soit parce qu’ils n’en avaient pas la capacité, soit parce que la dissuasion a fonctionné[139]. Dans certains cas, en particulier, il s’agissait très probablement d’un bluff[140]. On fait souvent, dans la littérature critique, une confusion, entre emploi « évoqué », « envisagé », et « planifié ». S’agissant de la Guerre froide, la réalité est que « à l’exception de Cuba (…), les superpuissances n’ont jamais été au bord de la guerre »[141].

Les crises qui posent réellement question sont celles des années 1950, époque à laquelle les États-Unis avaient en effet, officiellement, une doctrine considérant les moyens nucléaires comme « classiques », ou « des moyens comme les autres », c’est-à-dire de combat. Pourquoi l’arme nucléaire n’a-t-elle pas été employée en Corée, en Indochine, dans les crises du détroit de Formose ? Un rapport officiel note : « Par trois fois dans l’Histoire, lorsque des armes nucléaires ont été disponibles dans des conditions de stress, leur emploi fut proposé et défendu, mais elles ne furent pas utilisées (…) »[142]. Les explications sont en partie d’ordre militaire (pas de besoin pressant, absence de « bons » objectifs pour les armes disponibles…), mais les raisons politiques semblent avoir été de loin les plus importantes. La crainte d’une réaction négative des opinions et des dirigeants amis et alliés dans la région permet par exemple d’expliquer largement « l’abstinence nucléaire » des dirigeants américains. « Il est frappant de constater à quel point dans les commentaires de nombreux responsables et commentateurs américains (ainsi que leurs homologues britanniques) la croyance selon laquelle l’emploi d’armes nucléaires en Asie aurait des effets politiques négatifs était profondément ancrée »[143]. Par ailleurs, la dimension morale n’était pas absente de leurs débats internes, notamment chez Truman. Il semble ainsi que la « tradition de non-emploi » (Scott Sagan, T.V. Paul) ou le « tabou » (Nina Tannenwald) se soient imposés très tôt.

Quant à la crise de Cuba, elle révèle au fond que les officiers soviétiques et américains, même dans des circonstances de stress extrême, suivirent les procédures et les règles d’engagement et n’étaient probablement pas réellement prêts à ouvrir le feu nucléaire.

En outre, une seule (possible) mise en alerte de forces nucléaires est connue depuis la fin de la Guerre froide : celle de 1999.

La plupart des stratèges des années 1960 sont ou seraient surpris d’apprendre qu’en 2016, l’arme nucléaire n’a toujours pas été employée une troisième fois.

 

Et si le seuil avait été franchi ?

Un dernier aspect du récit antinucléaire qui mérite discussion concerne la séquence des événements qui aurait suivi la rupture du tabou. Est-il, après tout, si évident qu’un enchaînement de circonstances aurait alors nécessairement débouché sur un échange nucléaire de grande ampleur ? Pourquoi, par exemple, serait-il certain que le tir d’une torpille nucléaire par un sous-marin soviétique lors de la crise de Cuba aurait nécessairement débouché sur une guerre nucléaire intercontinentale ? N’est-il pas au moins aussi probable que Moscou et Washington auraient tout fait pour limiter l’escalade ? Ce qu’écrivait Herman Kahn sur la question mérite d’être médité : « Certains objectent que (…) le seuil indiquant ‘Pas d’usage nucléaire’ serait à jamais ébranlé par une simple transgression. Cela semble peu probable. Le seuil nucléaire n’est pas si fragile qu’un seul emploi de l’arme nucléaire [ne] puisse faire hésiter quiconque à le franchir une seconde fois ; il est probable qu’il sera toujours prédominant »[144].

 

 

Le récit traditionnel des crises nucléaires suggère au fond que lorsque l’emploi d’une ou plusieurs armes nucléaires a été envisagé – parfois de manière inconsidérée – il ne s’en s’est fallu « que d’un cheveu » pour que l’ordre ne soit pas donné, et que le sort du monde n’a ainsi tenu « qu’à un fil ».

Cette construction intellectuelle ne tient pas compte des fortes résistances qui semblent avoir existé dans les circonstances précitées, en temps de crise ou en cas de fausse alerte, même « au dernier moment », dans l’esprit des responsables politiques ou militaires concernés. Autrement dit : même dans des circonstances extrêmes (que ce soit par erreur ou en fonction d’informations avérées), la dernière marche semble être de loin la plus haute. La résistance à l’emploi pourrait même être de plus en plus forte au fur et à mesure que l’on s’approche du moment critique de la décision – un peu comme deux aimants qui se repoussent.

Le récit qui veut que seule la « chance » peut expliquer cette situation ne peut en tout cas être pris pour argent comptant ou accepté sans discussion. Autrement dit : sans exclure son intervention (encore que sa prise en compte puisse poser des problèmes logiques rarement abordés dans la littérature stratégique), elle ne semble pas avoir été une condition nécessaire.

Il n’est naturellement pas certain que tous les responsables de tous les États nucléaires auront toujours les mêmes réflexes et les mêmes préventions. Cela dépendra largement des contrôles physiques et politiques qui seront appliqués aux arsenaux nucléaires de l’avenir.

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RÉCAPITULATIF DES ÉPISODES ÉTUDIÉS

Débats internes sur l’emploi Planification de circonstance Signaux, menaces Élévation du niveau d’alerte
CRISES
Azerbaïdjan 1946
Berlin 1948 Oui
Corée 1950-53 Oui Oui Oui Oui
Formose 1954-55 Oui Oui
Dien-Bien-Phu 1954 Oui Oui
Suez 1956 Oui Oui
Berlin 1958 Oui
Liban 1958 Oui Oui Oui
Formose 1958 Oui Oui Oui Oui
Berlin 1961 Oui Oui
Cuba 1962 Oui Oui Oui Oui
Six-Jour 1967 Oui ? Oui ?
Oussouri 1969
Vietnam 1968-69 Oui Oui ? Oui ? Oui
Asie du sud 1971 Oui
Kippour 1973 (ISR) Oui Oui
Kippour 1973 (US) Oui Oui
Golfe 1980 Oui
Malouines 1982
Able Archer 1983 Oui
Cachemire 1990 Oui ?
Golfe 1991 Oui
Kargil 1999 Oui ?
Asie du sud 2002 Oui
Ukraine 2014 Oui
INCIDENTS
Lever de lune1960 Oui
Black Forest 1961 Oui
Okinawa 1962
Duluth 1962 Oui
Moorestown 1962 Oui
Orange 1966 Oui
Tempête solaire 1967 Oui
SAC 1979 Oui
SAC 1980 (1)
SAC 1980 (2) Oui
Moscou 1983
Black Brant 1995

References[+]


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